CHAPITRE 9
Nous sommes sur la route depuis maintenant une bonne demi-heure. Dennis n'a pas voulu que nous nous arrêtions dans un café proche du cimetière. Il a préféré faire plus de kilomètres, et être sûr que nous n'étions pas suivis. À plusieurs reprises, son regard a vogué entre le rétroviseur intérieur et ceux extérieurs.
Droite, gauche, milieu. Droite, gauche, milieu.
- J'ai quand même le droit de savoir où vous nous emmenez ?
Il tourne la tête vers moi et me regarde de haut en bas.
Quoi, encore ?
- Quelque part où vous pourrez vous débarbouiller, déjà.
Un ricanement m'échappe. « Débarbouiller ». Ce mot est tellement vieux, cela fait des années que je ne l'ai pas entendu. Puis, une fois calmée, ses mots font tilt dans mon crâne.
Les sourcils froncés, je regarde mes jambes : mon pantalon est plein de terre, mes mains écorchées et je ne donne pas cher de mon visage, qui doit être tout souillé.
- OK, pas faux. Vous n'en êtes pas loin non plus, hein.
Sa tenue est dépenaillée, mais sans doute beaucoup moins que moi, je l'accorde.
- Et donc, cet endroit a un nom, peut-être ? relancé-je.
- « Au petit bonheur la chance ».
Je le fixe, des yeux ronds. Il se fiche de moi, ou...
- C'est le nom du café, croit-il bon de préciser.
Il a décidé de faire dans l'humour noir, ou quoi ? Parce qu'on ne peut pas dire qu'en terme de chance, je suis bien lotie, ce soir.
Le silence retombe dans l'habitacle, et aucun de nous deux n'essaye de le combler. On pourrait entendre les mouches voler.
Quant à mon cerveau, il mène une guerre totale avec ce qu'il vient d'emmagasiner. Je n'arrive même pas à classer toutes ces nouvelles, tant tout est embrouillé. J'ai du mal à imaginer que ce qu'on m'a dit et appris est un mensonge de grande envergure. Et toujours ces mêmes questions qui reviennent et auxquelles je n'ai aucun début de réponse : pourquoi mon père a organisé sa propre mort ? De quoi ou de qui a-t-il peur ?
Je soupire, le front collé à la vitre. Le paysage défile à vive allure, et les lampadaires éclairent fugacement une ville déjà endormie.
- Je vous promets que vous aurez bientôt une partie des explications.
Je hausse les épaules. Des promesses, toujours des promesses. Mon père m'en avait fait plein et la seule qu'il aurait dû tenir a été son plus gros mensonge.
« Jamais je ne te mentirai, ma puce ».
- Si votre père ne vous a pas tout dit, c'était avant tout pour vous protéger.
Les deux mains sur le volant, il se contente de se concentrer la route, sans me lancer un seul coup d'œil.
- Vous lisez dans les pensées, ou quoi ? rétorqué-je, agacée.
- Je n'ai pas ce privilège, non, glousse-t-il. Mais votre visage vaut toutes les pensées du monde.
- Mon visage ? Comment pouvez-vous le savoir, puisque vous avez le regard rivé sur la route depuis que nous sommes partis ?
- Ce n'est pas parce que je ne tourne pas la tête vers vous que je ne vous voie pas, rétorque-t-il, malicieux. Le pli qui barre votre front indique que vous réfléchissez beaucoup. À moins que cela concerne les prochains magasins que vous allez dévaliser, le sujet principal est votre père, je me trompe ?
Je l'aurais bien frappé, là, maintenant, mais ma vie est trop précieuse pour causer un accident.
- C'est mal me connaître si vous pensez que j'aime faire les magasins.
Une lueur amusée passe dans ses pupilles.
- Alors, qu'aimez-vous ?
Un sourcil relevé, je lui réponds du tac au tac :
- Les armes, les combats et éradiquer les quelques démons qui croisent ma route.
La petite victoire de le voir se renfrogner me fait un bien fou. Un sourire de satisfaction s'affiche sur mes lèvres, ce qui ne lui échappe aucunement.
Les jointures de ses doigts blanchissent et un grognement sourd s'échappe de sa bouche.
- Vous n'aurez vraiment pas la même réaction quand vous en saurez plus sur les démons, gronde-t-il.
Cette fois, je ravale ma fierté et mon ironie : il a toute mon attention.
- Que voulez-vous dire ?
- Nous n'allons pas tarder à arriver. J'espère que vous avez soif.
Habile, son changement de sujet. Mon ventre se met à grogner, rien qu'à l'idée de manger quelque chose de bon et de consistant.
- Dennis, pas la peine de changer de sujet, je suis têtue.
- Voilà au moins un point commun.
Il n'a pas desserré les mains... ni les dents.
Bon. Ce fameux café risque d'être plus tendu que je ne le pensais. Mais ma curiosité prend le pas sur mon intelligence.
- Qui me dit que ce que je vais apprendre ce soir me fera voir sous un nouveau jour cette engeance qui peuple New York ?
Le petit sourire ironique qui parait son visage revient à la charge.
- Si vous saviez...
Il est sérieux, là ? Mais quelle enflure !
- Je ne demande que ça : savoir ! Vous tournez autour du pot depuis ce matin, et ça commence furieusement à me monter les nerfs. Je veux une explication, et vous avez intérêt à me la donner !
Alors qu'il allait sans doute me répliquer quelque chose qui ne m'aurait pas plu, mon téléphone sonne. Maia essaye encore de me joindre.
- Répondez, vous n'êtes plus à ça près, si ?
Lui lançant mon plus mauvais regard, j'appuie sur le téléphone vert.
- Oui, Maia ?
- Non mais tu es où ? Pourquoi tu ne décroches pas quand je t'appelle ? Tu es seule ? Tu rentres bientôt ?
- Eh, calme-toi ! Je vais bien, je suis en vie et en un seul morceau.
- Tu te fiches de moi, là ? Tu es partie à un rendez-vous avec un inconnu-psychopathe-démon dans un cimetière, et tu veux que je me calme ? Sérieusement ?
Je ne peux m'empêcher de glousser.
- Et en plus tu trouves ça drôle ! s'insurge-t-elle alors que j'essaye de le transformer en toux.
C'est raté.
- Je... Maia, je suis assez occupée, là, en fait. Je ne peux pas trop te parler. Mais promis, dès que je rentre, je t'envoie un message et je te raconte tout demain, ça te va ?
Je n'ai pas le temps d'entendre sa réponse, que mon chauffeur m'arrache l'appareil des mains et raccroche au nez de mon amie.
- Non, mais ça ne va pas ! m'énervé-je. Pour qui vous vous prenez ?
- Depuis quand une humaine est au courant de ce qu'il se passe dans le monde obscur ?
Je ne prends même pas la peine de lui répondre, cela ne le regarde pas. Il a débarqué dans ma vie sans prévenir, et maintenant, il faut que je fasse ce qu'il me dit ? Bah voyons. Maia est mon amie, et elle connaît tout de moi. La Société est au courant de ça, et cela ne gêne personne.
Du moins, jusqu'à aujourd'hui...
Il grommelle des noms d'oiseaux, mais, les bras croisés sur ma poitrine, je n'en tiens pas compte.
- Une dernière question.
- Quoi ? demandé-je d'un ton brusque.
- « Un inconnu-psychopathe-démon », rien que ça ?
Je toussote pour cacher mon rire. Je dois bien avouer que ce surnom est parfaitement trouvé.
- Bah quoi, vous êtes bien un démon, non ?
- On peut dire ça, soupire-t-il. Mais psychopathe ?
Je lève les yeux au ciel.
- Maia n'a pas de filtre, elle dit tout ce qui lui passe par la tête, sans réfléchir. À mon avis, elle regrette déjà ce qu'elle a sorti, d'autant plus qu'elle croit que c'est moi qui lui ai raccroché au nez, terminé-je, du ressentiment dans la voix.
Dennis me lance un clin d'œil, un peu calmé.
- Nous sommes arrivés, annonce-t-il.
Je tourne la tête. En effet, nous sommes en face d'un café, qui est placé en bord de route. Un petit parking nous y donne accès, déjà rempli par une dizaine de voitures. Effarée, je regarde rapidement l'heure : deux heures du matin. Merde alors, les gens sont insomniaques, ou quoi ?
Je n'ai pas le temps de me poser plus de questions, que mon compagnon se gare et sort du véhicule. Je le quitte à mon tour et trottine derrière lui pour ne pas le perdre. Pas que l'endroit soit grand, mais sait-on jamais...
Mon ventre montre son approbation lorsqu'une odeur de sucre me monte aux narines. En effet, il est temps de me nourrir.
- Après vous, m'intime-t-il, en poussant la porte et se décalant pour me laisser passer.
- Mieux vaut tard que jamais, pour la galanterie, lâché-je, quelque peu amusée.
- Je voulais savoir si vous étiez digne de ce trait de caractère naturel chez moi, se gausse-t-il.
- Ha, ha, ha, le singé-je.
Il me sourit et la chaleur du café nous accueille.
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