6.

─ Vous avez envie de dormir, vous ? demanda Karim à ses deux amis qui se tenaient pelotonnés l'un contre l'autre sur le trottoir que balayait un vent glacial.

─ À vrai dire, pas vraiment non.

C'était Ivan qui avait parlé d'une voix mal assurée. L'agression l'avait visiblement traumatisé. Son teint d'ordinaire blafard touchait à la pâleur absolue, il en devenait presque transparent, fantôme immatériel se découpant dans l'obscurité.

Ils étaient tous les trois devant la voiture d'Ivan, se demandant ce qu'ils devaient faire. Les policiers les avaient raccompagnés, après leur avoir conseillé de se rendre dans un commissariat le lendemain pour déposer une plainte. Les deux représentants de l'ordre public n'avaient laissé cependant planer aucun doute sur l'issue de la procédure. Personne ne retrouverait les trois malfaiteurs, même si leur signalement était caractéristique. Et puis, de toute façon, les tribunaux étaient déjà complètement engorgés d'histoires plus importantes, alors, pour une agression... Leur intervention avait laissé un goût amer dans la bouche de Karim, obligé de produire ses papiers alors qu'il venait de se faire attaquer. La justice ne concernait que les Blancs, les basanés, quels qu'ils soient, continuaient à subir d'incessantes discriminations vexatoires.

Karim secoua les épaules, chassant loin de lui ces réflexions désabusées.

─ Écoutez, continua-t-il. Je sais bien qu'on a vécu un sale moment, mais il ne faut surtout pas se laisser abattre. Quand on s'est fait agressé, il faut réagir immédiatement. Sortir, marcher dans la rue, aller dans un bar.

─ J'ai pas envie de sortir, coupa Ivan. J'ai peur. Et ces tarés courent toujours. Si on sort, on va retomber dessus, c'est sûr.

─ Mais non, protesta Karim. C'est justement le piège. Il ne faut pas avoir peur, sans ça, tu ne sors plus jamais, tu restes barricadé chez toi avec deux mille alarmes et un fusil à pompe. Ça arrive, une agression. Et ces mecs, ils existent, c'est sûr. Mais c'est quoi d'après toi, la probabilité qu'on les rencontre à nouveau?

Sans laisser le temps à ses amis de répondre, Karim enchaîna:

─ Pas grand chose. Et puis même, cette fois-ci, ils ne nous auront plus par surprise. On est prêt.

Sofie et Ivan eurent une moue dubitative. Bien décidé à les convaincre, Karim ajouta d'une voix résolue:

─ Bon, vous faîtes ce que vous voulez, mais moi, je vais à La Lune. C'est pas trois mecs des banlieues qui vont me faire peur, et puis en plus, j'ai un rendez-vous, conclut-il avec une petite voix.

─ Ah, c'est ça alors, sourit Sofie. Monsieur a un rencard, et il voudrait nous entraîner, parce qu'il ne veut pas y aller tout seul.

─ Non, c'est pas ça. J'ai un rencard, et j'y serai allé de toute façon, avec ou sans vous. Mais après ce qu'on a vécu, j'aimerais vous emmener avec moi. Pour vous, pour votre bien. Pour effacer la violence de vos cerveaux faibles de citadins dégénérés du XXIe siècle.

Sous la dureté des propos perçait une intonation ironique, que soulignait l'attitude détachée de Karim. Sofie consulta Ivan du regard. La discussion avait chassé la peur du visage de son compagnon, et un pâle sourire se dessinait même sous sa frange noire.

─ D'accord, concéda-t-elle. On va t'accompagner. Et puis, de toute façon, j'ai pas sommeil.

Karim s'illumina littéralement. Il les prit par le bras.

─ Alors, on est parti. Ah oui, au fait, est-ce qu'on peut s'arrêter chez moi? J'ai quelque chose à prendre avant d'aller à La Lune, et puis, c'est presque sur le chemin.

Ils s'engouffrèrent dans la voiture et filèrent dans les rues désertes de Bordeaux chez Karim, qui habitait dans le quartier Saint-Pierre, rue du Pas Saint Georges.

Ivan s'arrêta devant son immeuble, et Karim fut englouti par la bâtisse du XVIIIe siècle. Lorsqu'il reparut, il semblait avoir changé. Une aura de mystère imprégnait maintenant sa silhouette. Il vint s'installer à l'arrière du véhicule, excité, et souffla:

─ C'est bon, on peut y aller. Mais auparavant, regardez...

Sofie et Ivan se retournèrent. Dans les mains de Karim, un tout petit pistolet au canon noir et à la crosse brune luisait doucement. Il ne devait pas excéder quinze centimètres dans sa plus grande longueur, le canon débordant légèrement sur l'arrière.

- Putain, un flingue, ne put s'empêcher de lâcher Ivan.

- Tu es complètement fou. Qu'est-ce que tu comptes faire avec?

- Hola, on se calme. D'abord, c'est pas vraiment un flingue, c'est une arme de défense. Ça tire des cartouches de 8 mm, à grenaille. Ça tue pas, mais ça peut calmer quelqu'un de trop agressif. Genre, des voyous qui voudraient nous emmerder encore. Je l'ai achetée à un mec, qui l'avait achetée quand c'était encore légal de porter des armes de défense.

─ Tu comptes quand même pas le prendre avec toi ? jeta la jeune fille, offusquée.

─ Ben si, c'est juste de la dissuasion. Au cas où... Et puis, c'est pas moi qui vais le prendre. C'est toi, Sofie.

─ Moi ? Jamais de la vie. C'est complètement illégal de se balader avec des trucs comme ça.

─ Allez, c'est bon, c'est rien. Il est tout léger. Tu le glisses sous ton pull et on en parle plus. Le videur te fouillera jamais. Et c'est pas illégal tant qu'on ne sait pas que tu l'as.

─ Non, non, et non.

─ S'il te plaît, Sofie.

Karim plongea ses yeux si doux dans les yeux déterminés de la jeune fille. Un bref moment, il laissa son regard exprimer toute la détresse dans laquelle il se trouvait. Une détresse qu'il se cachait et cachait à ses amis, mais qui l'habitait comme le remords lacère le meurtrier. Puis il reprit :

─ Je veux juste qu'il nous arrive plus rien. Tu veux encore te faire agresser ?

─ Ok, céda Sofie. Je le prends. De toute façon, c'est moi qui te le donnerai, s'il y a besoin.

L'arme passa de la main brune à la main blanche, avant de finir coincée dans le jeans de Sofie, sous son pull noir. Ivan redémarra.

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