5.

─ Ne vous retournez pas, commanda d'une voix impérieuse Karim.

La voiture se rapprochait à vitesse régulière. Brusquement, elle pila à quelques mètres derrière eux. Karim marmonna entre ses dents de rester calme.

Le moteur ronfla tel le rugissement d'une bête de proie dans le silence froid qui les entourait. Le pied calé sur l'embrayage, le conducteur jouait avec l'accélérateur, comme lorsque les voitures de compétition préparent le départ. Mais dans le cas présent, le bruit sonnait plutôt aux oreilles des trois citadins comme le chant d'une bête mécanique prête à se ruer sur eux.

Raides, la démarche peu assurée, les citadins avançaient vaille que vaille, sous les exhortations au sang-froid de Karim.

Celui-ci commença à respirer plus librement lorsque la voiture d'Ivan fut en vue.

Alors, ils entendirent des pas de course. Étouffés par le caoutchouc des semelles, ils se découpaient encore trop nettement dans le soudain silence.

Karim se retourna. Les trois voyous du pub se précipitaient vers eux, l'Asiatique tenant une bouteille de bière entamée à la main, le Noir jetant au loin une cigarette, le blond les yeux révulsés et la bouche ouverte sur un rictus de joie sauvage.

─ Ouh ouh, les connards, vous êtes morts, hurla-t-il d'une joie féroce.

Sans hésiter, les trois proies se mirent à courir. Sur leur droite, un escalier menait à une terrasse. Et Karim savait que sur cette terrasse, il y avait des endroits pour se cacher. Il s'engouffra dans la cage bariolée de graffitis, suivi par ses deux camarades.

Les murs retentirent presque immédiatement de la cavalcade de nombreux pas. Les voyous les talonnaient.

Ils débouchèrent sur la terrasse. En face d'eux, quelques buissons dressaient leurs épines, devant de hauts immeubles gris.

Ils haletaient, le sang battait à leurs tempes, et la peur faisait trembler leurs membres. Sofie soudainement s'accrocha au muret en béton qui surplombait la route.

─ J'en peux plus, eut-elle le temps de lâcher, avant que le Noir ne soit sur elle.

Ivan s'arrêta pour lui porter secours. Il n'eut pas le temps de saisir le Noir que l'Asiatique lui tombait dessus. Un poing d'acier se porta violemment dans ses côtes et le grand mince se plia en deux, le souffle coupé. La teigne aux cheveux filasses déboucha peu après du passage.

Karim resta pétrifié par la soudaineté de l'action. Il se tenait à une dizaine de mètres des formes qui s'agitaient dans le bleu froid de la nuit.

Les capuches des deux grands félins étaient tombées dans la course, et Karim pouvait contempler deux visages marqués par la sauvagerie. Le Noir avait le crâne rasé, ce qui soulignait la dureté de son visage. Ses yeux fuyaient sous une arcade sourcilière épaisse. Sa peau luisait doucement. Sa mâchoire carrée terminait volontairement un visage allongé. Un mauvais rictus plissait constamment ses babines, sous son nez épaté.

L'Asiatique quant à lui avait des traits plus épaissis. Son visage était marqué par l'ovale, tant au niveau de la forme de la tête que des yeux. Seul son nez fin échappait à l'harmonie d'ensemble, une bosse au niveau de l'arête indiquant que l'homme s'était déjà fait casser le nez. Il semblait ne jamais devoir parler, un sourire énigmatique collé sur les lèvres.

La teigne, en appui stable sur ses jambes écartées, sortit prestement de sa poche un rasoir qu'il déplia d'un coup sec. La lame brilla, reflétant la lumière fade qu'un réverbère tentait vainement de propager.

─ Eh, le héros ! cria-t-il à l'adresse de Karim. Ne bouge pas, et il ne t'arrivera rien. N'essaye pas de fuir. Mes copains vont venir te rejoindre.

Le Noir resta à côté de Ivan, lui balançant un coup de pied dans les côtes à chaque fois que celui-ci faisait mine de se relever. L'Asiatique se rapprocha de Karim, tandis que le blond posait ses mains sur la poitrine de Sofie.

Karim se demanda ce qu'il devait faire. Et que pouvait-il faire ? Au mieux, il pouvait fuir, en espérant que rien de grave n'arriverait à Sofie. Au pire, il pouvait rester là, voir ce qui allait arriver, et agir, peut-être, si l'occasion se présentait.

Il avait déjà choisi la deuxième option lorsque l'Asiatique se saisit de son bras et le tordit dans son dos, le forçant à avancer vers le groupe. Karim serra les dents sous la douleur. Il sentit que la limite venait d'être dépassée. Noyé dans l'action, son cerveau reprit ses habitudes de combat. Il se retrouva dans le même état d'esprit que celui qui précédait l'entrée sur le terrain, lorsque seule l'envie du combat reste, quand l'autre n'est plus que l'obstacle qu'il faut abattre. Son souffle devint court, ses muscles se raidirent, à en devenir des câbles prêts à exploser.

Pendant ce temps, le blond avait posé une main sur la bouche de Sofie et haletait sans pouvoir s'arrêter.

─ Putain, t'es bonne, salope. Qu'est-ce que tu es bonne.

Karim sentit une violence sans borne, née aux confins de sa conscience, venue d'une époque oubliée, monter en lui. Il aboya, l'écume aux lèvres:

─ Enculé !

A ces mots, le blond cessa de s'intéresser à Sofie et plongea son regard dans celui de Karim. Ce qu'il y lut arrêta net son sourire. Il allait répliquer, lorsque l'indigo de la nuit se zébra soudainement de rais d'un bleu plus électrique.

─ Les keufs, jura le vautour. Cassons-nous.

Avant de partir en courant, il eut un dernier geste de pure méchanceté, lançant son bras armé devant lui en direction de Sofie. Celle-ci eut la présence de jeter son visage en arrière, évitant ainsi d'être défigurée.

L'Asiatique envoya un coup de genou dans le dos de Karim. Un puissant coup qui endolorit rapidement les reins du jeune homme. Il se retrouva à quatre pattes, crachant et gémissant.

Deux policiers en uniforme surgirent du passage, un pistolet au poing. Sanglés dans leur uniforme aux lignes dures, ils se postèrent en position de tir, menaçant les trois jeunes gens de la gueule de leur arme.

─ Qu'est-ce qui se passe ici, tonna celui qui semblait être le plus âgé, le visage barré d'une moustache drue, la peau mangée de cratères.

─ Nous avons été agressés, Monsieur, commença Sofie.

Le plus jeune des policiers se précipita sur Karim qui revenait à peine à lui. Il appuya derechef le canon de son arme sur la nuque du jeune homme.

─ C'est lui, l'enculé ?

─ Non, non, c'est un ami. Nous avons été agressé par trois hommes. Un Noir, un blond et un Asiatique.

Apparemment déçu, le policier décolla son arme de la tête de Karim. Il avait une large mâchoire carrée et ses cheveux bruns étaient taillé en brosse. Il semblait sortir d'une manifestation d'extrême-droite. Pendant que Karim se relevait, il scruta la terrasse d'un œil vaguement acéré, mais plus personne ne donnait de signe de vie.

─ Vous avez vos papiers ? demanda-t-il d'une voix dure.

Sofie s'emporta:

─ Quoi ? Vous nous demandez nos papiers alors que nous avons été agressés ? Vous ne partez pas à la poursuite de ces salauds ? Mais, je rêve. Attendez... Ça ne se passera pas comme ça.

Le vieux flic intervint alors, s'interposant entre Sofie et son jeune collègue.

─ Holà, ma petite mademoiselle. Il faudrait voir à vous calmer, là, sinon on vous embarque au poste. Et toi, Jean-Lou, dit-il en tournant la tête et en toisant durement son collègue, toi aussi tu te calmes.

Après un court instant de tension, la scène se figea, et chacun des protagonistes se calma. Les trois victimes se rassemblèrent devant les deux représentants de l'ordre public.

Ivan se tenait les cotes, Karim ne pouvait pas se tenir debout sans grimacer de douleur, Sofie avait remis un semblant d'ordre dans sa toilette.

─ Pas de bobo ? interrogea le vieux flic. Bon alors racontez-moi ce qui s'est passé...

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