2.

Mériadeck est le quartier high-tech de Bordeaux. Une infâme boursouflure tout en béton et en verre, sans vie passé huit heures du soir, peu éclairée. La nuit, entre les immeubles montés sur des terrasses, ne circulent que des âmes noires à la recherche du mal et du vice. Comme un défi lancé à la beauté se dresse au centre du quartier l'immense tour de la Préfecture, dont l'éclairage orange n'arrive pas à faire oublier la laideur.

Une joyeuse agitation régnait dans le pub. Les trois jeunes gens cherchèrent des yeux un endroit où se poser, mais les joueurs de fléchettes encombraient le fond de la salle, et les Anglais de passage occupaient le devant. Il ne restait plus qu'à se rendre au comptoir.

Ils s'installèrent au milieu des garçons en jeans et en chemise à carreaux. Le pub évoquait de doux souvenirs à Karim, et il ne put s'empêcher de glisser:

─ Ça sent bon le rugby, ici.

─ Mais c'est vrai ! s'exclama Sofie. Tu es un ancien joueur de rugby.

─ Oui.

Un voile de tristesse embruma les yeux fins de Karim, presque féminins sous la mince ligne des sourcils.

─ J'adorais jouer. J'adorais les quelques instants avant le match, quand les quinze se réunissent dans le noir, qu'on se met des coups de têtes pour faire monter la pression, quand tu sens que tu n'es plus tout seul, que tu as une équipe de guerriers avec toi. J'aimais courir le cuir à la main, libre... Enfin, libre, tant qu'un mec ne me plaquait pas. Et même alors, coupé dans ma course, il fallait encore trouver la force de se retourner pour protéger ce petit machin de cuir, si important.

─ T'es une vraie brute, Karim.

C'était Ivan qui avait parlé, Ivan pour qui la seule violence consistait à appuyer sur les boutons de la manette de sa console de jeu.

─ Une brute ? Non, pas vraiment. Je jouais dans les règles. Et puis, c'est quand même grâce au rugby que je m'en suis sorti.

─ Ah bon ? Comment ça ? demanda Sofie, toujours à l'affût de quelque chose de nouveau.

─ Comme je jouais plutôt bien, le club s'est débrouillé pour me trouver du boulot, pour que je puisse acheter la licence, l'équipement, tout ça. Je me suis d'abord occupé de tailler des rosiers. Et puis, petit à petit, j'ai fait mon trou dans la mairie dans laquelle je travaillais, malgré le racisme, malgré le handicap de venir d'une banlieue. J'ai mis suffisamment de côté pour reprendre mes études.

─ Pourquoi t'as arrêté ?

Karim se passa une main sur l'épaule droite, et grimaça de dégoût.

─ Une vilaine blessure. Je ne peux plus jouer.

Les portes du pub s'ouvrirent un bref moment, et le froid de la nuit sembla s'insinuer en un instant dans les membres de la foule, gelant la moindre parcelle de vie. Trois hommes venaient de s'encadrer sur le seuil. Le regard se portait d'abord sur les deux géants qui encadraient le troisième. Le premier était de type asiatique, le second avait la peau noire. Leurs vêtements trahissaient leur provenance. Ils étaient encapuchonnés dans des survêtements sombres et là où la majorité des hommes dans le pub arboraient des mocassins en cuir, ils portaient de lourdes baskets en toile. Mais plus que la différence de vêtements, c'était la différence de prestance qui faisait converger le regard vers eux.

Ils étaient tous les deux grands, d'une taille légèrement supérieure à la moyenne. Leurs corps dégageaient une impression de puissance, leur aura était celle de félins en chasse. De sous leur capuche jetée sur leur front, des visages taillés à la serpe se devinaient, derrière lesquels des pupilles légèrement en fente fixaient l'environnement. Ils paraissaient attendre constamment le signal qui déclencherait une explosion de sauvagerie bestiale. Un frisson ne pouvait pas s'empêcher de courir le long de l'échine de celui qui les observait.

Puis le regard se portait sur le troisième intrus, un jeune homme au regard fou et à la tignasse blonde. Lui aussi était accoutré de vêtements de sport, mais il les portait comme une preuve de noblesse, avec morgue et désinvolture. Son aura de malfaisance l'habillait plus sûrement aux yeux de l'observateur. Son visage à lui seul disait déjà tout. La cruauté de ses traits était accentuée par un nez busqué. Une fine cicatrice coupait sa joue gauche, témoin d'une ancienne confrontation, témoin d'un monde de violence dans lequel on pouvait se retrouver balafré. C'était un charognard sans foi ni loi, qu'aucune marque de noblesse ne pouvait masquer. C'était un vautour.

Il scrutait le pub, certainement à la recherche d'une place où s'asseoir.

Ne voyant pas de tabouret libre, il se dirigea vers le comptoir, suivi silencieusement par ses acolytes.

La vie reprit dans le pub, les discussions s'animèrent à nouveau. Une angoisse perceptible sourdait néanmoins des timbres. Le pub en entier faisait le gros dos, attendant on ne sait quel incident.

Le trio de nuisibles s'installa à côté des trois jeunes gens.

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