Une note de bonheur
La lumière inondait le couloir.
Ce début de printemps et la foule d'étudiants donnaient une atmosphère animée au lycée.
Mais la bonne ambiance contrastait avec ce garçon à l'air sombre, son casque vissé sur les oreilles, fendant ce troupeau de lycéens. Il les voyait rire et parler, mais aucun son ne sortait de leur bouche.
Et puis, il trouvait que cela avait quelque chose de malaisant. Tous ces élèves, regroupés dans ce petit couloir, pour aller en cours l'oppressaient terriblement. Il avait l'impression d'un voile entre lui et la réalité, comme s'il avait la tête sous l'eau. En voyant le panneau indiquant les toilettes, il n'hésita pas et rentra pour s'enfermer dans une cabine.
Enfin, de l'air.
Il s'adossa à la porte et sortit son téléphone. Du pouce, il changea la musique dans son casque. Il reconnut aussitôt le titre du morceau classique, si familier. Il connaissait cette interprétation par cœur, sans avoir à l'entendre. Toutes les notes virevoltaient dans sa tête avec un effet apaisant, détendant indéniablement son corps. Fermant les yeux, il profita de l'instant. Sans s'en rendre compte, ses mains commencèrent à jouer sur un clavier invisible. La magie fut rompue quand il sentit la porte vibrer dans son dos.
Il mit son casque autour de son cou et ouvrit la porte.
Un homme de grande taille au regard froid le toisait. Sébastien, un surveillant. Le garçon baissa les yeux sur ses lèvres.
- Matthew ! dit Sébastien. Ce n'est pas parce que tu es sourd que tu es dispensé d'aller en - cours à la sonnerie !
Le dénommé Matthew lui jeta un regard de travers.
- Justement, je l'entends pas je te rappelle ! protesta le jeune d'une voix murmurée.
- Et pourquoi tu ne demandes pas à tes amis ?
Matthew ne répondit pas et partit en cours sous le regard désapprobateur de Sébastien.
Des amis ? Laissez le rire ! Oui, il en avait. Avant. Mais ils étaient peu nombreux, tous fans de musique, et depuis l'accident de vélo qui lui avait valu sa surdité, ils étaient tous partis un à un. Normal, qui voudrait de lui ? Son seul atout avait toujours été son piano, mais sans ouïe pas de piano. Et pas de piano plus de musique. Plus de musique plus d'amis. C'était de fausses amitiés de toute façon, Matthew s'en moquait. C'est ainsi qu'il était devenu l'un des parias du lycée.
Malgré ça, il avait tenu à y rester. Hors de question d'aller dans un établissement spécialisé, ça serait admettre son incapacité ! C'était dur pour les cours, car il devait lire sur les lèvres des professeurs, mais au moins il se sentait plus normal. Même avec l'AESH qui l'attendait à chaque cours. Il se sentait comme avant l'accident. Comme avant de devenir inutile...
Chaque jour était un éternel recommencement pour le jeune homme. Ses parents le surprotégeaient le matin, puis le lycée, et rebelote avec les parents le soir. Enfin non, ce n'était pas tout à fait vrai. Il y avait une chose qui le torturait autant qu'elle lui faisait plaisir.
Matthew avait gardé un ami après son accident. Son meilleur ami, Eliott. Pour une raison inconnue, le garçon lui envoyait un message tous les jours. Le problème était qu'Eliott était lui aussi relié à la passion de Matthew : la musique. Effectivement, depuis petit, la grande spécialité du duo était de s'accompagner réciproquement, au piano et au violon. Une chanson, celle que Matthew avait lancé ce matin là dans les toilettes, était leur marque de fabrique : ils la jouaient sans arrêt.
Les premières fois que Matthew avait découvert un message d'Eliott à son attention, il s'était énervé. Son ami ne pouvait pas comprendre sa douleur, sa solitude et son manque. On venait de lui enlever sa raison de vivre, son talent, tout ce qu'il était : il était devenu sourd, le fléau des musiciens. Il vivait désormais dans un monde parallèle, plus terne. Mais il avait pris sur lui pour deux raisons : Eliott était son meilleur ami, et c'était lui qui avait appelé l'ambulance. Il n'avait pas encore compris le poids qu'il pouvait représenter. Alors il avait répondu. Puis, il a commencé à moins répondre, passant à un message sur deux... Résultat : en quelques mois il ne lui répondait plus.
Eliott et lui, surnommés les enfants prodiges. Quelle bêtise ! Eliott n'avait pas besoin de lui. Il s'en sortait très bien seul, il devait déjà avoir trouvé un autre pianiste. Un pianiste excellent, qui par la suite était devenu son meilleur ami, remplaçant Matthew... Oui, il était sûr que c'était ce qui s'était produit. Matthew était devenu inutile, trop dramatique et terne. Eliott devait le remplacer. Alors, il lui facilitait la tâche en ignorant ses messages. C'était le mieux pour tout le monde. Il ne pouvait qu'embêter Eliott avec ses soucis.
Matthew lui en voulait. Pourtant, le message que lui envoya ce jour-là Eliott le surprit. Et le blessa, plus qu'il ne voulait l'admettre. Il ne voulait pas y croire. Alors il le relut. Encore. Puis encore. Mais le contenu ne changeait pas. Eliott disait qu'il allait arrêter de lui envoyer des messages, que cela faisait des semaines qu'il l'ignorait et qu'il ne pouvait plus le supporter. Le message se finissait par une excuse pour avoir insisté.
Matthew était sous le choc, mais il devait se reprendre. Il savait que ça allait arriver, il l'avait dit. C'était le cycle des choses. De toute façon, cela faisait un moment qu'il ne parlait plus à personne. Pour quoi faire ? Les gens n'avaient pas besoin de lui, et il refusait qu'ils lui accordent leur pitié. Il refusait d'aller quémander de l'attention pour le pauvre garçon qu'il était devenu.
Eliott était débarrassé de lui. C'était mieux ainsi.
Pourtant, il s'arrêta en passant devant la maison d'Eliott, quelques jours plus tard. Même sans l'entendre, il aurait pu jurer que son ancien ami était en train de jouer du violon. Il se souvenait de ses habitudes, et du grand nombre de fois où il l'avait rejoint à l'improviste. Il hésita à sonner.
Mais Eliott ne voulait plus de lui. Il ne pouvait pas y aller. Allez, pourquoi il ne se le rentrait pas dans le crâne ?!
Matthew était toujours attaché à son ami. Il ne pouvait pas effacer des années d'amitié en un claquement de doigts. Mais il risquait de gêner Eliott. Il avait dû passer à autre chose. Matthew ne méritait pas d'aller le voir.
Surtout après l'avoir ignoré ainsi, c'était culotté de débarquer chez lui...
Pourquoi s'était-il arrêté déjà ? Ah oui. C'était l'anniversaire d'Eliott. Il n'avait jamais passé une année sans le lui souhaiter.
Eh bien, il fallait une première fois à tout. Il reprit le chemin vers sa maison... Avant de revenir sur ses pas.
Mais mince ! Eliott était resté là tout ce temps pour le soutenir, et comment le jeune homme le remerciait ? En fuyant comme un voleur, le jour de son anniversaire qui plus est ! Matthew n'avait-il pas de principe ? Cette pagaille intérieure l'épuisait, alors il se décida. Il appuya lentement sur la sonnette. Comme la plupart des bruits familiers, il le reconstitua dans sa tête. Il inspira profondément.
La porte s'ouvrit sur un adolescent barbu. C'était nouveau, la barbe ! Mais Matthew n'avait pas le cœur à charrier Eliott maintenant. Le regard fuyant et la tête baissée, il se força à prononcer :
- Joyeux anniversaire...
Il ne fallut pas plus à Eliott pour le prendre dans ses bras. Son mouvement chaleureux surprit Matthew, qui mit un moment à le lui rendre. Il devait l'admettre, son ami lui avait manqué.
Quand ils se séparèrent, Eliott ne parla pas, mais commença à faire des gestes étranges et à gigoter, l'air tout fier de lui. Mais face à l'incompréhension de Matthew, il arrêta.
- Tu ne comprends pas ?
- Comment ça ?
- Ben, c'est la langue des signes, je me suis dit que tu devais être plus à l'aise à parler comme - ça...
Matthew se sentit bien bête d'un coup. Enfin, encore plus qu'avant. Non, il avait refusé d'apprendre la langue des signes, dans le déni le plus total de sa surdité.
- Rassure-moi, tu ne l'as pas apprise pour moi ?
- Ben si...
Matthew ne savait pas s'il était touché par l'attention de son ami ou s'il voulait se terrer dans un trou à tout jamais. Un peu des deux certainement. En tout cas, cette attention le réconforta dans l'idée qu'Eliott méritait mieux que lui. Mais il ne pouvait plus faire demi-tour, donc les deux amis entrèrent dans la maison.
Matthew fut pris d'un profond malaise à la vue du piano en bois, sur lequel il avait tant joué. Il se sentait tomber dans un tourbillon de souvenirs et d'envies. Il s'approcha du piano, le frôla. Ses doigts se souvenaient de la sensation des touches. Il connaissait chaque note par cœur, il savait qu'il pouvait toujours jouer les morceaux qu'il aimait tant. Des frissons le parcoururent et il recula brusquement. Il ne pouvait pas. Il avait déjà embêté Eliott en sonnant chez lui. Jouer c'était trop. Surtout avec son ami. Et même pour lui, c'était trop.
Matthew tourna vers Eliott un regard perturbé. Seulement, il comprit vite que son ami n'allait pas intervenir. Il mourrait d'envie qu'ils jouent ensemble, aucun doute. Mais après ce long silence, il n'allait pas demander.
Eliott voulait jouer avec son ami. C'était son anniversaire...
Matthew se tendit. Mais qu'est-ce qu'il avait à perdre ? Non, il ne pourrait pas réentendre le son du piano, mais ses doigts réclamaient le clavier : il les sentait jouer le morceau dans le vide. Leur morceau. Alors, tremblant, il s'assit. Inspiration, expiration... Il n'avait pas besoin de le regarder pour savoir qu'Eliott avait pris son violon. Un vrai plaisir les attendait. Matthew n'était peut-être pas si inutile qu'il le pensait.
- Joyeux anniversaire, Eliott... murmura-t-il.
La première note de leur morceau résonna.
Une note de bonheur.
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