Souvenirs Maudits

— Et tes parents, comment vont-ils ?

Assis côte à côte sur mon canapé, Guillaume et moi discutons depuis une bonne demi-heure. Sur la table basse devant nous gisent des boites à pizzas désormais vides et des canettes de Coca zéro.

— Bien. On s'appelle tous les dimanches. Ils ont été détruits par la mort de Jeanne bien sûr, mais ils n'ont pas oublié qu'ils avaient une seconde fille.

— Oui, acquiesce mon interlocuteur. Ce sont des gens bien.

Un silence froid s'installe. Nos regards se perdent sur les tâches de gras au milieu des cartons.

— Alors, tu ne conduis plus ?

Il secoue la tête.

— Plus depuis l'accident...

Je hoche la tête et me lève pour débarrasser la table.

— Tu sais, les transports en commun sont très pratiques ! Ça pollue moins. Je n'ai pas besoin de payer l'essence et l'entretien en plus. Et si jamais je dois aller plus loin il y a le covoiturage. Ou le train. On y fait plein de rencontres tu sais.

Il se tait. Pas besoin qu'il le dise clairement pour que je comprenne que ces rencontres finissent en coups d'un soir.

— J'ai toujours une photo d'elle à côté de mon lit. Sur la table de nuit.

Je sursaute. J'aimerais lui dire que moi aussi, mais ce serait faux. Si seulement il savait combien j'ai espéré que ce cancer m'emporte, combien j'ai espéré pouvoir la retrouver. Mais on m'a dit que j'allais guérir. Que la vie me laissait une chance d'en ressortir plus forte. Et je me suis dit que c'était elle qui m'envoyait sa force pour que je ne m'en aille pas trop tôt. Que je vive encore, pour elle. Alors je suis encore là, à me battre pour une morte qui n'aurait jamais dû arrêter de vivre.

— Quand je les amène dans ma chambre, elles me demandent toujours : Qui est-ce ? Et moi je leur réponds : ce n'est personne. Tu te rends compte Léna ? Personne. Je l'abandonne. Je l'oubli. Alors que c'est la personne qui a le plus compté pour moi pendant plus de dix ans.

Il fond en larmes et je ne sais plus quoi faire alors que je retiens les miennes depuis deux ans. Je me rapproche de lui et me laisse tomber à ses côtés avant de l'entourer de mes bras. Ses paroles sortent étouffées de notre étreinte.

— Je ne te l'ai jamais dit Léna... Je ne t'ai jamais avoué que c'est moi qui l'ai tuée. Je l'ai tuée tu m'entends ! Tout ça c'est ma faute.

Ses sanglots redoublent d'intensité. J'attends la suite. La suite d'une histoire dont j'ai oublié le début, mais dont la fin restera toujours ancrée en moi comme une cicatrice béante.

— C'est moi qui lui aie demandé de venir dans ce restaurant. C'est ma faute si elle a dû prendre sa voiture sous la pluie. J'aurais dû aller la chercher... J'aurais dû l'inviter un autre jour ! Ou ailleurs, ou ...

— Rien n'est de ta faute Guillaume. Elle est morte, c'est tout.

— Je voulais la demander en mariage ce jour-là. Elle aurait pris un gâteau au spéculoos comme toujours, c'était son préféré. Et au moment où elle aurait commencé à le manger, je me serais levé et je lui aurais demandé : Jeanne, acceptes-tu de mordre la vie avec moi ? Elle aurait ri, avec son rire si étrange et envahissant, puis avec un peu de chance, elle aurait dit oui.

Je ne réponds rien, subjuguée par son récit. Il s'éloigne de moi.

— Tous les soirs je repasse cette scène en boucle dans ma tête, la nape change de couleur, le serveur change de voix, mais sa réponse à elle ne change jamais. Et mes sentiments à moi non plus...

Son regard perdu dans les souvenirs revient tout à coup à la réalité.

— Mais elle est morte maintenant. Je ne la reverrai plus. Je ne saurais jamais si elle aurait dit oui. Je ne saurais jamais ce que nous aurions pu devenir ensemble... Elle est morte merde ! Morte Léna ! Tu comprends ?

Ses hurlements me font trembler d'effroi. Ses poings se serrent et s'abattent violemment sur le canapé, tandis que ses yeux rougis laissent tomber des cascades de larmes.

J'attrape ses poignets et l'attire contre moi, tentant de contenir sa colère et sa tristesse dans mes bras.

— Calme-toi, je suis là. Tu ne la feras pas revenir ainsi. Elle n'aurait jamais voulu que tu te laisses abattre. Bats-toi pour elle, n'abandonne pas Guillaume. Pas maintenant...

— Mais c'est tellement dur...

— Je sais.

Il relève la tête, les joues encore humides mais l'esprit plus calme. La distance entre nos visages se réduit lentement alors que nos regards s'agrippent comme deux naufragés en pleine tempête. Bientôt, ses lèvres effleurent les miennes et le feu de la tristesse s'embrase en moi. Nos bouches s'accrochent et mes mains se posent sur son torse, doucement. Ses doigts caressent mes cheveux avant que je ne le repousse gentiment.

— On ne devrait pas faire ça...

— Oui. Tu as raison. Excuse-moi.

Nous nous détachons l'un de l'autre et je me lève, mettant un peu plus de distance entre nous.

— Je vais te chercher une couverture, indiqué-je.

— Merci Léna. Merci pour tout.

Ses yeux encore plein de larmes s'accrochent à moi mais je me détourne et lui ramène une couverture bien chaude.

— Bonne nuit Léna.

— Bonne nuit Guillaume.

Dans un dernier sourire, j'éteins la lumière et me rends, pantelante, à ma chambre. Je referme la porte doucement et m'avance vers le grand placard où s'amassent de nombreux objets oubliés. Il s'ouvre dans un grincement désagréable et je plonge dans le fond du meuble. Sous les vêtements négligés et les moutons de poussière dépasse un coin de caisse verte.

J'attrape la boîte à chaussure et souffle dessus pour chasser la poussière accumulée depuis deux ans. Dedans, les souvenirs accumulés ressurgissent à une vitesse fulgurante. J'ai l'impression de me prendre une balle en plein cœur. Un album rempli de photos de famille défile sous mes doigts : nous à la plage ; à la montagne ; à notre premier verre d'alcool ; notre road-trip en Amérique ; notre visite de la Tour Eiffel ; de Big Ben ; de la Tour de Pise.

Les larmes que je retiens depuis la mort de Jeanne se déroulent en cascades silencieuses, effleurant les commissures de mes lèvres de leur goût salé. En plus de l'album, je découvre une bouteille du parfum préféré de Jeanne ; une petite boîte à bijoux contenant un collier, un bracelet et des boucles d'oreilles ainsi que son livre favori : Alice au pays des Merveilles.

Face à ce trésor, une vérité que j'esquivais depuis trop longtemps me saute aux yeux : ma sœur me manque. Mon amie et mon ennemie aussi. Tous ces rôles qu'endossait Jeanne ont creusé un vide en moi maintenant qu'elle n'est plus là. J'attrape le parfum et en vaporise dans la chambre. L'effluve « Clémentine et soleil » envahi la pièce et mon esprit comme un fantôme du passé.

Sans réfléchir, j'attrape mon portable sur le lit et compose leur numéro machinalement. Après quelques sonneries persistantes, une voix se fait entendre :

— Allo ?

— Maman ?

— Oh ! Bonsoir chérie ! Tout va bien ?

Je sens sa voix inquiète et me réprimande intérieurement pour l'avoir appelée si tard.

— Oui ne t'en fais pas ! Désolée d'appeler à une heure pareille. Je voulais savoir... Je peux venir vous voir demain ?

— Oh mais oui bien sûr ! Nous t'attendrons avec impatience ton père et moi !

— Super, merci maman ! Je te laisse dormir alors. Bonne nuit.

— Bonne nuit Léna ! A demain.

— A demain !

Alors que je raccroche, un doute me prend à la gorge. Pourquoi ai-je fait ça ? Que vais-je leur dire ? Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes pas parlé face à face... J'éloigne tout de suite ces pensées. Ce sont mes parents, de quoi ai-je peur ?

L'écran vire au noir et la pièce le suit. Je me glisse dans les draps et laisse mon esprit dériver sur les souvenirs encore frais de la journée. Le sommeil m'attrape au milieu de la joie de l'après-midi, dans les sourires et les rires de mes amis ainsi que les remerciements infinis d'Emma.

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Bonjour les lucioles !

J'espère que vous allez bien 😊

Qu'avez-vous pensé de ce chapitre ?

C'est bien l'un de mes préférés celui-ci 😍

J'espère que vous aimez toujours autant cette histoire et que l'intrigue ne s'essouffle pas ^^

N'hésitez pas à laisser un petit vite et/un un commentaire pour me dire ce que vous avez pensé de votre lecture 🌟
Ça fait toujours plaisir ❤️

Bonne journée à vous 🍀

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