Premières impressions


       Je me nomme Elia Hallbrown. Il y a six ans, il m'est arrivé quelque chose d'extraordinaire et bien que cela date, je m'en souviens comme si c'était hier. Depuis maintenant quelques jours, j'éprouve un grand besoin de l'écrire, sans comprendre pourquoi. J'écris donc ces lignes guidée par ce qui s'apparente à une transe, aussi étrange que cela puisse être. 

Venons-en aux faits.

      Le deux octobre, je commençai ma carrière dans la chirurgie à 34 ans. En un an, je devins la chirurgienne la plus renommée de ma génération, idolâtrée par les plus jeunes et réputée pour mon calme et ma gentillesse à toutes épreuves. Un jour triste et pluvieux, je dus opérer un homme pour la énième fois. Mais le quotidien m'exaspérait. Je tournai la tête vers une fenêtre en soupirant, une rivière de larmes tombées du ciel ruisselait le long des pavés dans une danse mélancolique. La ville sous la même monotonie que moi devenait bien peu accueillante. Dans le ciel grisâtre s'élevait une brume épaisse, enveloppant de ses bras humides les immeubles encore endormis. A une fenêtre, j'aperçus une femme étendre son linge, un enfant se retourner dans son lit, et moi, je travaillais. La rue, vide et sale, s'écoulait telle une rivière terne à travers la ville. Tout n'avait qu'une teinte de noir, de blanc ou de gris, les couleurs semblaient inexistantes. Le peintre qui avait peint ce paysage les aurait-il négligées ?

 Une vie triste, rien de plus. 

        Je me souvenais de mon enthousiasme lors de mon admission en tant que chirurgienne ; je voulais changer le monde, aider les gens. Même étant mal vue par la société pour mon sexe et le fait que j'accède à des études supérieures ne m'avaient pas découragé. Je repensai à ma famille bourgeoise qui m'avait été d'une grande aide. Mon amour pour eux ne se limitait pas à de la simple reconnaissance. J'avais hâte de les revoir, de pouvoir les serrer dans mes bras pour leur dire à quel point ils m'ont manqués. Surtout ma petite sœur, Anielle, elle devait avoir bien grandi depuis que je travaillais, et mon père lui avait sûrement trouvé un bon mari. Mais qui m'aiderait, moi? Je n'eus pas le temps de rêvasser plus longtemps, il fallait faire son travail. C'est avec une certaine lassitude que je détachai mes yeux de la fenêtre pour me tourner vers ma besogne.

            Une décharge me parcourut le corps. 

Il était là. 

           Dès que je vis le patient à opérer, je ressentis comme un malaise, un pressentiment sans que je puisse expliquer pourquoi. Sa peau de glace scintillait d'une nitescence argentée, si bien qu'à lui seul il illuminait la pièce. Et ses yeux. Ses yeux semblaient être deux saphirs plus profonds que l'océan, luisants d'un bleu cristallin sur sa peau argentée. Je les laissai me noyer dans leurs abîmes. Ses cheveux ébouriffés luisaient d'un noir de jais malgré le sang qui les maculait. Son visage, fin et pur, dégageait un magnétisme que je n'expliquais pas. J'aurais pu passer des heures à le contempler ainsi, mais mes collègues s'obstinaient à me tirer de ma rêverie. Le patient se nommait Simon Roy, il souffrait d'une grave blessure à son bras. La chair se scindait en une plaie humide, mais pas assez grave pour être fatale et le sang formait des canardières de liquide visqueux sur le sol cireux de l'hôpital. Je ne pus réprimer un mouvement de recul en apercevant la blessure, pourtant, j'avais vu pire, bien pire. L'opération fut annoncée pour le lendemain. L'un de mes collègues, Martin fut désigné pour surveiller l'état du patient. Mais étant devenue la confidente de nombreux de mes collègues, je le savais en difficulté notamment avec sa mère, une maladie mortelle la rongeait et des conflits n'amélioraient pas la situation. Je ressentis de la compassion et les larmes me montèrent aux yeux. Je ne pouvais pas le laisser perdre une soirée.

-Excusez-moi, dis-je, je suis volontaire pour surveiller le patient pendant cette nuit.

Tous les regards se posèrent sur moi, éberlués? Une femme à ce poste?

-Elia, commença Marin, tu dois opérer demain, tu ne peux pas rester éveillée toute la nuit !

Il souhaitait m'aider, mais je n'ignorais pas la lueur d'envie qui brillait dans ses yeux. Aussi, je décidai d'insister. Je lui adressai un doux sourire conciliant et posai ma main sur son épaule d'un geste rassurant :

- Martin, je ne veux pas que tu perdes ton temps ici. Va chez toi, profite de ta nuit et de ta famille.
Les secondes s'écoulèrent lentement, je le fixai dans les yeux dans l'attente d'une réponse. Finalement, il accepta et me remercia de toutes ses forces. Pourtant, tout mon être me suppliait de refuser. Mais j'ignorais encore ce qui allait m'arriver.

          Vers deux heures du matin, alors que je somnolais péniblement, il se passa quelque chose d'étrange. J'entendis un cri effroyable venant de la pièce d'à côté, comme si quelqu'un se faisait égorger. Qu'était-ce donc ? Mon sommeil prit son envol et me laissa seule dans le noir. Le cri s'éteignit brusquement. L'anxiété ne cessa de s'accroître, si bien que je pliai sous le poids de mon angoisse. Mon sang se figea, ma respiration haletante résonnait comme un écho macabre à mes oreilles. Avant même de m'en rendre compte, je me précipitai dans la pièce d'à côté. Une lampe à la main. La porte, normalement fermée à clé, laissait passer un mince filet de lumière. Le silence oppressant me glaçait d'effroi, mon estomac se noua et ma gorge devint si sèche que je peinais à reprendre mon souffle. Je passai ma main dans l'entrebâillement et ouvris lentement la porte, mes pas résonnaient à travers la pièce comme un battement d'horloge. Etonnamment, une obscurité totale et un silence de plomb régnaient sur la pièce. Mes mains tremblaient et le nœud de mon estomac se pressa encore plus fort. Précautionneusement, j'éclairai la pièce. Les secondes semblaient être des heures, je voulais plus que tout partir d'ici. Malgré le faible halo de ma lampe, je pus apercevoir la pièce. Je regardai partout, mais ne vis rien d'anormal. Je laissai échapper un soupir de soulagement et retournai alors dans ma salle, rassurée. Mais les réjouissances furent de courte durée. En entrant, je jetai un regard furtif sur la pièce, ce que je vis me terrifia. Le patient s'était volatilisé. Le lit d'hôpital se trouvait au centre de la pièce, la couverture parfaitement pliée à la manière d'une enveloppe.
Comme si l'homme que j'étais chargée de surveiller n'avait jamais existé.
Mon sang ne fit qu'un tour. Je perdis le contrôle de ma respiration. Plus je tentais de me calmer plus la panique m'envahissait. Un goût amer m'emplissait la bouche. Le temps ralentit. Je fus prise de vertige, les murs flous de la pièce tournaient autour de moi. Je me retins de tomber en m'appuyant sur un mur, mon front veiné du sillage de ma sueur.
Soudain, un bruit retentit derrière moi, un grattement très, très proche.

Trop proche.

               Lorsque je me retournai, je retins un cri d'effroi, il se tenait juste devant moi. Il ne bougeait pas, restait de marbre, comme une statue de cire. Il se tenait debout et attendait, ses yeux vitreux injectés de sang me fixant et un sourire à glacer le sang placardé sur son visage. Ses lèvres étirées en un rictus si étendu que cela en devenait malsain. Je l'observais, médusée, en m'appuyant contre le mur, me retenant de hurler. Je sentais la peur grimper en moi comme une nuée d'insectes. Un filet glacé serpentait dans mon dos, mon discernement fut brouillé par l'obscurité. Le temps sembla ralentir et accélérer à la fois, comme s'il ne savait plus quoi faire. J'arpentai d'un regard paniqué son corps, il semblait ne tenir que par la force de ficelles invisibles ; comme un pantin. Mon regard descendit le long de son bras.

Jusqu'à la voir.

Une lame si brillante qu'elle me renvoyait mon reflet.

         Ma sensation de vertige redoubla d'intensité. Aucune échappatoire ne se présentait devant moi, j'étais prise au piège.
Comme s'il lisait dans mes pensées, une lueur de satisfaction brilla dans ses iris de glace, comme un reflet de miroir à la lueur froide de la Lune.
Il s'avança vers moi en souriant, ses mouvements trop saccadés et trop raides pour être normaux. Horrifiée et incapable d'esquisser le moindre mouvement, je le vis brandir son couteau, une lame scintillante, reflétant la lueur filtrant à travers le rideau de tissus bleu marine. Une lame qui serait bientôt souillée de mon propre sang. J'attendis, horrifiée, de sentir la douleur me tirailler. Ma chair se déchirer. J'espérai que ma mort soit rapide.

Que la douleur soit brève.

Soudain, il abaissa son arme et je ne pus réprimer un cri. L'obscurité revint et je hurlais en me réveillant, adossée contre une chaise. En reprenant ma respiration, je poussai un soupir de soulagement.

Un cauchemar, rien de plus.

 Je sentais malgré tout le nœud me serrer l'estomac, cette sensation angoissante ne me quittait pas. Je scrutai la pièce, encore enivrée par mon réveil quelque peu brutal ; Simon se tenait allongé sur la table d'opération et semblait avoir été réveillé par mon cri. Il m'adressait un regard interrogateur. Je le fixais dans les yeux, toute lueur de sauvagerie éteinte, seule l'intrigue brillait dans ses iris. Les secondes passèrent et je ne le quittai pas des yeux, comme hypnotisée. Au bout de ce qui semblait être des heures, je me détournai, mes joues en feu. Encore troublée par l'étrange rêve dont je venais de m'extirper, je regardai l'heure sur l'horloge : 7h45 du matin.

Déjà!!

          Je luttais encore contre mes paupières s'affaissant de nouveau. Le sommeil ne lâchait pas prise. Je me tirai finalement des bras de Morphée et me levai péniblement. Ma vue encore brouillée par le sommeil et mes jambes engourdies. J'essayai de me persuader d'avoir rêvé des événements dont j'avais été témoin, mais je n'y parvins pas. Quelque chose allait changer très bientôt.
L'opération commença plus tôt. En effet, l'état du patient avait empiré ; il perdait du sang en grande quantité et ce même liquide avait été retrouvé près de la porte de la salle d'à côté.
Celle où j'avais entendu les cris pendant la nuit.
Un frisson me parcourra l'échine, des images sanglantes défilaient dans mon esprit. Je secouai la tête.

Juste un rêve...

L'opération débuta vers 8h30 du matin. Mais quelque chose n'allait pas. Je me sentais étrangement tendue ; sans le vouloir, je proférais des reproches blessants à mes collègues qui ne comprenaient pas pourquoi. J'entendis quelqu'un murmurer :

- C'est la première fois qu'elle est aussi odieuse avec nous, elle n'a jamais été comme ça, avant !

        C'est vrai que moi-même, je ne comprenais pas, une douleur insoutenable me tiraillait à la tête. Je ne parvins pas à me concentrer et je dus quitter l'opération. Je n'avais en tête que ce Simon.


         Lorsque l'opération fut terminée, j'allai voir le patient ; il semblait paisiblement endormi et je me trouvais seule avec lui. Son torse se soulevait au rythme de sa respiration, ses yeux clos et son visage détendu m'inspirait du réconfort. Ses lèvres nacrées laissaient passer un léger souffle. Il semblait insouciant et enfantin. Je rapprochais de lui silencieusement, un gout de sang dans la bouche. Ma respiration détendue et mes pas légers me donnait l'impression de voler, comme si la douleur et les doutes ne faisaient plus partie de moi. Je passai ma main sur son bras, sa peau douce et froide m'évoquait une brise d'hiver. Son corps me parut soudain vivant et sanglant, comme si son sang bouillonnait dans ses veines et ses muscles se contractaient tous en même tant. Je voyais les mouvements de l'intérieur de son corps, répétitifs, ils semblaient en accéléré. Comme un chat devant un point lumineux ou une buse devant un champ de mulots, cette vision du corps me stressait et me stimulait. Une furieuse envie me prit. Je le scrutais comme un rapace repère sa proie. J'entendais ma respiration résonner dans mes oreilles. Mon cœur tambourinait contre ma poitrine. Soudain, je saisis un couteau dans un éclair de folie, un sourire cruel fendant mes lèvres. Mes gestes guidés par ma seule obsession de tuer, je me rapprochais lentement, manipulée par une haine violente et meurtrière. Une mélodie macabre résonnait, jouée par mon cœur et ma respiration. Tout se passa très vite. Je me penchai sur son corps, m'apprêtant à le tuer, me délectant de cette idée. Il dormait à point fermé, sa peau encore douce et blême, son visage détendu. Je me sentais comme un prédateur stimulée par l'odeur âcre du sang, attiré par la chair comme du métal à un aimant. Plus je me rapprochais de lui, plus son corps vibrait et mon envie de le tuer augmentait. Alors que j'allai abattre mon arme, un souvenir trop bref pour que je sache le décrire et une sensation d'impuissance et de douleur me frappa de plein fouet. Comme si la lame du couteau m'avait empalé moi, à la place de Simon. Je lâchai mon arme et je reculai en titubant, toutes pulsions meurtrières envolées.

            Le sol paraissait onduler et ma respiration se saccada dangereusement, j'avais l'impression de sentir mon cœur exploser dans ma poitrine. Je tenais ma poitrine comme pour éviter que mon cœur jaillisse. Mon crâne me tiraillait et me compressait. Cette sensation et cette douleur se rapprochaient de celles ressenties la nuit dernière. Mais au lieu d'être alimentée par la peur, l'horrible idée que quelqu'un la provoquait volontairement m'effleura l'esprit. Je chassai cette idée sinistre, mais elle résonnait dans ma tête comme étant la vérité. Je me sentais à nouveau me perdre. En m'appuyant contre le mur pour ne pas tomber, je fermai les yeux, me retenant de hurler. Lorsque je les rouvris, l'horrible sensation semblait partie et je ne comprenais pas moi-même pourquoi j'avais tenté de tuer un homme. D'ailleurs, le seul fait d'y penser me révulsait. Simon, réveillé, me lançait d'un air interrogateur, comme s'il m'avait vu essayer de le tuer, alors qu'il dormait. Je fis comme si de rien était et remis le couteau sur la table avant de partir de la salle et de réfléchir, perdue, je savais que quelque chose ne tournait pas rond, chez moi comme chez Simon, mais je demeurais incapable de dire quoi.
Je ne m'étais même pas demandé comment le couteau était arrivé sur la table...


          Alors que j'avançais à travers les couloirs, absorbée par mes pensées, mon pied percuta un objet ; un masque en porcelaine. Intriguée, je le ramassai d'une main tremblante. Rugueux et froid, il semblait vieux de plusieurs années alors comment était-il arrivé ici ? Reconstituant le visage harmonieux d'une enfant aux traits fins. Comment était-il arrivé ici ? Les fentes qui lui servaient d'yeux me fixaient dans le néant et sa blancheur m'évoquait celle de la neige au soleil. Anxieuse, je le posai sur mon visage d'un geste machinal. Sa consistance froide laissait une empreinte bizarrement chaude sur ma peau. Je voyais et respirais parfaitement, comme si le masque constituait un second visage. Je le relâchai et il resta immobile contre ma peau, je m'habituai vite à sa présence. Soudain, je retins un cri en apercevant devant moi une femme de ma taille, le masque sur le visage, ne manifestant aucun signes de vie ni de sentiment. A la différence que les yeux du masque ne se limitaient pas à de simples fentes mais à des billes de verres reconstituants les yeux bruns d'une poupée. J'eus un mouvement de recul, elle se tenait à quelques centimètres de moi, le masque souriait, et il me sembla un instant qu'elle ne possédait pas de visage, mais que le masque était le sien. Je levai doucement mon masque ; la femme disparut aussitôt. Tremblante, je le remis et elle réapparue. Comme tirée par des ficelles, elle se tenait trop droite et ses bras pendaient lamentablement. Elle ressemblait à une poupée de chiffon ou à un pantin brisé. Pétrifiée d'horreur, le ventre serré par nœud solide, je la regardais se tourner et se diriger vers une porte. Ses gestes semblaient irréels et désarticulés. Bien que tout ne moi me priait de retirer le masque et de m'enfuir, je la suivis comme hypnotisée. Lentement, elle tourna la poignée et traversa la porte. Bien qu'inquiète, je fis de même.
Contrairement à ce à quoi je m'attendais, je débouchai dans la rue. La porte se claqua derrière moi et disparue tel un mirage dans le désert. Je la cherchai dans le vide, en proie à la panique; je ne pouvais plus faire marche arrière. L'hôpital se trouvait désormais loin. Si cette femme m'avait conduit dans la rue, il y avait surement une raison. Je la cherchai dans le vide, en proie à la panique; je la cherchai désespérément du regard. Mais il fallait se rendre à l'évidence, la porte franchise, elle s'était évaporée. Mon assurance se reconstitua tel un puzzle. Je portai les mains à mon visage, le masque ne s'y trouvait plus. 


Pourquoi n'avais-je pas l'air plus surprise que ça? 

Pourquoi n'avais-je pas peur ?

    Quelque chose n'allait pas chez moi, mais je me forçai à chasser ces questions, elles viendront plus tard. Perdue, mais confiante, je m'engageai dans la rue principale.

         Je n'avais alors pas remarquée qu'à ce  moment-là, se tenant toujours comme une poupée désarticulée, la femme m'observait à un coin de la rue, avant de se désintégrer en une ombre vivante, ne laissant que le masque derrière elle.

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