Acte I, Scène 4

Scène 4

LE MAÎTRE DE MAISON, ARISTÉE


LE MAÎTRE DE MAISON

Vous pouvez entrer, Monsieur.

ARISTÉE

Merci. Je vois que rien n'as changé depuis. Toujours les mêmes parfums, les mêmes alcôves, les mêmes draps.

LE MAÎTRE DE MAISON, arrangeant les draps et vérifiant la poussière.

Cela faisait longtemps, Monsieur, que nous ne vous avions plus vu ici.

ARISTÉE

Le destin m'en a forcé, et demoiselle Eurydice aussi.

LE MAÎTRE DE MAISON

Elle viens d'être mariée, monsieur.

ARISTÉE

Pas à moi.

LE MAÎTRE DE MAISON

Je vois, monsieur, que votre ambition ne s'est jamais éteinte. Je me dois de vous avertir du danger que vous encourez à tenter de raviver votre aventure. Œagre, roi de Thrace, est le père de monsieur Orphée. De vous savoir ici, il pourrait vous trancher la gorge sur la place publique sur le commandement de son fils. Et sachez que je ne porterais aucune responsabilité de cela.

ARISTÉE

Orphée, n'est-ce-pas ? Qu'a-t-il donc de si effrayant le petit Orphée ? Une tête dans les nuages et un corps chétif ? Je ne crains non plus Eurydice et sa parole. Elle est mienne. Je sais qu'elle est encore sensible à moi. J'ai tout pour son bonheur et le mien.

(Il contemple l'écrin nuptial.)

Voyez comme c'est charmant: les draps encore vierges de tout ébats, débats et débattements. Les nôtres étaient teintés de sève et de chaleur. Ils ne savent rien. Croyez vous donc que je crains les émois idiots de l'amour et leurs espoirs chimériques ? Je les ai déjà vécus. Ils ne savent pas que bientôt, leur palace aura un goût de sempiternel.

LE MAÎTRE DE MAISON

C'est à votre guise, monsieur.

(Aristée s'avance vers les volets entrouverts. Il regarde entre les interstices.)

ARISTÉE

Elle n'as pas changé, n'est-ce pas ?

LE MAÎTRE DE MAISON

Non.

ARISTÉE

Toujours fille des chênes, insaisissable petite Eurydice. Et puis il y'a ce prétentieux qui croit tout conquérir avec sa musique et ses paroles. Mais moi ! Moi, j'ai toutes les parures et les dorures qu'il ne pourra jamais avoir.
J'ai pour elle, la soif et l'estomac comblés, tout les palaces, les bains, les jeux, les danseurs, les artistes, qu'elle ne pourrait désirer. Je peux tout lui offrir: et les désirs et les fantasmes les plus inavoués.

LE MAÎTRE DE MAISON

Pourtant, vous ne l'avez pas, elle.

ARISTÉE

Ce n'est qu'une question de temps, j'essaie juste de lui en faire gagner.

LE MAÎTRE DE MAISON

Charmante dévotion.

ARISTÉE

Comprenez moi ! Ce qui est cruel, c'est cette obsession de s'attacher à l'utopie du bonheur amoureux. Ah ! Quelle illusion ! Vous croyez y goûter un jour, parce que de mielleuses paroles vous ont conquis le cœur. Et vous prêchez votre parole sur les sentiments comme une sainte vérité: que la richesse du cœur est plus grande quelques pièces ! Malheureux rêveurs ! L'amour affame, lacère, le temps le dépouille de toutes ses splendeurs et il vous dépouille par la même occasion. On croit souvent que l'odeur de la lavande sera éternelle, que toujours soufflera le zéphyr, même pendant les tempêtes. Mais dès que tout cela est revenu, on y perds quelque chose. Et puis on habite un monde vide, nauséeux. D'ailleurs, on n'imagine pas les tempêtes: on les romantise à coup de navires brisant la lame des vagues et s'échouant sur les plages de Poséidon, s'imaginant s'agenouiller et déclamer "Ô séant Dieu des mers, je t'en conjure, calme tes océans ! Nous regrettons les parjures et voulons réparer les blessures". Mais la réalité est un flot bien plus sombre. C'est un miroir qui fait miroiter votre âme et qui vous peint, vous et votre amour en monstres déformés par le ressac. Vos châteaux de cartes s'érodent sous la corrosion et vous y assistez, impuissant, bras ballants, et implorant un miracle. Mais vous avez déjà baissé le pont levis. Et vous vous laissez mourir ainsi que votre amour, en attendant le prochain sursaut de vie, la prochaine étoile du soir. Votre Eros est bien fils de Pénia mais n'a rien de son père. Êtes vous en train de blâmer la lucidité ? Certes à première vue, vous n'oseriez point toucher l'acerbe. Mais croyez-moi, rien de tout cela n'est durable. Une fois que vous avez appris à ne plus répondre de ces utopies, vous avez la plus grande plénitude que vous n'auriez jamais pu demander. Un bonheur un peu doucereux, mais un bonheur quand même. Un peu de stoïcien et d'épicurien: voilà le secret.

LE MAÎTRE DE MAISON

Vous êtes philosophe désormais ?

ARISTÉE

Je n'ai que trop de temps, de bon temps, et je saurais en partager.

(Des notes et des applaudissements étouffés s'élèvent dans l'air.)

LE MAÎTRE DE MAISON

Ah ! On dirait que notre damoiseau a chanté !

ARISTÉE

Comme il gazouille, si sûr de lui... Bavardages ! Bavardages ! J'en ai la nausée. Ce vers qui remplit l'alexandrin de mots creux !

LE MAÎTRE DE MAISON

Vous n'auriez pas le même discours en face de lui. Sa lyre est un don des dieux. Et rien, ni aucun homme, ne peut résister ni égaler les dieux.

ARISTÉE

Les dieux ne donnent pas aux hommes des instruments pour les égaler ou les surpasser. Ils leur donnent pour les tester: comme une épreuve si vous voulez. Cette conception des choses me semble beaucoup plus intelligente: lorsque nous comprenons cela, nous devenons des acteurs lucides et responsables de nos vies. Et en voyant cette pâle lyre, j'y aperçoit un grand échec.

LE MAÎTRE DE MAISON

J'y vois, peut être, un peu de jalousie.

ARISTÉE

Ah ! Je n'ai rien à jalouser de cela, puisque j'ai tout. Je jalouse seulement les vanités et enchantements qui ont hypnotisé ce pourquoi je suis venu. Oui c'est cela: je jalouse ce parfum terrible qui la fait aller dans ses bras et dans ses draps ! Et peut être, oui, je le jalouse lui aussi, de me l'avoir prise. Mais le temps joue en ma faveur. Toujours.

(Les bruits de fête se rapprochent. Le maître de maison ouvre les volets et se penche au balcon. Aristée se cache.)

LE MAÎTRE DE MAISON

On dirait qu'ils ont fait leur affaire. Je ne vois que Orphée et son père. Ils discutent. Je ne vois pas Eurydice. Elle s'est peut être absentée. Elle va sûrement revenir ici.

ARISTÉE

Voyez donc: je vous l'avez dit. Ne me cachez point, je l'attendrais juste derrière cette porte. Partez et si l'on vous pose des questions, répondez que vous n'avez entendu personne monter et que vous vous occupiez des autres pièces.

LE MAÎTRE DE MAISON

Merci de vos conseils, mais j'allais prendre ces précautions de mon plein gré.

(Il le salue.)

Au revoir, tâchez de ne pas brûler de votre entreprise, si vous le pouvez.

Il sort. On ne l'entend pas partir. Mais des bruits de pas provenant des escaliers se font de plus en plus forts.

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