Un soir de souvenir

Chapitre 11 : Un soir de souvenir

Deux jours plus tard, Butch ne décolérait toujours pas. Rentré chez lui entre temps, il n'avait pas revu V, rongé qu'il était par l'embarras. Il lui faudrait sans doute pas mal de temps pour apprivoiser son étrange réaction. Il était un bon fils d'Irlandais, et catholique avec ça. Il ne pouvait pas ressentir d'attirance pour un homme. S'il avait été gay, il s'en serait rendu compte arrivé à quarante ans, non ?

Il ne pouvait pourtant pas nier sa réaction physique. Et la mettre sur le seul compte de la tension qui les avait dressés, V et lui, face à face semblait puéril. Butch n'était pas un lâche, il ne comptait pas se cacher la vérité derrière des faux semblants.

Malgré sa lucidité sur ce point, il préférait toutefois ne pas creuser la question plus avant... Après tout, V était le seul et unique ami qu'il ait jamais eu et hors de question de saboter ça parce que sa queue se mettait au garde-à-vous quand V envahissait son espace. Après tout, jusqu'ici il ne se serait pas cru capable de désirer un autre homme. Si ça devait se reproduire, il l'ignorerait. Ça ne devrait pas être trop difficile alors que le manoir du roi était peuplé de femmes, toutes plus belles les uns que les autres.

Ouais, excellente idée. Problème réglé.

Rassuré d'avoir statué sur ce sujet, Butch sortit de sa voiture de patrouille. La nuit avait été calme, aussi décida-t-il de s'aventurer un peu plus avant dans les ruelles sombres. Rien n'y changeait jamais : les mêmes poubelles pleines à ras bord, les mêmes camés étalés comme des loques, les mêmes putes qui lui proposaient une pipe à vingt dollars...

Il était habitué à surnager dans cette laideur, mais ce jour-là n'était pas comme les autres. Trop obnubilé par V, il s'était à peine rendu compte que l'heure du sinistre anniversaire de la mort de Janie avait sonné. Contrairement aux années précédentes, il avait à peine pensé à sa sœur les jours précédant la date fatidique et n'avait même pas été faire ajouter une ligne de plus à la rangée de tatouages qui ornait le bas de ses reins. Cet oubli alourdit davantage sa culpabilité.

Comment avait-il pu laisser une histoire de queue le détourner de son pèlerinage annuel ?

Mal dans ses baskets, il tourna au coin d'une rue sans vraiment y prêter attention. Son odorat enregistra l'anomalie bien avant son cerveau. Une délicate odeur d'océan qui n'avait rien à faire au milieu des ordures y flottait néanmoins. Relevant la tête, il se trouva quasiment nez à nez avec Marissa.

Elle était en grande conversation avec un type, mais celui-ci ne semblait pas vouloir être vu en compagnie de la femelle. En apercevant Butch, l'homme prit ses jambes à son cou. Inquiet pour la femelle, le flic ne fit pas un mouvement pour retenir le fuyard. Dans un réflexe purement policier, il nota simplement que l'inconnu portait un sweat à capuche qui dissimulait son visage.

Alertée par le départ de son interlocuteur, Marissa se retourna et ne put masquer sa surprise quant à cette rencontre pour le moins inattendue. Butch fut cependant le premier à ouvrir la bouche.

_Marissa, qu'est-ce que vous fout..., heu fichez là ?

Elle n'eut pas le loisir de lui répondre. Dans un bruit mat, Phury et V se matérialisèrent dans la ruelle. Butch imagina son coloc et le distingué jumeau en train de maudire la Princesse pour les avoir contraints à une énième soirée de baby-sitting...

Jouant la diplomatie, Phury s'avança vers la femelle tandis que V se retournait vers l'intrus avec un air menaçant. Butch préféra éclaircir les choses directement.

_Hey V, c'est moi, mon pote. Butch...

_Cop, qu'est-ce que tu fous là ?

_Je demandais la même chose à Marissa quand vous êtes arrivés. Je viens de tomber sur elle en faisant une ronde.

_L'histoire habituelle, soupira Phury. La dame a voulu faire la tournée des grands-ducs.

Les Frères semblaient au bord de l'implosion. Même Phury, connu pour son calme légendaire, montrait des signes d'agitation. Pour éviter tout malentendu, Butch préféra les mettre au courant de ce qu'il avait vu. Après tout, les vampires lui avaient fait confiance pour signaler toute activité suspecte autour de leur race et les petits rendez-vous secrets de Marissa rentraient peut-être dans cette catégorie.

Ce qu'il n'avait pas prévu, c'était la réaction de Phury. Il avait bien noté qu'une fois de plus, ce dernier semblait avoir abusé de l'herbe rouge, mais il ne s'attendait pas à le voir sortir ainsi de ses gonds. D'un mouvement gracieux, Phury avait attrapé Marissa par le bras et s'égosillait.

Même V ne l'avait pas vu venir.

_Qui était avec vous ? Vous essayez encore de trahir Wrath ? Qui est-ce ?

L'instinct de protection de Butch se réveiller. Même si Marissa avait un comportement suspicieux, elle ne méritait pas d'être ainsi terrorisée par un guerrier enragé. Physiquement, elle n'avait aucune chance et Phury semblait au-delà de tout raisonnement logique. Une autre fois, peut-être que Butch aurait tenté la diplomatie. Mais pas aujourd'hui, pas avec tous ces souvenirs et toute cette culpabilité qui le travaillaient.

Ses limites furent allègrement piétinées lorsque Phury haussa de nouveau le ton. Son beau visage déformé par l'angoisse, Marissa poussa un petit cri en lançant un regard misérable en direction de Butch.

C'en fut trop pour ce dernier qui se précipita. Rien à foutre que ce connard de Phury fasse au moins vingt centimètres et trente kilos de plus que lui, qu'il puisse bouger à la vitesse du son et ait deux siècles d'expérience du combat rapproché. Butch était enragé et il envoya un direct dans l'estomac de Phury qui ne s'y attendait pas. La douleur le plia en deux et Butch en profita pour lui asséner un crochet à la mâchoire. Le coup cueillit son adversaire juste à la pointe du menton. Phury lâcha Marissa en poussant un grognement de douleur et, en un clin d'œil, passa en mode attaque, tous crocs dehors.

Vishous qui, jusqu'ici, s'était contenté d'assister à la scène en spectateur passif, s'interposa. Il repoussa Phury d'une bourrade monumentale. Celui-ci, la lèvre fendue, atterrit le long d'une benne à ordures. Il chercha péniblement à se remettre sur ses jambes, mais V le surplombait de toute sa taille, crocs en avant.

_Phury, tu arrêtes tes conneries maintenant. Tu vas te calmer et rentrer au manoir. Butch et moi, on ramène Marissa avec l'Escalade. C'est bien compris ? gronda-t-il d'un ton sans réplique.

L'autre grogna, mais la réponse sembla convenir à V qui l'aida à se remettre debout. Le choc lui ayant rendu ses esprits, Phury marmonna de vagues excuses à la Princesse avant de se dématérialiser. Butch, lui, bouillait toujours de colère.

_Allez, Cop, ramène tes fesses. On dépose Rayponce dans sa tour et j'ai une bouteille de Lag qui t'attend à la Piaule.

Butch grogna son assentiment et hocha la tête.

***

Une fois affalé dans le canapé de la Piaule, V s'esclaffa.

_Bah mon pote, c'est une sacrée droite que t'as collée à Phury. Oh, je ne dis pas qu'il ne l'avait pas cherchée ! S'il veut se camer, c'est ses oignons... Mais ça fait un moment qu'il déconne à plein tube. J'espère que ça l'aura fait un peu atterrir. Quoique j'ai un doute...

Butch soupira profondément et se pencha en avant, les coudes posés sur ses genoux.

_Tu sais, j'ai rien contre Phury, personnellement. Mais aujourd'hui, c'était une journée un peu particulière pour moi. Et j'ai pas bien supporté de le voir s'en prendre à une nana comme ça. Si tu ne nous avais pas séparés, vampire, pas vampire, je le massacrais...

Il reprit une gorgée de Lag au goulot.

V sentait que son ami en avait gros sur la patate, mais que ce n'était pas le moment de l'ouvrir. Fin psychologue, il laissa venir la suite.

_C'est pas que j'ai envie de jouer les chevaliers servants pour votre Princesse depuis le début, reprit Butch. En plus, elle a le don de me mettre mal à l'aise. Mais à chaque fois que je l'ai croisée, vous étiez tous en train de lui tomber dessus. Je comprends bien que vous défendiez votre secret, mais c'est plus fort que moi, je ne supporte pas de voir une femme agressée. Tu sais, la première fois où on s'est rencontrés, au resto, si je vous ai volé dans le lard, c'est pour ça.

Nouvelle rasade de Lag, plus longue que la première. Une goutte d'alcool perla au coin de ses lèvres et s'étira, de la même manière que le silence.

_Tu sais, j'avais une sœur... Enfin une autre sœu, parce que j'en avais deux. Et que... Bref, elle s'appelait Janie.

V comprit immédiatement que la suite allait être pénible pour son ami, bien que nécessaire. Certaines plaies devaient suppurer avant de pouvoir cicatriser.

_Quand j'avais huit ans, elle est partie en voiture avec des gars qu'elle connaissait. Mes parents n'étaient pas à la maison, alors j'ai rien pu dire, tu vois. J'ai regardé cette putain de bagnole s'éloigner et, ces enfoirés, je les entendais rigoler par les fenêtres ouvertes. Je sentais que... ça n'allait pas, que quelque chose clochait... Mais je... j'étais là comme un con, je pouvais rien faire... Et c'est ça le pire, putain... J'aurais dû empêcher Janie de monter dans cette foutue bagnole, trouver quelque chose, n'importe quoi...

V soupira. Qu'est-ce qu'on dit dans ces cas-là ?

On avait dû asséner cinquante fois à Butch que ce n'était pas de sa faute, qu'il n'aurait rien pu faire. Mais tous ces braves gens avaient-ils compris qu'ils appuyaient ainsi sur le point le plus sensible de ce drame ? Butch n'avait aucun besoin qu'on lui rappelle son impuissance. Il devait se sentir diminué à l'idée d'être incapable de défendre ceux auxquels il tenait.

En découvrant cette histoire, Vishous comprenait beaucoup de choses, dont la solitude de Butch, d'autant qu'il connaissait très intimement ce mécanisme de défense. Plus on laisse les gens approcher, plus on devient vulnérable.

***

Butch n'avait pas besoin d'une psychanalyse à la con, juste d'évacuer ce trop-plein de colère qui le bouffait de l'intérieur. En temps normal, il gérait d'ailleurs très bien. Mais pas aujourd'hui, pas avec le comportement de Phury, pas avec la Lag qui commençait à poser un baume apaisant sur ses plaies à vif. À moins que ça ne soit la présence rassurante de V à ses côtés.

Il se leva d'un bond et entreprit de faire les cent pas avant de reprendre son histoire, la voix cassée, son accent de Boston la rendant plus rocailleuse encore, comme à chaque fois qu'il était sous le coup d'une émotion intense.

_Elle n'est pas rentrée le soir, ni le lendemain. Elle n'est plus jamais rentrée. Ces fils de putes l'ont battue, violée et encore battue. Ils l'ont battue à mort. Putain, c'était une gamine... Une chic fille... Qu'est-ce qu'elle avait fait pour mériter ça, bordel ?

Il marqua une nouvelle pause avant de conclure avec un pauvre sourire d'excuse :

_Alors, tu vois, quand un enfoiré essaye d'emmener une nana, je... je peux pas... je...

***

V sut que c'était le moment de faire quelque chose. Butch se sentirait sans doute très mal le lendemain s'il devait s'effondrer en public. V n'avait jamais consolé personne et, à vrai dire, ce n'était pas franchement son style. Pourtant, il se leva et attira l'autre homme dans une étreinte d'ours.

La surprise passée, Butch se raccrocha à ses épaules comme un noyé. V enroula son bras autour du corps puissant et partagea sa chaleur sans rien dire. Les mots étaient inutiles, une présence solide suffisait. Butch posa son front contre l'épaule de V, qui le sentit prendre quatre grandes inspirations.

***

Ainsi noyé dans l'étreinte de V, Butch reçut puissance mille le cocktail familier de cuir et de tabac turc. L'effet en était démultiplié par leur proximité. La pointe d'un bouc noir lui chatouillait la joue et ce fut ce détail, dans toute son incongruité, qui lui permit de se raccrocher à la réalité.

Il ne voulait pas s'effondrer devant V, toujours si maître de lui-même et si solide. V qui lui prêtait un peu de sa force pour tenir debout au milieu de la tempête.

_Merci de m'avoir parlé, Cop, lui souffla alors ce dernier, tout près de son oreille. Ce n'est pas facile de partager des choses comme ça et je suis honoré que tu me fasses assez confiance pour me raconter ton histoire.

Bizarrement, c'était Butch qui se sentait le plus privilégié des deux. Connaissant V, il se doutait que d'offrir une épaule compatissante au premier venu n'était pas dans ses habitudes. Et puis même s'il n'en parlait pas, V semblait aussi traîner son lot de casseroles. Le regard polaire trahissait un nombre incalculable d'expériences, de celles qui vous laissent sur le carreau ou vous transforment en un roc inaccessible.

Ouais, V était un survivant qui devait se foutait d'ordinaire comme d'une guigne des soucis des autres. Mais il avait écouté Butch déverser sa merde intérieure sans broncher ni donner dans la psychologie de comptoir ou l'apitoiement.

Et Butch lui en était infiniment reconnaissant.

Il eut soudain envie de partager quelque chose de plus intime, un détail connu de lui seul. Il avait déjà parlé de Janie avec José, mais jamais il n'avait évoqué son rituel à lui. Cela lui avait semblait trop personnel. Mais avec V...

Butch se détacha doucement des bras amicaux avec une petite bourrade de gratitude. La chaleur du vampire lui manqua immédiatement et cette idée l'amusa : peu de gens devaient associer V à la chaleur et, pourtant, c'était une vraie chaudière...

_Tu sais, mec, les psys et tous les autres toubibs, ils te disent que tu dois oublier, faire ton deuil. Putain, ils n'ont que ces mots-là à la bouche. Comme si on pouvait... Je suis pas maso, enfin je ne crois pas. Mais j'avais besoin d'un moyen pour supporter tout cette merde. Évacuer la douleur tout en gardant les souvenirs. Et un jour, ça m'est venu comme ça, je ne sais pas d'où... J'ai trouvé ça.

***

V déglutit en voyant les grandes mains de Butch saisir le bas de son tee-shirt pour le relever. Dans un assaut d'héroïsme, il venait de tenir son pyrocant dans ses bras sans profiter de la situation, mais si le mec commençait à se désaper devant lui, il ne répondait plus de rien !

Heureusement pour lui – ou malheureusement, il hésitait encore – Butch suspendit son mouvement une fois son ventre découvert. V put admirer les abdominaux qui jouaient sous la peau lisse – pas aussi plats que le préconisaient les magazines en papier glacé (le scotch, sans doute) – et cette vision l'excita terriblement.

Puis Butch fit demi-tour, présentant le bas de son dos nu. V nota immédiatement les petites lignes parallèles qui s'y alignaient et montaient jusqu'au creux des reins. Il n'eut pas besoin d'un dessin : un trait, une année.

À cet instant, il ressentit toute la douleur de Butch comme si elle lui appartenait. Submergé par cette culpabilité oppressante, il éprouva le besoin de s'en libérer et avança sa main gantée vers la peau tatouée. Du bout du doigt, il caressa la toute première ligne, la plus ancienne. De nombreuses autres s'y étaient superposées depuis.

Le contact du cuir sur sa peau arracha un sursaut à Butch, mais il ne chercha pas à se dégager. V crut même entendre un léger gémissement. Il retira sa main, comme à regret.

_Si je compte bien, Cop, il t'en manque une...

Sa voix était rauque, tout comme celle de Butch lorsqu'il répondit en rabattant son Tee-Shirt :

_J'ai... Je n'ai pas pu y aller. Demain, j'irai...

_Mais ça compte de faire ça aujourd'hui, non ? Si tu veux, si tu es d'accord, j'ai ce qu'il faut ici.

Butch se retourna.

_Tu sais tatouer ? Non, c'est une question con, en fait ! Qu'est-ce que tu ne sais pas faire Mr Super QI...

_Content que tu aies retrouvé le sens de l'humour, Cop. Mais ouais, je sais tatouer. C'est moi qui m'occupe de ça pour la Confrérie. Nous, on rajoute juste du sel dans l'encre pour que notre peau marque comme celle des humains, mais sinon la technique est fondamentalement la même.

_À part toi et le brun avec les piercings, je n'ai vu personne d'encré ici. Il y a un sens super secret à vos tatouages ou tu peux me dire ?

_Pour Qhuinn, la larme rouge, c'est le symbole de sa fonction : il est l'Ahstrux Nohtrum de John, son garde du corps si tu veux. Cet engagement les lie jusqu'à la mort. Les autres, ceux qui sont tatoués dans le dos, ça a rapport avec leur union.

Butch nota bien que V avait fait l'impasse sur ses propres tatouages. Sans doute une de ses expériences à la con. Son passé, tout ça. Aussi préféra-t-il changer de sujet.

_Leur union ? Tu veux dire un genre de mariage ?

_Ouais. Quand un guerrier choisit sa shellane, la coutume veut que ses Frères lui gravent dans le dos le nom de sa compagne. Certains hellren me demandent d'ajouter un tatouage.

_Gravé ? Rien que ça ? Vous auriez pas un faible pour les fouets et les chaînes quand même ? ironisa Butch.

V se détourna sans répondre et alla chercher une grande mallette. Butch aurait pu jurer l'avoir entendu ricaner.

_Alors, Cop, qu'est-ce que t'en dis ? On y va ?

_Un peu qu'on y va... Merci, mon pote.

_Ouais, ouais, ça va, répliqua V d'une voix bourrue. On verra si tu me remercieras toujours quand je jouerai de l'aiguille...

Butch se marra : c'était tout V de refuser les remerciements.

_Allez, Cop, vire ton Tee-Shirt et allonge-toi, ordonna celui-ci en désignant la méridienne du canapé.

Butch obtempéra et se mit à plat ventre, la tête posée dans ses bras repliés. Il entendit V préparer ses instruments, tester le pistolet qui émit une petite vibration caractéristique, et s'approcher de lui. Le bruit de gants en latex qu'on enfile résonna, puis Butch sentit le canapé ployer. V s'était installé à califourchon sur ses cuisses pour avoir un meilleur accès.

Pour masquer la légère gêne que lui causait cette proximité, Butch préféra blaguer.

_La vache, tu pèses une tonne, mon cochon !

_Je suis une vache ou un cochon ? Décide-toi ! Et puis, non, boucle-la, ordonna V, et arrête de remuer si tu ne veux pas que je te fasse une licorne...

_C'est que t'en serais capable, enfoiré, s'esclaffa Butch.

Dès qu'il entendit le pistolet se mettre en marche, il se figea, restant parfaitement immobile pour ne pas gêner V. Égal à lui-même, il travaillait sans filet, clinique et précis.

Après tout, qu'est-ce que c'est pour un génie que de tracer une ligne droite à main levée ?

Butch retint sa respiration quand la main de V prit appui sur ses reins pour poursuivre la ligne vers la droite. La chaleur du vampire le réchauffait de nouveau.

Ainsi retenu sous lui, Butch était éminemment conscient du poids de son tatoueur. Et même s'il se demandait un peu quelle attitude adopter, il se sentait bien, comme lorsque V l'avait pris dans ses bras un peu plus tôt. C'était tellement naturel de partager ce moment ensemble.

Pourtant, un an plus tôt, il n'aurait jamais imaginé se sentir assez proche de quelqu'un pour l'envisager. Ça avait du bon de ne plus être seul...

***

V eut rapidement terminé son œuvre, trop rapidement à son goût. Sachant que rien ne serait jamais possible entre eux deux, il voulait profiter le plus possible de ce genre de moment. Cette facette de Butch, vulnérable, à vif, n'appartenait qu'à lui.

Pour l'instant, se sermonna-t-il.

Un jour, peut-être pas si lointain, une gentille humaine viendrait s'ajouter au tableau, qui cuisinerait des petits plats accoucherait à terme de deux trois marmots dans les bras.

Alors pas la peine de s'infliger plus longtemps ce supplice de Tantale, surtout que Butch n'apprécierait sûrement pas de sentir une queue rigide contre ses cuisses. Or la situation devenait critique à ce niveau-là !

V se releva, mais ordonna à Butch ne pas bouger. Il partit chercher un tube de crème dans son sac et revint pour en badigeonner le tatouage. Après tout, il n'était plus à une ou deux minutes de torture près...

Il paracheva le travail en étalant un morceau de film plastique sur son oeuvre.

_C'est bon, Cop, tu peux te rhabiller. Évite la douche à grandes eaux pendant une semaine ou deux si tu ne veux pas que ça bave. Enfin, tu connais la chanson...

Butch hocha la tête en se relevant et enfila son Tee-Shirt. V était à la fois soulagé et déçu. Qui sait quand il aurait une nouvelle occasion d'admirer le spectacle ?

Tout à ses pensées, il continuait à ranger son matériel et ne vit pas venir le moment où Butch lui attrapa le bras. Surpris, il se retourna vers lui et faillit se cogner à la poitrine de l'autre homme, qui se tenait bien plus près de lui qu'il ne l'avait escompté.

_Hey, V, je sais que tu vas me dire que je vire sentimental et que tu t'en secoues, mais moi, j'ai besoin de te le dire. Alors, merci pour le tatouage. Merci pour ce soir. Et puis merci d'être là...

Butch marqua une pause.

_La vache, avant de te connaître, j'aurais jamais pensé dire ça à quelqu'un.

La tension qui s'était un peu relâchée dans le corps de V explosa d'un coup. Sans doute trop de sang déserta-t-il son cerveau pour se concentrer dans sa queue, mais toujours est-il qu'il fut incapable de réfléchir.

Butch était si proche, si ouvert à lui, essayant de masquer son embarras derrière un sourire gouailleur. V perdit la tête, agrippa son flic d'un coup et entreprit de l'embrasser à perdre haleine. Oubliées la froideur, la distance, et toutes ces conneries de domination...

Il sentait les lèvres pleines et souples sous les siennes et ça lui suffisait.

Peut-être que Butch était en train de hurler ou de le tabasser. V aurait été bien incapable de le dire tant la sensation l'avait rendu fou. La bouche ferme était incroyablement douce, ce qui offrait un contraste saisissant avec la barbe rêche qui commençait à pointer sur la large mâchoire.

À ce moment, et contre toute attente, un miracle se produisit : Butch lui répondit. Presque timidement, ne remuant que les lèvres, le reste du corps comme figé. V pensa s'envoler. Il saisit la lèvre inférieure de Butch entre ses dents pour la mordiller doucement. L'autre homme gémit et enroula son bras libre autour du cou de V.

Il se démenait désormais comme si sa vie en dépendait, accroché aux épaules de V, soumis aux attentions de ses lèvres. Avide de nouvelles sensations, ce dernier fit courir sa langue gourmande sur la lèvre légèrement meurtrie qu'il venait de relâcher.

Bien que complètement novice dans l'art du baiser, la réaction encourageante de son pyrocant suscitait un million d'envies nouvelles chez V. Il hésitait pourtant à aller plus loin, à poursuivre son offensive en terre inconnue.

Il n'eut cependant pas à se poser la question longtemps parce que, répondant aux assauts sur sa lèvre inférieure, ce fut Butch qui força la bouche de son assaillant de sa langue. V lâcha un long feulement d'approbation et son flic se haussa sur la pointe des pieds pour avoir un meilleur accès. Sans soucis de technique, il envahissait la bouche offerte, avide de tout ce que V pourrait lui offrir. Et ce dernier était prêt à tout concéder. Les canines complètement sorties, il avait oublié ses appréhensions et rendait coup pour coup dans ce baiser sans concession.

Submergé par les sensations, il avait toutes les peines du monde à se retenir de marquer Butch comme sien. Pour se détourner de ce désir dévorant, il le serra plus étroitement, logeant son érection contre le ventre ferme. Ce fut aussi cette sensation qui brisa l'instant.

D'un bond, Butch se rejeta en arrière et les deux hommes se firent face, haletants. V sentit la gêne envahir l'atmosphère, bientôt masquée par l'odeur puissante de la colère. Les yeux noisette se chargèrent de nuages juste avant qu'éclate l'orage.

_Putain, tu me fais quoi là ?

V ne répondit pas. Encore trop secoué par l'expérience, il se sentait très vulnérable et n'appréciait pas du tout cela. Il préféra se retrancher derrière son habituelle carapace d'indifférence. Évidemment, Butch n'était pas décidé à lâcher le morceau si facilement.

_Réponds, enfoiré ! C'était quoi ton délire, là ?

V fronça les sourcils, agacé. Butch voulait tout lui mettre sur le dos ? Faire comme s'il ne lui avait pas rendu son baiser comme si sa vie en dépendait ?

La moutarde commençait à monter au nez de V, aussi opta-t-il pour le sarcasme.

_Je n'ai pas eu l'impression de te forcer, Cop.

***

C'en fut trop pour Butch qui avait déjà du mal à se débattre avec son propre déni. Il cogna. V n'eut pas l'air d'apprécier du tout. Un grognement menaçant roula dans sa gorge, faisant jouer sa pomme d'Adam.

Derrière sa colère, Butch remarqua bien qu'il avait blessé son ami, et pas physiquement parlant. Mais, trop englué dans ses propres contradictions, il préféra enfoncer le clou.

_Tu te fous de ma gueule là, j'espère ?

V garda le silence, mais les yeux de diamant devinrent soudain luminescents, tout comme sa main droite. Une aura lumineuse de plus en plus intense l'entourait. La température de la pièce chuta d'un coup, passant de tropicale à polaire. Butch mesura pour la première fois l'ampleur du pouvoir de V et à quel point cet enfoiré pouvait être impressionnant. Il se contrôlait à peine et sa puissance rayonnait librement dans la pièce.

***

Foutu instinct de protection !

V aurait aussi aimé pouvoir se libérer de sa tension à grand renfort de mandales. Sauf que sa nature le lui interdisait, du moins quand il s'agissait de Butch. N'importe qui d'autre aurait fini en boulettes à couscous. Mais ce foutu humain n'était pas n'importe qui, n'est-ce pas ? Après tout, est-ce que Vishous embrassait n'importe qui ?

L'évocation cuisante de son humiliation fit bouillir son sang de guerrier, aussi préféra-t-il se détourner, à la recherche d'un exutoire. Il se dirigea à grands pas vers la porte de la Piaule qu'il arracha presque de ses gonds. Bien décidé à mettre le plus de distance possible entre lui et ce salopard d'Irlandais, il se dirigea résolument vers le hall du manoir.

***

Butch, que ce départ soudain avait d'abord laissé interdit, se mit très vite en chasse, sommant V de s'expliquer et l'abreuvant d'injures très imagées. Sa proie accéléra, à tel point que le flic était obligé de lui courir après pour le suivre.

Les quelques Frères qui se trouvaient dans les salles bordant le grand hall passèrent des têtes ahuries par les portes. Face à ce spectacle, Rhage sentit sa mâchoire se décrocher. Bah, merde alors ! Il avait beau savoir que Butch occupait une place spéciale dans la vie de V, il n'aurait jamais pensé le voir se laisser insulter de la sorte. Qui plus est sans réagir, alors qu'à en juger par la lumière aveuglante qui l'entourait, V devait être sacrément en rogne. Son contrôle légendaire ne devait plus tenir qu'à un fil. Et pas bien épais le fil !

Il allait devenir urgent d'arrêter Butch avant qu'il ne termine en barbecue. Inconscient du danger, celui-ci s'époumonait toujours.

_J'en ai pas fini avec toi, enfoiré ! Reviens ici, espèce de lâche ! Tu vas t'expliquer, oui ou merde ?

Le tapage avait même fait sortir Zsadist. Occupé à bercer sa fille, il était visiblement parti pour décapiter ceux qui osaient déranger le sommeil de son enfant avec leurs braillements. Ses yeux manquèrent pourtant de jaillir de leurs orbites en suivant la scène surréaliste qui se déroulait devant lui. Il jeta un regard à Rhage, aussi éberlué que lui. Hollywood haussa les épaules en signe d'impuissance.

Avisant les deux guerriers, V se tourna vers eux. Quand il ouvrit la bouche, sa voix n'était plus qu'un long grondement.

_Je me tire de là. Si vous avez besoin, je serai au Commodore.

Sur ce, il se dématérialisa, laissant ses Frères se demander si ce qu'ils voyaient ne relevait pas de l'hallucination collective.

Le hurlement de rage que poussa Butch leur fit tourner la tête.

_REVIENS ICI, SALE ENFOIRÉ D'ENFANT DE PUTAIN !!!!!

Rhage sortit de sa torpeur et s'avança, presque timidement.

_Heu, Cop, il est parti là. Il ne t'entend pas. Dis, je peux savoir ce que tu as fait pour lui coller les nerfs comme ça ?

Butch se retourna d'un bloc, ses yeux noisettes obscurcis par la fureur. Pour un humain, il était plutôt impressionnant quand même. Et Hollywood savait à quel point Butch pouvait se foutre de tout quand il était en colère.

Bon, calmer le jeu et vite...

_Moi, je lui ai collé les nerfs ? vociféra Butch. Bordel, ce serait plutôt moi qui devrais les avoir. Et ce sac à merde qui se barre comme ça ! Merdeeeee... Et qu'est-ce que ce connard peut bien foutre au Commodore ?

Un silence gêné flotta dans le hall où les avaient rejoints Thor et Phury, attirés par le raffut. Les Frères se regardaient entre eux, se refilant silencieusement la responsabilité de répondre à cette embarrassante question.

Butch les fixait désormais d'un air suspicieux, passant de l'un à l'autre avec acuité.

_Putain, mais quelqu'un va me répondre ! C'est sa salle de torture perso ou quoi ?

L'air se raréfia encore dans la pièce et Rhage toussa pendant que Phury s'étouffait avec sa salive. Zsadist, encore contrarié par le fait que cette petite scène de ménage ait réveillé sa fille, esquissa un sourire digne de son nom.

_Hé bien, figure-toi que tu n'as pas tout à fait tort. Tu l'as tellement bien foutu en rogne qu'il va sûrement aller se détendre en flagellant un ou deux soumis.

Butch demeura un moment sans comprendre. Il dut avaler sa salive deux fois avant de pouvoir parler.

_Soumis ? .

Le sourire de Z s'élargit jusqu'à devenir franchement effrayant.

_Tu sais, des gens menottés sur une table, avec un bâillon dans la bouche. Et qui adorent avoir mal... Très mal...

À cette évocation, la colère de Butch retomba comme un soufflé. Il peina à bredouiller sa réponse.

_V est... Heu... comme ça ? Je veux dire... Un genre de délire SM ?

_Et ça t'étonne, Cop ? s'esclaffa Z.

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