Partie 4
Eden et Jérôme continuèrent leur lecture, absorbés par les récits d'Estelle. Chaque nouvelle histoire les transportait dans un monde différent au rythme de la plume. Les pages défilaient une à une sous leurs yeux. Le temps s'écoulait sans mesure, étirant les minutes et déformant les heures. Au dehors, la nuit envahissait déjà les rues de la ville. Sans qu'ils ne s'en rendent compte, Eden et Jérôme avaient atteint les dernières pages du premier cahier. Le titre encré en haut de la feuille attira leur attention.
Fragments de récits que je n'écrirai jamais
Histoire d'un rêve
Pas trace de la banlieue que nous avions quittée, ni de la campagne qui aurait dû la remplacer. Au lieu de ça je pus voir toutes les nuances de bleu et de vert se fondre dans un mélange en perpétuel mouvement. Quand enfin le tournoiement de couleurs cessa, je vis une étendue sableuse parsemée de dunes. Rien ne bougeait, ou presque. En plissant les yeux je distinguais un groupe de silhouettes qui s'approchaient du train arrêté.
Comme hypnotisé, je descendis du véhicule pour rejoindre ces ombres du désert. Ils étaient une dizaine. Des hommes à la peau mate, drapés dans de longs tissus qui claquaient dans le vent. Celui qui semblait être leur chef me donna un collier - ou plutôt une ficelle à laquelle pendait, comme une sorte d'amulette, un cristal noir et brillant - et je remontais dans le train. Ce dernier s'ébranla et les roues mordirent les rails. Le mutisme de ces hommes m'avait laissé étrangement serein et confiant.
Au fil des mètres et des kilomètres avalés par la puissance du moteur, les paysages se fondaient et se recomposaient dans un ballet de formes et de couleurs. Au fil des mètres et des kilomètres, je traversais le temps, je traversais les âges.
Le temps d'une nuit
La bande d'amis avait pris l'habitude de s'asseoir par terre, sur les tapis qui recouvraient presque entièrement le parquet usé parle temps et le passage. Dès l'arrivée des premiers froids, ils s'installaient sur le tapis à poils longs devant la cheminée. La lueur des flammes suffisait à remplir la pièce d'une lumière chaude et douce, réconfortante. Tout comme les autres, Alban pouvait rester des heures à contempler le feu, hypnotisé par la danse de ses flammèches. Rassemblés près de l'âtre, les adolescents savouraient le chocolat chaud et les sablés que leur hôte préparait divinement bien.
La plupart des gens du quartier le disaient excentrique, bizarre voire fou. Mais cela n'avait pas empêché les jeunes de nouer une solide amitié avec cet homme seul. Veuf et sans enfants, il était devenu une sorte de grand-père d'adoption pour ce groupe d'amis qui se connaissaient depuis leur plus jeune âge. Ses cheveux grisonnants toujours en bataille lui donnaient cet air d'avoir assisté à une expérience scientifique ratée que les adolescents aimaient bien. Il racontait souvent des blagues et lorsqu'il riait, de petites rides se dessinaient au coin de ses yeux.
- J'aurais tellement aimé pouvoir lire ces histoires, surtout Histoire d'un rêve et Le temps d'une nuit.
- L'extrait qui s'appelle Senteur lilas avait beaucoup de potentiel mais tu as raison, ceux-là ont quelque chose en plus. On dirait de petits instants de vie pris sur le vif. Elle avait vraiment un don pour écrire ces choses-là
-Tu penses qu'elle avait déjà pris sa décision quand elle a rédigé ces pages ?
- Sûrement, murmura l'homme.
Le deuxième carnet attendait encore d'être parcouru. Ils l'ouvrirent ensemble mais Eden ne le lit pas. Cet ouvrage était trop personnel. Elle resta seulement aux côtés de son ami comme une présence réconfortante. Les yeux de Jérôme ne déviaient plus de ces lignes tracées à l'encre noire. Happé par le livre, il tournait inlassablement ces pages qu'il avait lui-même assemblées. L'odeur familière de ce papier choisi avec soin embaumait son cœur morcelé. Au fil des mots prononcés sans un bruit, le souvenirs des moments heureux remplaçait les images sombres et amères qui tournoyaient sans cesse dans les pensées du relieur.
Longtemps il avait eu peur de ce qu'il découvrirait dans les carnets. Aujourd'hui ces deux ouvrages lui apportaient la paix qui lui manquait depuis tant d'années. Grâce à la présence discrète de son amie, assise à ses côtés, il trouvait enfin le courage de replonger dans son passé et de faire face à ses démons. Il était temps pour lui désormais de laisser partir les fantômes et les regrets qui hantaient ses jours et ses nuits.
***
Jérôme savait que cette dernière page était la plus importante. Pourtant il ne posa même pas un regard dessus. Elle était trop importante et personnelle. Il préféra attendre d'être seul pour se plonger dans ce récit, celui des derniers instants de vie de sa petite sœur. La boule au ventre, il rouvrit le carnet.
À un souffle de toi
Je me raccroche à tes murmures, à ta voix que j'ai tant aimée. Tes yeux humides sont rivés aux miens. Toi aussi tu t'accroches. Tes larmes déchirent mon cœur d'écorchée vive et les sillons qu'elles ont laissés rougissent ton visage si magnifique. Tu es là, si proche et pourtant si loin. Tu me prends la main. Je sens la douce chaleur de tes doigts entrelacés avec les miens.
La lumière crue de la chambre me fait mal aux yeux. Ton image tremblante est nimbée d'un brouillard pâle. Tout est blanc autour de moi. Tu es la seule source de couleur dans cet univers aseptisé.
Tu me parles mais je ne comprends plus ce que tu me dis. Mon état s'est dégradé. Tes lèvres bougent mais aucun son ne me parvient. Je voudrais pouvoir te toucher, te dire que tout va bien. Seulement mon corps ne répond plus, je ne le contrôle plus. Pourquoi ?
Tu n'es pas seule. Je sens une autre présence. Qui est-ce ? Je n'arrive pas à le voir. Est-ce mon frère ? Si c'est lui, je t'en prie, dis lui que je l'aime. Il faut qu'il l'entende une dernière fois avant que je parte.
Je ne ressens plus rien. Plus de douleur, pas d'émotions non plus. Même la chaleur de ta peau contre la mienne a disparu. Le seul contact qu'il nous reste est visuel. Mais bientôt tu commences à devenir floue. Une brume légère trouble ma vision. Le brouillards'opacifie. Il t'enveloppe de plus en plus. Tu disparais. Je perds le dernier lien qu'il me restait avec toi.
J'entends un bip long, puis plus rien. Il ne reste qu'un voile blanc sur mes yeux et une boule de coton dans mes oreilles. Je t'ai perdue.
Tout est terminé. Tu étais là, si proche et si lointaine. Une expiration aurait pu abolir la distance qui nous séparait. Une inspiration nous aurait réunies. Il aurait suffi d'une respiration pour que renaisse la vie.
Je n'étais qu'à un souffle de toi.
Chaque phrase s'ancrait dans sa mémoire et réveillait la souffrance qu'il gardait enfouie au plus profond de son âme. Chacun de ces mots broyait son cœur. Cette douleur lui tira les larmes mais elle était nécessaire. Il avait besoin d'en passer par là pour faire son deuil et recommencer à vivre, libéré du poids des secrets.
Jérôme sécha ses pleurs et s'endormit. Il étreignait l'ouvrage, comme pour garder encore un peu sa sœur auprès de lui. Cette nuit-là, Hélène veilla sur le sommeil de son aîné.
- Je suis fière de toi, murmura-t-elle à l'oreille du trentenaire. Tu me manques aussi mais il est temps que tu passes à autre chose et que tu tournes la page. Je t'aime grand frère...
La jeune femme déposa un dernier baiser sur son front et regarda le tendre sourire qui s'épanouissait sur ses lèvres avant de quitter ce monde auquel elle n'était plus rattachée que par les souvenirs du relieur.
Fin
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