Partie 2
Ce matin-là, la jeune femme terminait l'emballage d'un ouvrage ancien, fruit d'un long travail de restauration, qui devait être expédié dans l'après-midi. La porte s'ouvrit et un courant d'air glacial s'engouffra dans la pièce. Un homme entra. Il était emmitouflé dans un épais manteau et quelques flocons de neige s'accrochaient encore dans ses cheveux.
— Bonjour, je vous avais appelé à propos d'un livre que je souhaite faire restaurer.
— Ah ! Vous devez être Mr Ohayon.
L'homme acquiesça sans un mot.
—Bien ! venez avec moi, nous allons voir ça. Eden, tu prends le relais sur la commande de Mr Maillard. Le grecquage est fait donc tu passes à la couture des cahiers dès que tu as terminé le paquet pour les Archives Départementales.
Faisant abstraction des deux hommes, la jeune femme se concentra sur sa tâche. Le premier cahier posé sur le cousoir, elle vérifia que toutes les ficelles étaient bien en place dans la série d'encoches découpées au dos du livre. Elle procéda ensuite à la couture de ce premier cahier qu'elle attachait aux ficelles à l'aide d'un fil plus fin. Eden réitéra l'opération pour le reste des cahiers qui constituaient l'ouvrage. La concentration était de mise lors de cette étape, il ne s'agissait pas de coudre les cahiers dans le mauvais ordre ou dans le mauvais sens. Et bien que la tâche soit quelque peu répétitive, elle ne s'en lassait pas car c'était à cet instant que les livres prenaient enfin vie. La demoiselle étouffa un bâillement.
Courage ! Plus qu'un cahier et elle en aurait terminé pour ce matin. Son employeur était toujours en grande conversation avec le client mais elle remarqua que ses yeux brillaient, comme s'il tentait de retenir des larmes qui ne demandaient qu'à couler le long de son visage. Quelques mots, une dernière poignée de main et le relieur raccompagna l'homme jusqu'à la porte. Lorsqu'il revint vers elle, la jeune femme croisa son regard clair. Elle ne s'était pas trompée.
— Qu'est-ce qui ne vas pas ?
— Rien, ça va. Ne t'inquiètes pas.
Il avait beau être son supérieur hiérarchique et de douze ans son aîné, à cet instant ces considérations n'avaient aucune importance. Il n'était plus question de patron ni d'employée.
— Franchement Jérôme, tu crois que je n'avais rien remarqué ? Tu parlais avec un client et maintenant tu as les larmes aux yeux. Viens, on va aller s'asseoir et tu vas tout me raconter.
***
L'esprit ailleurs, il n'opposa aucune résistance lorsqu'elle le prit par le bras. Il se laissa guider jusqu'au fond de l'atelier. La demoiselle poussa une porte dérobée et ils se retrouvèrent dans une cage d'escalier. Elle le fit asseoir sur la première marche et s'installa à ses côtés.
— Bon alors, qu'est-ce qui t'a mis dans cet état ? Toi qui est toujours si souriant d'habitude...
L'homme ne répondit pas. Perdu trop loin dans ses pensées, comme déconnecté du réel. Les mots d'Eden ne l'atteignaient pas. Étouffés par sa bulle de souvenirs, ils fanaient avant même de pouvoir lui parvenir.
— Je t'en prie, répond. Tu m'inquiètes vraiment là. Que s'est-il passé pour que tu sois si renfermé tout d'un coup ? Où donc a disparu le Jérôme que je connais ? Je vois bien que quelque chose ne va pas. S'il te plaît, parle-moi.
— Je vais fermer l'atelier cet après-midi. Rentre chez toi.
— Non ! Tu pourras me virer après si tu veux mais là je n'obéirais pas. Il est hors de question que je te laisse tout seul.
Les larmes qui perlaient au coin de ses yeux depuis de longues minutes se mirent à couler le long de son visage. Il ne chercha même pas à les retenir.
— Rentre chez toi... Je t'en prie, laisse-moi seul.
Sa voix rauque entrecoupée de sanglots heurta la jeune femme en plein cœur. Elle glissa son bras dans le dos de Jérôme et l'attira vers elle. De son pouce elle traçait des cercles apaisants sur son épaule. Eden répétait la même attitude que sa mère avait avec elle lorsqu'elle était plus jeune. Ses gestes estompaient la douleur, sa voix enveloppait le relieur d'un murmure rassurant. Il n'y aurait jamais cru. Et pourtant les bras de son employée lui procuraient un réconfort inespéré. Son amitié sincère avait plus fait pour lui en quelques minutes que tous les psychologues qu'il avait pu consulter ces dernières années. Le blocage qu'il ressentait face à ces médecins s'évaporait en présence de la jeune femme.
Des heures durant elle veilla sur son ami. Il s'était endormi entre ses bras et, même dans son sommeil, il pleurait encore. Quel passé avait pu laisser de telles séquelles ? Quelles invisibles cicatrices cachait-il dans son silence ? Elle prit sa main dans la sienne. Il frémit à son contact puis referma ses doigts sur ceux de la jeune femme.
— Tu ne t'en doutes peut-être même pas mais j'ai remarqué que tu étais toujours sur tes gardes. J'ai bien vu que tu te crispais à chaque sonnerie du téléphone, murmura l'employée plus pour elle-même que pour cet homme assoupi contre elle. Combien de mauvaises nouvelles as-tu apprises comme ça ? Si seulement tu me faisais confiance...
Jérôme commençait à s'éveiller. Ses yeux clairs, rougis par les larmes, se posèrent sur Eden puis sur leurs mains entremêlées. Un peu gêné, il se redressa et lâcha la main de la jeune femme. Il n'osait plus la regarder en face, son attention demeurait rivée au sol.
— J'ai confiance en toi bien plus que tu ne l'imagines. Aujourd'hui c'était la première fois que je perdais le contrôle devant quelqu'un. Tu as vu tout ce que je dissimule et que je tente d'enfouir faute de pouvoir l'oublier. Et le fait que tu t'obstines à rester alors que je te suppliais de partir... Merci.
Merci. Ce simple mot si important aux yeux d'Eden car il signifiait qu'elle avait réussi, au moins un peu, à aider son ami.
— Quand j'étais petite, ma mère me disait que parler permettait d'évacuer la tristesse et elle avait raison. Je pense que ce dont tu as besoin, toi, c'est de parler mais surtout d'être écouté. Alors je voulais te dire que je suis là pour toi et que je serais là tant que tu auras besoin d'une oreille attentive ou même juste d'une épaule pour pleurer.
Le relieur garda le silence un court instant puis se lança, résolu à se confier.
— La réponse est deux. Le nombre de mauvaises nouvelles que j'ai apprises par téléphone, s'empressa-t-il de préciser. Seulement deux... mais elles m'ont anéanti.
Il sécha les larmes qui avaient refait leur apparition et commença à raconter son histoire.
***
Quelques années plus tôt, Jérôme, alors âgé de presque vingt-cinq ans, venait d'ouvrir sa propre boutique de relieur. À cette époque, il vivait encore chez ses parents en attendant d'avoir les fonds pour rénover l'étage au-dessus de l'atelier et y emménager son propre appartement. Sa sœur et lui avaient toujours eu de bonnes relation avec leurs géniteurs. Enfin... jusqu'à ce qu'elle parle de leur présenter sa petite amie. Ce jour-là les murs tremblèrent. La jeune femme fut mise à la porte avec, pour seul bagage, les vêtements qu'elle portait. Jérôme, que l'attitude de ses parents révoltait, lui glissa les clés de son atelier avant qu'elle ne franchisse le seuil une dernière fois. Le soir même, il attendit que la maison s'endorme et entreprit de rassembler les affaires de sa sœur dans des cartons. Au matin, il partit travailler comme si de rien n'était et entreposa les caisses à l'étage. La nuit suivante il réitéra l'opération et emballa ses propres affaires. Avant de partir il rédigea une courte note à l'attention de ses parents : "Je ne peux pas accepter, et encore moins tolérer, ce que vous avez fait à Hélène. Vous avez rejeté votre fille. Félicitations ! Vous venez de perdre aussi votre fils." Le jeune homme partit sans se retourner. Depuis ce jour il n'eut plus aucun contact avec ceux qui l'avaient élevé.
Sa sœur et lui s'installèrent au-dessus de l'atelier. Le confort y était sommaire mais tout valait mieux que de retourner dans cet endroit où ils avaient grandi. Afin de couper définitivement les ponts avec leurs géniteurs, ils entamèrent même une procédure pour changer leur nom de famille. Jérôme et Hélène Lecorre devinrent Jérôme et Hélène Astier. Un jour, la jeune femme aborda son frère.
—Ma petite amie a vraiment envie de rencontrer ma famille et je voudrais que ce soit toi qu'elle rencontre parce que tu as été ma seule famille depuis qu'ils m'ont mise à la porte. Ça te va si on fait ça demain soir quand tu auras terminé ton travail à l'atelier ?
Le jeune homme accepta sans même y réfléchir. Le lendemain il fit la connaissance d'Estelle, une charmante jeune femme passionnée d'écriture. Elle avait quitté sa ville natale pour venir étudier la littérature et avait rencontré Hélène le jour de la rentrée. Bientôt, la jeune femme rendit visite à Jérôme et Hélène de plus en plus souvent. Le jeune homme appréciait beaucoup Estelle, et surtout, il aimait voir sa sœur si heureuse avec elle. Mais les années passèrent et les choses changèrent. Ils étaient trois, il était désormais seul.
***
— Qu'est-ce qu'il s'est passé après ?
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