Chapitre 4 : Clic-clac
Mina ouvrit les yeux trois heures plus tard. Elle se sentait tellement faible qu'elle n'essaya même pas de lever un bras. Elle battit des paupières puis se rendit compte qu'elle était dans sa chambre. Il lui fallut cinq bonnes minutes pour se souvenir qu'aux dernières nouvelles, elle aurait dû se trouver dans une immense salle cargo entourée de sales types qui voulaient la tuer et d'un petit poulpe violet armé d'une barre métallique et d'un cahier. Tout ceci lui paraissait flou et assez invraisemblable, aussi se demanda-t-elle en levant difficilement une main vers sa tête si ces étranges images n'étaient pas une fois de plus le fait d'une soirée un peu trop arrosée...
Mina sentit du mouvement à côté d'elle et découvrit Roy, une main posée sur sa joue. Il avait le visage tuméfié et les yeux rouges.
― Il a fini par s'endormir, il avait grand besoin de repos, dit une voix à côté d'elle.
Au temps pour la soirée arrosée...
Le petit poulpe violet avait sorti un tricot et des lunettes et était en train de compter ses points.
― Essaye de dormir encore un peu, lui conseilla-t-il.
― Roy ! Réveille-toi ! s'écria Mina en secouant l'épaule de son compagnon.
S'ensuivit un cri de douleur quand ses mouvements se répercutèrent dans sa jambe droite.
À peine eut-elle touché Roy qu'il était déjà assis sur le lit et la serrait dans ses bras.
― Mina ! Ne me quitte plus ! Épouse-moi ! cria-t-il.
La jeune femme poussa un nouveau hurlement de souffrance, le poulpe se moucha bruyamment dans un carré de tissu blanc sorti de nulle part, l'écran rétractable se déploya en bipant, une alarme rugit dans le poste de pilotage.
― Oui, bonjour, vous êtes bien sur l'écran portable des deux électras, puis-je leur transmettre un message ? ... Il est actuellement occupé, c'est tellement émouvant...
Nouveau mouchage. Roy releva la tête et bondit sur le poulpe pour lui reprendre l'écran. Mina parvint à étouffer un nouveau cri mais ses yeux formèrent deux splendides disques quand le jeune homme fit bouger le lit.
― Monsieur Hal... marmonna Roy une fois l'écran en main.
― Tu as de la chance que ce soit moi... fit la voix de Hal. Si les mauvaises personnes apprenaient qui vous êtes... Même si ça ne parlerait pas à tout le monde... C'est qui, ce poulpe ? Et qu'est-ce que c'est que cette tête ? Tu as croisé un gorille de l'espace ?
Roy se dirigea vers le poste de pilotage et referma la porte de la chambre derrière lui.
Mina resta immobile un instant, le temps que la douleur lancinante dans sa jambe se calme. Elle détendit ensuite tous ses muscles, assaillie par une fatigue et une nausée intenses. Quand un tissu froid et humide se posa sur son front, elle laissa échapper un soupir de soulagement.
― Tiens bon encore un peu, dit le poulpe. Nous serons chez un médecin dans quelques heures.
― Pas besoin, grommela-t-elle. Et me touchez pas, c'est dangereux, je suis pas en forme.
― Tu verrais ta tête, tu ne dirais pas ça. Et je suis équipé, ne t'en fais pas.
Mina tourna péniblement la tête pour examiner la créature.
Elle ressemblait en tout point à un poulpe avec ses huit tentacules couverts de ventouses sur un côté... si tant est qu'un poulpe eut dans sa garde-robe des gants sur-mesure en caoutchouc. Cependant, contrairement aux poulpes qu'elle voyait étant petite quand elle plongeait avec son père, celui-ci était doté de pupilles inexpressives bien rondes. Passait encore.
― Vous parlez, fit-elle remarquer.
― Effectivement, répondit-il. Je suis facteur de vaisseaux, j'ai donc appris de nombreuses langues afin de commercer plus facilement et promouvoir mon savoir-fai...
― Mais vous êtes un poulpe.
La créature agita ses tentacules. Était-ce un signe de fierté ou de colère ? Avec ses yeux globuleux, difficile à dire...
― Insulte ! Outrage ! Je suis un éminent citoyen de la planète Glofraajkg, propriétaire de la plus grande entreprise de raffinage de glofrimskg de l'univers et facteur de vaisseaux renommé aux vingt-cinq coins de l'univers ! Je ne permettrai pas à une enfant de...
Colère, donc.
Ici et là dans sa diatribe se glissaient des cliquetis et des sifflements que Mina interpréta comme des mots étrangers, sans doute prononcés dans la langue maternelle de son interlocuteur.
Ce poulpe (peu importe ce qu'il disait, c'était un poulpe, point) était donc un chef d'entreprise connu quelque part, voire partout, et construisait des vaisseaux spatiaux. Roy avait peut-être immédiatement deviné qui il était et d'où il venait. Il avait énormément voyagé avec ses parents pirates dont il avait hérité le Crow et était un puits de connaissances sur les extra-terrestres qu'ils croisaient au cours de leurs voyages.
― Moi, c'est Mina, et vous ? demanda-t-elle une fois que la créature eut fini son monologue, par politesse.
― Jleeklakch, répondit-il.
Elle regretta sa question.
― Enchantée, dit-elle néanmoins.
Le poulpe posa sur elle un œil vide qu'elle s'imagina sceptique. C'est en tout cas cette émotion qu'elle aurait ressentie à sa place.
― ... Je peux vous appeler monsieur Clic-clac ? hésita-t-elle.
C'était plus ou moins ce qu'elle avait entendu quand la créature avait prononcé son nom. Ce dernier leva deux tentacules colériques.
― Mais bien sûr ! s'écria-t-il d'une voix ravie. Je vois que tu sais également être aimable, mon enfant.
Bon, comprendre ses émotions allait visiblement s'avérer plus compliqué que prévu. Elle arbora un sourire gêné.
― Et donc, que vas-tu répondre au petit ? demanda-t-il.
Elle le regarda d'un œil interrogateur.
― Sa demande en mariage, précisa-t-il.
― Ooooh ! Il plaisantait ! ria-t-elle. Il est très sensible et s'inquiète pour un rien, il a dit ça sans réfléchir.
Le poulpe ne répondit rien. Était-il déçu ? Fâché ? Gêné ? ... Endormi ?
Très compliqué.
Mina observa une nouvelle fois un silence gêné, ne sachant comment changer de sujet ni lequel aborder. Le poulpe l'observait toujours. Mépris ? Curiosité ?
― On voit rarement des électras de nos jours, fit-il remarquer. Je pourrais compter ceux que j'ai rencontrés sur mes tentacules, vous inclus.
Mina sentit l'agacement monter en elle.
― On n'est pas des bêtes de foire, répondit-elle en tournant la tête à la créature.
Les électras avaient été victimes d'un génocide appelé purge des infinis plusieurs décennies auparavant. Une extermination systématique et incompréhensible pour les principaux concernés qui s'étaient retrouvés pourchassés et abattus comme de vulgaires nuisibles. Était-ce à cause de leur intellect particulièrement supérieur dans les domaines technologiques ? Leur capacité à absorber l'électricité et à la manipuler à volonté sous toutes ses formes ? Le régime de la Suprapuissance Sapiens avait en tout cas décidé qu'ils étaient dangereux et avait ordonné leur élimination. De plusieurs milliers, ils étaient passés à quelques dizaines d'individus en moins d'un siècle. L'image de son père, sa mère et son petit frère de dix ans, couverts de sang, les yeux vides, et ces silhouettes noires masquées penchées sur eux, cette image qu'elle avait repoussée de toutes ses forces quelques heures auparavant, vint la frapper de plein fouet. Elle pinça les lèvres et serra les paupières, retenant ses larmes. Elle força une image de Roy en premier plan et se concentra sur l'amour qu'elle lui portait. La douleur reflua peu à peu.
Le poulpe n'avait rien ajouté. Peut-être était-il gêné de l'avoir vexée. Peut-être avait-il senti la peine qui l'avait étreinte quelques instants. Peut-être était-il concentré sur son tricot. Quoi qu'il en soit, le silence était revenu entre eux deux.
Quand Roy les rejoignit enfin, Mina soupira de soulagement. Il les contempla tour à tour, elle, blanche comme un linge, et le poulpe, qui entamait une nouvelle pelote.
― On approchait du filament cosmique, dit-il pour expliquer son départ pour le poste de pilotage. J'ai programmé le trajet et la sortie. On devrait atteindre notre destination dans six heures, finalement, les vents de matière noire nous sont favorables.
Mina acquiesça sans protester. Elle se sentait trop mal pour lancer une dispute sur le sujet d'une visite chez le docteur. Roy en profita pour s'asseoir à côté d'elle et fixa le poulpe.
― Tout d'abord, je tenais à vous remercier pour l'aide que vous nous avez apportée à bord du Métis. Nous ne nous en serions pas sortis sans vous.
La petite créature pencha la tête sur le côté. Roy poursuivit :
― À présent que la co-capitaine est réveillée, si vous nous expliquiez ce que vous faisiez sur ce bâtiment mère, monsieur Jleeklakch ?
Vantard, fulmina Mina. Comme elle s'en doutait, il savait d'où venait leur invité surprise et connaissait sa langue.
Le poulpe poussa un petit soupir.
― J'avais une commande, commença-t-il, je devais la livrer sur terre il y a une semaine, mais arrivé là-bas, on m'a plus ou moins kidnappé avec ma cargaison et fait embarquer discrètement sur le Métis pour nous emmener je ne sais où. Je devais y réaliser le blindage en glofrimskg du tout nouveau vaisseau dont ils commencent l'assemblage là-bas.
― Blindage en martène, traduisit Roy à Mina. Donc vous ne savez rien d'autre ?
Les yeux de la jeune fille s'écarquillèrent. En martène ? Le métal le plus résistant et le plus cher de l'univers ? Donc la planète... quelque chose, celle d'où venait le petit poulpe, c'était Martèlian ?
― Rien si ce n'est qu'une fois ce vaisseau terminé, je ne donne pas cher de la peau de votre petite résistance. J'ai eu un aperçu des plans : cette machine est monstrueuse. J'ignorais même qu'il était seulement possible d'imaginer de telles technologies de bord ! Et je n'ai eu vent que de celles qui avaient un lien avec la forme et le positionnement du blindage, je n'ose même pas penser à ce que le poste de pilotage ou les moteurs contiendront. Je parle de plusieurs générations d'avance sur ce qui se fait de nos jours !
Mina regarda Roy. Le poulpe était lui-même facteur de vaisseaux, impossible qu'il se soit fait berner par de faux plans. Lui mentir n'aurait pas non plus été dans l'intérêt de la Suprapuissance Sapiens qui avait requis ses services. Il restait donc une seule explication :
― C'est impossible, déclara Mina avant que Roy ait pu énoncer l'évidence.
Les électras découverts étaient tous éliminés sans exception. Jamais l'un des leurs n'accepterait de travailler pour la Suprapuissance si tant est qu'il y soit autorisé. Pourtant, à moins qu'il appartienne au plus grand génie que l'univers ait jamais compté en son sein, un cerveau humain normal était incapable de réaliser un tel exploit.
― Le concepteur est bien un électra, confirma Clic-clac. Et je pense que vous avez du souci à vous faire : il n'a que treize ans et a un bel avenir devant lui. Même pour quelqu'un comme vous, il a un sacré cerveau qui fera des ravages s'il est utilisé par les mauvaises personnes.
Roy gardait les yeux baissés sur ses doigts entrelacés.
― Apparemment, le troisième Supra recrute secrètement des électras dans son armée depuis quelques années. Il leur offre la vie sauve ainsi qu'à toute leur famille si, en échange, ils lui jurent fidélité et travaillent pour lui, annonça-t-il. Il ne souhaite pas l'anéantissement totale de tous les infinis : il veut simplement limiter notre nombre à ceux qui peuvent lui être utile et lui sont loyaux.
Mina le regarda sans comprendre.
― Comment sais-tu tout ça ? lui demanda-t-elle, incrédule.
― Monsieur Hal m'en a parlé, admit-il sans oser lever les yeux.
― Tout à l'heure, au téléphone ?
Il ne répondit pas, cherchant visiblement ses mots. Mina eut comme un doute.
― La mission qu'il nous proposait avait un rapport avec ça, pas vrai ? dit-elle.
Roy pianotait avec ses doigts, visiblement nerveux. Sa compagne comprit alors.
― On n'a pas attaqué le Métis par hasard, n'est-ce pas ? lança-t-elle. C'était lui, la cible de Hal ! Il voulait qu'on dérobe le martène qu'il transportait pour empêcher la construction de ce fameux vaisseau ! Tu avais déjà accepté la mission quand on a quitté Phizon !
Roy leva enfin les yeux.
― Il nous offrait un million de terras en échange ! On a besoin de cet argent, Mina, se justifia-t-il. Le Crow vieillit, il va bientôt falloir penser à changer le moteur principal. Tes bricolages l'ont fait tenir jusqu'ici, mais ce n'est qu'une question de temps avant qu'il ne lâche complètement. Pareil pour le système de pressurisation et de gravité artificielle.
― Résultat, tu as failli te faire tuer ! cria Mina.
― Et j'aurais dû l'être ! Plus rien ne t'aurait retenue dans ce bâtiment et tu aurais pu t'enfuir sans avoir à te mettre en danger pour moi ! Tu n'aurais pas été blessée...
Clic-clac posa un tentacule sur le sommet de sa tête.
― Oh, c'est pour ça que tu faisais tout pour faire monter la moutarde au nez du commandant de la Brigade ? demanda-t-il.
― Ça ne s'est pas passé comme prévu, regretta le jeune homme. Il savait qu'on était deux et il a dû comprendre que je tenais à elle... expliqua Roy avant de baisser les yeux vers Mina. Je l'ai tellement énervé qu'il a finalement décidé d'attendre de t'avoir tuée sous mes yeux avant de s'occuper de moi. Je suis désolé...
Mina sentit une bouffée d'amour l'envahir quand elle vit l'horreur qu'éprouvait Roy en se rappelant ce moment. Cette sensation fut rapidement remplacée par quelque chose de bien moins plaisant.
― Leur commandant ? s'étrangla-t-elle. On a tué leur commandant ?
C'était cette fois-ci la panique qui commençait à poindre. Roy et elle étaient morts. Jamais les types en noir ne les laisseraient s'en sortir vivants. Ils étaient probablement déjà fichés comme cibles prioritaires à abattre sans sommation.
― Ils voulaient vraiment que ce glofrimskg arrive à bon port, expliqua Clic-clac. Ils avaient eu vent de vos petites expéditions et se doutaient que la résistance vous enverrait attaquer le Métis.
― Super ! Maintenant, ils nous croient résistants ! s'exclama Mina.
― Je ne suis pas sûr que ça leur importe vraiment, corrigea Roy. Vu le nombre de bâtiments qu'on a attaqués dernièrement, on n'était plus à un chef d'accusation prêt... Et puis celui-ci leur suffit amplement.
Sur ce, il lui montra son poignet gauche sur lequel apparaissait un petit symbole infini. Mina frotta le sien sans même y jeter un œil. Elle le connaissait par cœur, l'ayant depuis qu'elle était née, comme toute sa famille. Personne ne savait d'où il venait, mais tous les enfants nés d'un père ou d'une mère particuliers avaient ce symbole gravé dans la chair, d'où leur nom : les infinis. Les électras n'étaient pas les seuls à le posséder, ils étaient de nombreux êtres humains aux capacités diverses et variées à l'arborer sur leur poignet. Ce signe s'accompagnait d'un numéro, inscrit lui à l'arrière de leur crâne. Comme tous les électras, Mina cachait sous ses cheveux courts, mais pas trop, le nombre cent cinquante-deux.
― Mais on n'a pas récupéré le martène, argua-t-elle. La mission est un échec. Non que je m'en plaigne...
― La Suprapuissance l'a perdu grâce à nous et on s'est enfuis avec leur facteur de vaisseaux. La résistance va devoir se contenter de ça et passer à la caisse, conclut Roy avec un clin d'œil.
― Les forces du régime se mettront sans doute en quatre pour retrouver mon glofrimskg, mais même s'ils y parviennent, ils ne pourront rien faire tant que je serai avec vous, ajouta le poulpe en bombant le torse (ah, cette expression, Mina la connaissait). Donc vous avez tout de même arrêté la construction de ce vaisseau monstrueux. Je qualifierais ceci de grande réussite pour la résistance !
Mina arbora un sourire. La voyant rassurée, le jeune homme lui passa une main dans les cheveux.
― Ne pensons plus à ça pour lui moment, lui dit-il. Repose-toi.
Il se leva sans lui laisser le temps de protester, fit signe à Clic-clac de le suivre, et referma la porte derrière eux.
Se retrouvant seule, Mina repositionna le tissu encore humide sur son front,relâcha ses muscles et sentit ses paupières se fermer malgré elle.
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