3 - Retrouvailles.

 Le visage fermé et le pas déterminé, mes frères traversent la pelouse sans un regard pour ce qui les entoure. Ils sont là et je ne réalise toujours pas. Matt et son air revêche, les poings enfoncés dans les poches de son blouson, suivi de Ben et son air... las, les bras ballants et les yeux baissés sur le sol. Les mêmes cheveux clairs en bataille, mais les traits plus creusés et plus de poils sur le menton. Ces trois années les ont transformés en hommes. Matt a encore pris en carrure, il en impose. Loin d'être un gringalet, Ben est moins massif. Cette différence a toujours été, l'un faisait du judo pour se défouler, quand le second courait sur les pistes d'athlétisme pour se libérer. Quant à leurs tenues... elles ont bien changé aussi. Ils respectent le dress code d'ici, mais les jeans sont usés, même déchirés, et pour Matt, des bottes en cuir ont remplacé les baskets. Il y a comme un léger laisser-aller. Raven m'a dit qu'ils habitaient une maison, j'espère que ce n'est pas un squat. Je les aime, mais pas question pour moi, je préfère encore un camping-car. Ils ont beaucoup changé en apparence, plus écorchés, mais toujours les mêmes à l'intérieur, je le sens. Mon cœur tambourine et leurs silhouettes deviennent floues, alors j'essuie du bout des doigts mes yeux embués.

Ils bifurquent lorsqu'ils aperçoivent Wade. Une fois devant lui, ils se cognent le poing en guise de salut. Je ne bouge pas. Je les admire avec un sourire niais, qui ne faiblit pas malgré les réflexions désagréables qui parviennent à mes oreilles, formulées sous forme de marmonnements. Mes frères ont dû en faire de belles pour inspirer autant de méfiance. Pourtant, ce sont des amours. Si je le disais à haute voix, les grincheux autour me prendraient pour une cinglée.

Ils discutent sans porter le moindre intérêt à l'entourage et ne risquent pas de me repérer. N'y tenant plus, je m'apprête à me lever, mais voilà que Wade me désigne d'un signe du menton. J'espère que cette andouille ne vient pas de sortir une ânerie du style « j'ai une ouverture avec la jolie petite blonde là-bas, je vais passer une bonne nuit », parce que j'en connais deux qui n'apprécieraient pas du tout. D'ailleurs, pas franchement intéressés, les garçons tournent la tête uniquement par politesse. Lorsqu'ils posent leur regard blasé sur moi, ils écarquillent les yeux. Pour sûr, ils pensent voir un mirage.

Je tends mon verre à Raven, qui au passage affiche aussi un sourire débile, et je m'élance. Matt inspire fortement, ouvre grand les bras et se met en position pour recevoir le boulet de canon qui s'annonce. J'allonge le pas en fixant son sourire et, dans un cri de joie, je finis ma course en lui sautant dessus. Enroulée à lui comme un koala, le serrant à l'étouffer, je plonge le nez dans son cou. Son odeur si familière me prend de plein fouet. L'odeur du bercail, de la maison, celle qu'on n'oublie jamais. Encore figé, Ben n'a toujours pas réalisé, alors je lui tends la main qu'il attrape vivement avant de se plaquer dans mon dos. Nous n'échangeons pas un mot, mais nous avons le même en tête : enfin !

Je sanglote de joie pendant que mes frères, ne pouvant se le permettre, tentent de contenir leurs larmes. Il ne faudrait pas qu'on les croie humains et doués de sentiments... Pourtant, leur voix les trahit, brisée dans les aigus, comme des ados en pleine mue.

Des murmures se font entendre autour. Les autres doivent s'interroger sur la folle qui saute sur Matt et qui en plus obtient un gros câlin. Quant à Wade, il est bouche bée sur une exclamation qui ne sortira jamais. Mes pieds retouchent le sol, je fais volte-face pour me pelotonner contre Ben pendant que le timbre grave de Matt résonne :

— On va s'asseoir près du feu. Wade, tu peux aller nous chercher à boire ?

— Mais... Tu ne me présentes pas ?

— Et pourquoi je te présenterais ma sœur ?

— Euh... Parce qu'elle va faire partie de ma vie aussi.

— Wade, tu te calmes tout de suite !

— Non mais c'est juste qu'on est tout le temps ensemble. T'excite pas.

Il ne faut jamais dire à Matt de se contenir, ça ne fait qu'empirer les choses. Ce serait dommage qu'ils se fâchent alors que je n'ai pas encore pu m'approcher de ce grand brun. J'interviens avant que ça dégénère :

— Matt, il a raison et je veux connaître tes amis.

Il grommelle, puis souffle en se tournant vers Wade.

— C'est Nell, notre sœur. Nell, c'est Wade, notre meilleur pote.

Ravi, il s'avance vers moi avec un large sourire qui lui fend le visage. Qu'il perd subitement lorsque Matt le rattrape par le col de son blouson.

— Hé, garde tes distances ! Va plutôt nous chercher des boissons.

Wade ne cache pas sa déception, mais il est bien avisé de ne pas insister. Je ne saurai jamais s'il avait l'intention de me serrer la main ou de m'offrir une accolade de bienvenue. M'embrasser, c'est sûr que non s'il connaît réellement mon frère.

— Et récupère Raven au passage, ajoute Ben.

Leurs réflexes sont toujours là. Contrairement à ce qu'elle pense, je suis certaine qu'ils n'ont jamais cessé de veiller sur elle, même discrètement. Pour l'instant, les yeux brillants, Matt nous emmène auprès du feu où du monde est déjà rassemblé. Un verre à la main, ça discute et chahute au son d'une guitare grattée dans un coin. L'ambiance est vraiment sympa, très bon enfant.

— Dégagez de là !

C'est Matt qui aboie sur trois jeunes qui n'ont rien demandé à personne, sagement assis sur un rocher absolument identique à tous les autres. Pour l'ambiance sympa, mon instinct sans faille me dit qu'elle va nettement se rafraîchir. Les agressés se lèvent promptement et murmurent même des excuses. Y aurait-il le nom de mon frère gravé sur cette pierre ? Non mais c'est quoi ces manières ? Je lui adresse un regard réprobateur qui le fait ricaner. Pas de changement sur ce point, il est toujours aussi désagréable avec les humains qui ont le malheur de se trouver hors de son cercle et sur son chemin.

Ayant fait place nette, il s'assied en me tirant contre lui, Ben se pose juste à côté. Adossée à mon frère qui m'enlace, ces bras familiers, ceux qui m'ont invariablement protégée et consolée, je me détends instantanément. Encore sous l'émotion, nous contemplons le feu en silence, le sourire aux lèvres, pendant que les conversations reprennent autour de nous. Elles débutent par des chuchotements interrogateurs. « C'est qui ? » « D'où sort-elle ? » La preuve que mes frères sont plus connus de réputation que personnellement.

Wade nous rejoint avec Raven sur les talons, les mains chargées de boissons. La distribution nous sort de nos pensées, ce qui me permet de remarquer que Matt est vraiment mal élevé ! Il s'empare de la bière que lui tend Raven sans même la remercier. Je reprends une de mes vieilles habitudes en lui pinçant la cuisse. Sans relever mon geste, il marmonne un « merci ». Ben rit et ironise :

— Cool, il va réapprendre la politesse.

— Possible. Ses rappels à l'ordre m'ont manqué. Et tout le reste. C'est bon de te retrouver, souffle-t-il contre mon oreille.

Nous sirotons nos boissons en silence et je fais le tour de notre petit groupe avec un regard attendri. Oui, c'est comme avant. Les garçons sont sereins, une ébauche de sourire sur les lèvres, et Raven fixe le feu qui illumine son visage et irise ses cheveux. Quant au nouveau venu, Wade, à qui elle a dû expliquer la situation, il nous observe – moi un peu plus que mes frères – avec un air doux, même chaleureux. Je ne saurais dire s'il est heureux pour ses amis ou ravi de voir notre rapprochement facilité. J'espère qu'il ne compte pas trop là-dessus parce qu'il va déchanter. Certes, nous allons nous croiser souvent, mais il faudra attendre que mes frères aient fait le plein de nos retrouvailles avant que nous puissions batifoler en toute liberté.

Je ne sais pas si c'est l'euphorie, la lueur des flammes qui se reflètent dans ses yeux ou son discret sourire, mais je le trouve encore plus craquant. J'espère juste que ce n'est pas le décalage horaire qui me brouille la vue, parce qu'il me plaît vraiment. Il soupire avant d'avaler une gorgée de bière. Mais, au fait...

— Pourquoi je suis la seule à ne rien avoir à boire ? Je m'assèche.

— J'ai renversé le tien quand tu t'es ruée comme une possédée sur tes frères, répond Raven.

— C'était pour la bonne cause, s'amuse Matt.

Je me défais de ses bras et me lève.

— Je vais m'en chercher un vite fait.

— Non ! Tu n'y vas pas seule.

Il s'apprête à se dresser, mais je le stoppe en plaquant une main sur son épaule.

— Je ne risque rien puisque la terreur des bois sera ici, son cul bien au chaud dans ton jean. Tu vois, la voie est libre et je ne crains rien.

Et je me sauve pendant qu'ils éclatent de rire, sauf Matt que j'entends râler sur plus d'une vingtaine de mètres. Quelle grande gueule, celui-là !

Je me dépêche en me faufilant entre les groupes, quand je tombe nez à nez avec celui d'Alex. Je pile et peste entre mes dents en cherchant une issue de secours. À part grimper en haut d'un arbre, je n'en vois pas. La poisse ! J'aurais été moins prise de court si j'avais percuté un gros barbu en tutu, mais non, c'est bien l'ennemi juré de mes frères qui approche.

La raison de leur inimitié ? Des broutilles de mômes — ce qu'ils étaient à l'époque — qui enflent au fil des années pour devenir un réflexe, un fait ancré : je déteste ce type ! Je suis prête à manger mes Vans pourries si un seul des trois est capable d'expliquer la cause exacte de son ressentiment. Moi, je la connais. Uniquement un orgueil de petit coq mal placé, le même qui les empêche aujourd'hui de lâcher l'affaire.

Pour ce qui est du caractère, Alex n'a rien à envier à Matt, il est juste moins impulsif. C'est le blondinet modèle play-boy issu de famille aisée. Des fringues à la voiture en passant par la coiffure, il a toujours mieux que tous les autres et est habitué à ce qu'on lui cire les pompes. Mes frères lui ont tenu tête dès leur première rencontre, à huit ans. Le conflit était né et il n'a plus jamais cessé. Il ne s'en est jamais pris à moi, mais je devais choisir mon camp, ce qui ne l'empêchait pas de m'approcher en douce à la moindre occasion. Mes souvenirs sont remplis d'affrontements avec lui, mais pas uniquement. De très bons moments aussi, il est même l'auteur de mon premier baiser.

Alex et moi, ça a toujours été bizarre. Indéfinissable. C'est lié à ses deux facettes et ce n'est pas celle qu'il exprime en public que j'apprécie. En revanche, celle qu'il dissimule, j'ai eu l'occasion de la découvrir lorsque nous nous retrouvions seuls, cachés aux yeux de tous. Dans ces moments-là, il était différent, charmant, attentionné et drôle. Ces courtes pauses partagées nous grisaient, avaient le goût piquant de l'interdit. Parfois, il m'embrassait et j'aimais bien, mais il n'a jamais été question de plus entre nous. Et encore moins ce soir, alors je cherche un moyen de m'échapper.

Trop tard, son regard se pose sur moi. Il a une brève hésitation puis tressaille. Son air surpris s'efface lentement pour laisser place à celui des mauvais jours, pas du tout celui des bisous. En trois pas rapides, le Alex arrogant se plante devant moi. Il renifle de mépris avant d'attaquer de sa voix grave et mélodieuse, mais sèche comme un coup de trique :

— T'es rentrée ? C'était pas la peine, on t'avait oubliée.

Ouh ! Direct à la gorge. Pas très poli comme entrée en matière, mais il ne faut pas s'y fier. Son ton vindicatif ressemble plus à de l'amertume. Lui aussi je l'ai abandonné sans prévenir et il semblerait qu'il n'ait pas encaissé.

— Mais tu m'as reconnue, gros menteur. Tu m'as manqué également.

— Oh, mais tu réponds maintenant ? Tu t'es acheté une personnalité pendant ton voyage. Il était temps !

Ah ouais ! Il tape où ça fait mal, le bougre. Il m'en veut vraiment et cherche le conflit. Moi, je préfère désamorcer, alors j'attrape le col de son blouson et je me rapproche en susurrant :

— Alex... Alex... Ne fais pas comme si tu n'étais pas heureux de me revoir.

— Non mais tu te prends pour qui ? Je n'en ai rien à battre de toi. Tu peux te barrer tant que tu veux et où tu veux, je m'en tape !

Oh toi, je te connais et je sais que tu penses exactement l'inverse. Son agressivité suinte la déception. Je n'ai pas envie qu'il m'en veuille au point de ne plus jouer avec moi, alors je le provoque un peu, comme avant. Je me rapproche encore. Nos torses se frôlent, il reste sur ses gardes mais ne recule pas. C'est bon signe.

— Tu es fâché ? Nos rencontres secrètes t'ont manqué à ce point ? je chuchote contre son oreille.

— Tu t'es barrée ! Sans rien dire ! Même pas à tes frères. Ça se fait pas !

— Non mais depuis quand tu te soucies de leur bien-être !? Vous êtes soudainement devenus potes ?

Il cille puis ricane avant de grincer :

— Tu as bu ou quoi ? C'est surtout que tu as cassé mon jouet avec tes conneries. Matt n'est plus drôle. Avant, il fallait que je lui rentre un peu dedans, maintenant, il attaque tout ce qui bouge. Aucun intérêt.

— Tu crois vraiment que je serais partie de moi-même sans les prévenir ? Je pensais que tu me connaissais mieux que ça.

— Je pensais aussi, je me suis trompé.

— Allez, ne fais pas ta sale tête. Tu étais plus rigolo. Et plus câlin, je murmure en déposant un baiser sous son oreille.

Il inspire fortement.

— Nell, fais très attention à toi. Je ne suis plus un gamin, tu vas te brûler, ma belle.

Malgré ses menaces, il ne rompt pas le contact. Au contraire, sa joue caresse la mienne. Il est doux et il sent bon, comme toujours. Oui, nos jeux lui avaient aussi manqué.

— C'est ce que tu souhaites, Alex ? Me brûler ?

— Ne joue pas avec le feu, je t'aurai prévenue.

— En parlant de feu, ne va pas là-bas. Ne nous gâche pas cette soirée. Attends un peu et tu pourras recommencer à te coller des peignées avec Matt.

— Au cas où tu l'aurais oublié, je fais ce que je veux. Toujours.

Et il dépose un baiser sous mon oreille avant de s'en aller sans un regard en arrière, mais dans la direction opposée. Il est contrarié, mais le Alex sympa prend quand même le dessus. Ses amis semblent perdus, mais le suivent sans poser de questions. Et un affrontement évité de justesse, bravo moi ! Je me dépêche de récupérer une boisson et de rejoindre les miens. Lorsque je m'assieds entre les jambes de Matt, il m'arrache le verre des mains, le renifle et fronce les sourcils en râlant.

— Tu bois ça, toi ?

— Oui, j'ai arrêté la grenadine il y a deux mois.

J'essaye de saisir mon verre, mais il le lève hors de ma portée. Ben s'en mêle :

— Attention, Nell. On ne te laissera pas te saouler.

— Hé, ne commencez pas ! On se chamaillera plus tard sur mes droits et vos devoirs.

Raven plaque une main sur sa bouche pour camoufler son rire, elle boit du petit-lait.

— Je t'avais prévenue. Ils vont surveiller tes verres, tes fringues, tes mecs...

— Tes mecs ? gronde Ben aussi sec.

Matt tire mon sweat en me faisant les gros yeux.

— Vas-y doucement si tu ne veux pas qu'on brise le crâne de... tes mecs !

Égal à lui-même, il décolle plus vite qu'un missile, sauf quand il est malade. De toute évidence, il est en pleine forme ce soir. Pourtant, il n'a pas à s'inquiéter puisqu'un seul spécimen m'intéresse et c'est un choix qu'ils devraient approuver tous les deux.

D'ailleurs, Wade n'en mène pas large, soudainement captivé par les flammes. Je ne peux pas lui en vouloir puisque je vais moi-même laisser du temps aux garçons. Ils doivent se faire à l'idée que je n'ai pas passé trois ans en hibernation dans de l'azote liquide, mais que j'ai bel et bien grandi.

— Matt ? Je peux avoir mon verre à défaut d'un mec ?

Il me le tend en la ramenant encore :

— Je te vois venir. Si tu crois que le coup de me parler d'un truc énorme pour me détourner d'un plus petit va marcher à chaque fois, tu te goures.

— Tu as raison. Je resterai sur le truc énorme, c'est quand même plus excitant, je susurre avec effronterie.

Ils s'étouffent en avalant leur bière de travers, Wade recrache carrément la sienne et s'essuie vite le visage avec sa manche. Un partout, la balle au centre, nous sommes faits l'un pour l'autre.

— Nell, quand j'ai dit de nous laisser un peu de temps, je voulais dire plus de cinq minutes, OK ? Promis, on va s'y faire et on pourra parler de mecs d'ici... cinq ou six ans, ça devrait le faire.

Comme la seule réponse valable à cette absurdité est le châtiment corporel, je lui pince la cuisse. Il couine, tant mieux puisque ça fait rire les autres. Sauf Wade que le sujet n'amuse pas du tout. Tu m'étonnes... s'il avait des vues sur moi et une envie de conclure d'ici quelques jours, il sait que son plan est compromis. J'espère qu'il a un peu de patience, ce serait dommage d'abandonner pour si peu. Quoique, si Ben est assez gérable, Matt ne peut pas être qualifié de « peu ». Lui, il est plutôt « extrême », dans son genre.

------------------
Editée par Hugo New Romance. La suite sera disponible à partir du 6 janvier 2022 sur toutes les plateformes de ventes.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top