1 - Retour à Boise


Nell

Installée dans un fauteuil aussi étroit que mon budget est serré, j'attends le décollage, les yeux rivés sur la photo que je tiens entre mes doigts. Ma préférée, bien que cornée et abîmée à force d'être manipulée. Dessus, trois enfants enlacés m'adressent le même sourire espiègle, avec la même étincelle dans leurs yeux noisette et les mêmes reflets dans leurs cheveux clairs. Ils se ressemblent tant. Un soupir m'échappe au moment de la ranger. L'impatience me gagne et les doutes refont surface.

Après trois années d'études en France, avec en poche un diplôme d'ingénieur en informatique, je rentre enfin chez moi, dans l'Idaho. Partir si longtemps, juste après le lycée, pourrait laisser penser que je souhaitais voyager, découvrir la vie sans ma famille. C'est tout l'inverse. Un séjour, ou plutôt un chantage, initié par mes parents pour que je m'éloigne des garçons. Il ne s'agit pas d'une ribambelle de petits amis, mais de mes frères. Matt et Ben, deux parties de moi. Nous sommes des triplés. Après une séparation brutale, sans même avoir pu nous dire au revoir, je n'étais qu'une boule d'amertume. Ensuite, j'ai vécu ces années exactement comme je l'avais prévu : mal. J'imagine que c'est également leur cas, mais à quel point ?

Arrivée à l'aéroport de Boise, mon premier réflexe est de chercher Raven, mon amie d'enfance et l'unique personne prévenue de mon retour anticipé. Je repère vite la tignasse rousse flamboyante qui se détache dans le hall, mais au cas où je ne l'aurais pas reconnue, elle agite haut les bras en sautant. Mon cœur fait un salto et je me précipite vers elle. Nous nous télescopons, nous embrassons, pleurons comme des madeleines et rions comme des pintades. Trois ans d'hystérie mise en boîte, c'est bruyant quand on soulève le couvercle. Rassasiée de m'avoir enlacée, elle me repousse et me détaille.

— Laisse-moi te voir. Je n'en reviens pas comme tu as changé et... en même temps pas du tout. C'est l'émotion, je dis n'importe quoi. Purée que tu m'as manqué !

Et elle se jette à nouveau dans mes bras, je la serre contre moi.

— Toi aussi, tout pareil. Tu m'as affreusement manqué.

— Viens, on va vite chez moi. On a des années de conneries à se raconter.

Elle me presse en tirant ma manche et ne lâche pas ma main jusqu'au parking. Une fois devant sa voiture, j'éclate de rire.

— Nan, je n'y crois pas ! Tu as toujours la même poubelle.

— Tssss, elle tourne sans aucun problème. Son moteur n'a pas l'âge de sa carrosserie.

— Si tu le dis. Les garçons assurent toujours son entretien ?

Passionnés de mécanique, mes frères refusaient que nous confiions ce travail à quelqu'un d'autre. Ils tenaient à se charger de tout ce qui touchait à notre sécurité, voitures comprises.

— Oui, là-dessus, je peux encore compter sur eux. Bien qu'en fait ils ne me demandent pas mon avis. Ils débarquent à la maison, prennent les clefs et me la ramènent ensuite.

— Comme avant. Tu es habituée depuis le temps.

— C'est vrai et c'est toujours aussi pratique. Mais quand j'ai voulu la changer il y a deux ans, ils ont refusé tout net. Pas moyen. Ils étaient vent debout même pour un coup de peinture ! Je vais pouvoir repartir à la charge parce que je sais que c'était à cause de toi, comme s'il ne fallait rien modifier en ton absence. Heureusement que tu n'as pas mis quinze ans pour revenir, ma voiture n'aurait jamais survécu !

— Je ne sais déjà pas comment j'ai tenu trois ans, alors quinze, c'est juste impensable. Cette année était la pire puisque j'ai fêté mes vingt et un ans sans eux, alors qu'on s'était promis depuis longtemps de faire une immense bringue à cette occasion.

— Ils n'ont pas eu la leur non plus, tu t'en doutes.

Pendant le trajet, nous parlons de tout et de rien, mais surtout pas de ma famille, sujet que je ne suis pas encore prête à aborder et qui pourtant me taraude. Raven m'apprend qu'elle est en dernière année de son diplôme d'infirmière et qu'elle est partie de chez ses parents. Rien d'autre et ce n'est pas normal.

— Tu ne me feras pas croire que tu n'as eu aucun copain depuis mon départ.

Elle réfléchit, retrousse son nez mutin, puis grimace avant de se livrer :

— Si, mais rien de durable. Je n'arrivais pas à envisager l'avenir avec eux. Un truc clochait chaque fois. Je suis à fond dans mes études, c'est peut-être ça.

Ou un déséquilibre brutal dans sa vie, comme la perte de repères sous forme de triplés avec qui elle a grandi. Nous étions inséparables, au point que mes frères l'ont totalement incluse dans leur cercle. Ce qui est manifestement toujours le cas.

Nous traversons ensuite la ville en silence, je m'imprègne à nouveau des lieux. Je repère des coins marqués par des souvenirs d'enfance ou de nos bêtises d'ados, de nouveaux bâtiments et des enseignes disparues, remplacées par d'autres. Les choses bougent vite dans une capitale de plus de deux cent mille habitants, je vais devoir reprendre mes marques.

Nous nous garons devant une petite maison plutôt située dans un quartier calme. Après une visite expresse, Raven me traîne dans la chambre d'amis, sans aucune intention de me laisser dormir ailleurs. J'en suis ravie, d'autant que, insouciante chronique, je suis rentrée la bouche en cœur sans m'être posé une seule fois la question de mon hébergement. Immobile, j'observe la pièce tout en fraîcheur pendant que mes sentiments s'affrontent. Le bonheur de retrouver ma fidèle amie contre la mélancolie d'avoir raté un pan de sa vie. Raven se méprend sur mon silence, me pensant mal à l'aise, alors elle hésite puis se lance :

— Si tu préfères, tu peux dormir avec moi. Enfin... comme tu n'étais jamais seule et... je ne sais pas en fait. Bref, ça ne me dérange pas du tout.

— Raven, ça fait un moment que je dors seule. Bien obligée. C'était étrange les premiers mois, mais ça va mieux.

— On fait comme tu le sens, tu sauras où me trouver. Allez, viens ! On a dix mille trucs à se raconter.

Installées dans le salon, nous sirotons une boisson pendant qu'elle répond à toutes mes questions. Je veux tout savoir de sa vie en mon absence. Surtout, je retarde autant que possible le moment d'aborder les affaires sérieuses. J'ai beau être rongée de curiosité, je sais, je le sens, qu'il s'est passé des choses qui vont me déplaire. Aux fins de les éloigner encore, lorsque nous avons fait le tour de sa vie et de la mienne à Paris, plutôt que d'embrayer sur la météo, je choisis l'immobilier.

— Elle est vraiment chouette ta maison, j'aime beaucoup.

— Ce sont tes frères qui l'ont trouvée. C'était pour eux, mais ils ont préféré me la céder.

— Pourquoi voulaient-ils que tu emménages ici ?

— J'aurais bien aimé profiter d'un programme d'échange d'étudiants comme toi, mais mes parents ne voulaient pas que je m'éloigne.

— L'inverse des miens qui ont choisi la France pour mettre un océan entre nous, je bougonne.

— Ils savaient qu'il fallait au moins ça pour empêcher les garçons de te rejoindre à la nage. En ce qui me concerne, faire mes études en vivant chez les parents m'emballait moyen. Comme les garçons ne voulaient plus mettre les pieds dans notre quartier, ils ont accéléré les choses. Mais ils ne t'ont pas raconté ?

J'aurais dû parler de la météo ! Il semblerait que retarder l'échéance des révélations soit impossible. Soit, je me jette dans la fosse d'une voix lasse :

— Rien. J'avais envie de les bouffer. Nos échanges étaient brefs et s'ils insistaient pour tout savoir sur moi, de leur côté, ils ne cédaient que des « on va bien, t'inquiète pas pour nous ». Quant à mes parents, pas mieux. À croire qu'ils n'avaient aucune idée de ce que faisaient les garçons. En fait, je n'avais que ma mère en ligne et c'est moi qui l'appelais, mais de plus en plus rarement, jusqu'à ce qu'elle devienne totalement injoignable il y a trois mois. Sûrement partis en voyage tous les deux je ne sais où. Mes frères n'ont rien voulu dire à leur sujet.

Raven se décompose au fil des mots pour finir carrément blême. Je m'affole aussitôt.

— Quoi ? Tu sais quelque chose ?

— Oui, c'est... Tes parents n'habitent plus ici depuis longtemps. À vrai dire, je ne sais pas où ils se sont installés. Tes frères non plus et ils ne veulent surtout pas le savoir.

Je suis stupéfaite ! Mais que s'est-il passé dans mon dos ? Raven est gênée et tient à se justifier.

— Je ne t'en ai jamais parlé parce que j'étais persuadée que tu étais au courant de tout et, aussi, les garçons me rembarrent dès que j'aborde le sujet.

— Non, je ne sais absolument rien. Le contrat était de ne pas rentrer avant la fin de mes trois années, je ne pouvais donc rien découvrir. Ils m'ont tous bien promenée !

— Ils abusent !

— Venant de mes parents, je ne suis qu'à moitié surprise puisque nos relations étaient plutôt froides, pour ne pas dire glaciales. Je leur en veux toujours de m'avoir obligée à partir. Pour mes frères... je n'imaginais pas qu'ils me le reprochaient.

— Mais pas du tout ! Ils sont uniquement remontés contre vos parents. Ils se doutaient que c'était contre ton gré. Tu penses, les quitter trois ans sans même revenir pour les vacances ! C'était tellement débile comme décision que ça ne pouvait qu'être la leur.

— Alors pourquoi je ne sais rien ? On se disait toujours tout. Matt et Ben connaissaient mon placard mieux que moi.

— Aussi caractériel que soit Matt, il est sensé. Quitte à ce que tu sois partie, il a préféré que tu mettes ces années à profit pour obtenir ton diplôme au lieu de te les pourrir avec leurs problèmes. Parce qu'il y a un autre truc que tu ne sais pas et ça te donnera une idée de l'ambiance ici, c'est que tes frères n'ont pas continué leurs études, comme prévu.

— Pardon ? Ils ne sont pas allés à l'université ?

Elle confirme en hochant la tête. Je suis atterrée. Évidemment qu'ils ne voulaient rien me dire, ils me connaissent trop bien ! J'aurais tout abandonné pour revenir au galop. Ils vont m'entendre ! J'aurais apprécié qu'ils me laissent décider de mon avenir. Moi qui rentrais tout sourire pour retrouver ma famille avec l'espoir que l'ambiance s'était apaisée... Tu parles ! Je suis la seule à avoir respecté mon contrat, pendant qu'ils s'écharpaient en douce.

— Donc, ça s'est mal passé avec nos parents, pas surprenant. On peut dire qu'ils l'ont bien cherché, ce dernier acte était le coup de grâce.

Pour être honnête, cela faisait quelques années que les relations se dégradaient au sein du foyer, pour devenir de plus en plus houleuses avec les garçons, surtout entre Matt et notre père. Moi, j'étais toujours mise à l'écart par Ben dès que ça pétait. Au point que, durant l'année de mon départ, j'étais plus souvent dehors ou dans ma chambre que dans le salon.

— Que s'est-il passé ?

— Ben s'est contenté de les rayer de sa vie après leur avoir hurlé dessus. Quant à Matt...

Elle souffle en fermant les yeux.

— Quoi, Matt ?

— Nell, on parle du Matt hyperprotecteur qui ne vit que pour son frère et sa sœur. Comment voulais-tu que ça se passe quand on le lui a arraché ? Il a tout cassé.

Exactement ce que je redoutais. Il a une fâcheuse tendance à exprimer son désaccord avec les poings. Misère. Autant en finir, alors d'un geste, je l'invite à dérouler les évènements.

— Quand tout a commencé, j'étais chez moi et j'entendais un barouf pas possible venant de votre maison. D'ailleurs, des voisins ont appelé le shérif, qui a géré le drame.

— C'était le jour de mon départ ?

— Bien sûr. Si tes parents t'ont prise de court en te chargeant dans un avion à la va-vite dans le dos de tes frères, il a bien fallu qu'ils s'expliquent à leur retour. Engueulade générale, Matt a pété un câble et a démonté la maison. Ton père est parti en ambulance, mais rien de grave. En revanche, Matt a passé la nuit au poste, et quelques autres depuis. Par chance, tes parents n'ont pas porté plainte.

Muette, j'oscille entre stupéfaction et ahurissement pendant son récit. Pourtant, une fois les faits intégrés, je ne suis pas si étonnée.

— Donc, j'imagine que la rupture entre eux est définitive ?

— Oh oui ! C'est moche de dire ça, mais entre nous, ce n'est pas plus mal pour Matt.

— Leurs relations étaient déjà en carton depuis un bon moment. Je n'ai jamais compris cet acharnement, des deux côtés, pour se détester à ce point. Qu'ont fait les garçons après ?

— Ils ont ramassé toutes leurs affaires sous la surveillance du shérif, ainsi que les tiennes, et ils sont partis. C'est là que... dans la nuit, la maison a brûlé.

Je suis bouche bée. Matt l'a incendiée ! Ce n'était même plus de la colère, c'était de la haine.

— Je te rassure, aucun blessé. Pas plus de preuves, soit dit en passant. Le shérif était dans une de ces colères ce soir-là ! Je me demande s'il n'était pas content de se débarrasser du clan Barett après ça.

Gérer nos problèmes n'a pas dû le réjouir étant donné que c'est un très proche ami de mes parents et un oncle d'adoption pour nous. Il nous a vus naître et s'est même beaucoup occupé de nous. Burke est un type adorable, qui nous faisait toujours rire, nous offrait des glaces dans le dos des parents et qui n'a jamais loupé notre anniversaire. Devoir jouer l'arbitre entre ses amis, leurs enfants et la justice, pas étonnant qu'il ait été dans tous ses états. Il a dû s'en remettre depuis et ce n'est pas ce qui m'inquiète.

— Les garçons se sont retrouvés à la rue. Mais quelle horreur !

— Pas tout à fait. Ils ont squatté avec Wade le temps de se retourner. Maintenant, ils vivent dans une maison à dix minutes d'ici. Tu verras, ils...

— Stop ! Tu viens de me perdre alors on reprend. Qui est Wade ?

Elle s'affale dans le canapé en soufflant.

— Tu vas vite être présentée, ils ne se quittent plus, toujours fourrés ensemble. Tu te souviens du gars louche à moto ?

Euh... à Boise, il y en a pas mal. De plus, sans être une princesse choyée, je ne fréquentais pas non plus les coins à motards. D'ailleurs, Raven pas davantage, alors comment connaîtrait-elle... Lumière !

— Non ? C'est ce type qui zonait dans notre quartier ? Il craint, c'est une petite frappe ou un truc du genre, c'est ça ? Pourquoi mes frères traînent-ils avec ce voyou ?

— Il craint peut-être, mais il les a pris sous son aile. Ses activités, enfin si on peut appeler ça comme ça, me semblent bien indéterminées, si tu vois ce que je veux dire, répond-elle en fronçant le nez.

— On a toujours cru qu'il trafiquait du pas net, oui. Es-tu en train d'insinuer qu'il a embringué mes frères là-dedans ?

— Pour être honnête, je ne pense pas. Tu sais, ils ne me parlent pas vraiment. Ils viennent ici, vérifient que tout va bien, s'occupent de la voiture ou d'éventuelles réparations, mais c'est tout.

Cette attitude leur ressemble bien, mais ils étaient aussi proches de Raven que moi, alors je ne comprends pas.

— Ils ont mal tourné, ce sont des délinquants ?

— Non, ils ont même rebondi en faisant la seule chose qu'ils maîtrisent : la mécanique. C'est juste Matt qui pose problème avec son comportement violent. Il ne supporte presque personne, il effraie tout le monde à s'emporter pour un rien. Moi, je sais qu'il n'est pas méchant, mais comment le défendre devant ceux qui ne le connaissent pas ? Même quand il est tranquille, tu sens planer la colère au-dessus de lui comme un nuage menaçant. À mon avis, il ruminera tant que tu ne seras pas revenue dans sa vie.

J'ai beaucoup de mal à superposer l'image de mon frère avec celle de l'énergumène qu'elle décrit. Matt est formidable, tellement attentionné et doux avec nous. Même s'il a une grande gueule, un caractère bien affirmé et qu'il ne crache pas sur une bagarre de temps en temps. Ça maintient en forme, d'après lui.

— Maintenant, j'ai peur de te demander comment va Ben.

— Je ne dirais pas que c'est un ange, maisil intériorise. Il s'est renfermé. Lui, c'est plus de la tristesse qu'il dégage.

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