9.

Ici, tout est planifié et calculé. Dix minutes pour manger une sorte de bouillie fumante où flottent des morceaux non identifiés. Cinq minutes pour faire sa toilette malgré l'eau glacée et le savon qui sent le goudron fondu. Une minute pour rentrer dans son lit et grelotter sous le petit drap avant de s'endormir et recommencer une journée en enfer. C'est la règle des Dix-Cinq-Un. Il y a beaucoup de règles dans cette base, dans ce monde qui m'est étranger. Je ne suis pas la seule à avoir du mal à m'y soumettre, et avec mes camarades nous avons pu démontrer qu'enfreindre une de ces règles revenait à nous priver de notre humanité.

Lors de notre première soirée à la base, Loughlin a fait la fine bouche quant au repas qui nous était servi. Il est resté poli mais a refusé de manger, prétextant avoir mal au ventre. Le lendemain, et les six autres jours à venir, il n'a pu manger qu'un bout de pain et une ration d'eau. Il n'a plus refusé de manger, nous non plus.

Lorsque Liam nous a donné la permission de nous laver, je n'ai pu m'y résoudre de peur que l'on découvre mon identité malgré les cabines séparées. J'ai donc attendu plus de temps que nécessaire dans les toilettes d'à côté en espérant que mes compagnons partiraient une minute avant la fin. Le lendemain et les six autres jours à venir, je n'ai pas pu me doucher et j'ai dû partager mes odeurs corporelles avec les autres. Je n'ai plus refusé de me laver, les autres non plus.

Yakov nous a permis de voir qu'il ne fallait pas transgresser la dernière règle. Durant sept jours, il a dû dormir à même le sol, sans drap et sans oreiller. Depuis ce jour, il ne refuse plus de s'endormir en une minute, nous non plus.

Cela fait une semaine que nous sommes enfermés dans cette base et le soleil ne m'a jamais autant manqué. Je suis allongée dans mon lit, la Minute est passée depuis quelques heures et les respirations de mes coéquipiers s'harmonisent. Tout est calme. Il n'y a aucun autre bruit, pas de vent, pas de grincement, aucune voix ou klaxon, pas d'aboiement ou d'hululement. Ici, toutes les nuits se ressemblent puisque seul le néant et les respirations résonnent contre les murs gris. Parfois j'aime ce calme, il m'aide à réfléchir, à décompresser des journées harassantes. La plupart du temps, ce calme m'angoisse et me fait me sentir plus seule que je n'ai jamais été.

Liam nous a expliqué que nous resterons trois mois dans la base afin de nous entrainer avant de sortir. Nous n'avons pas vraiment pu accuser le coup car le lendemain notre entrainement avait commencé. Cela fait une semaine que Paul, Loughlin, Yakov et moi passons nos journées à nous muscler, courir sur des tapis, et appliquer la règle des Dix-Cinq-Un. Le soir, nous sommes tellement fatigués que nous ne communiquons pas et nous nous endormons immédiatement. Aujourd'hui, si j'ai bien compté les jours qui se sont écoulés, c'est mon anniversaire. Dès que le soleil se lèvera j'aurai vingt-six ans. Personne ne le sait et je ne m'attends pas à ce qu'on me le souhaite, mais y penser permet de garder un peu de normalité dans ma vie qui devient hors de contrôle. Comme je m'y attendais, rien que cette première étape d'entrainement aurait achevé mon oncle. Je ne suis pas plus résistante que lui, seulement je suis encore jeune et pour l'instant j'arrive à endurer les muscles douloureux, les ordres aboyés par Liam et les regards incendiaires de Loughlin. Yakov ne me prête plus attention et Paul est gentil à sa façon.

Je me retourne afin de trouver une position plus confortable dans le petit lit au matelas aussi fin qu'un morceau de carton. Je dors toujours habillée. C'est à la fois une manière que me protéger du froid et des regards indiscrets des autres. Au début, Loughlin a essayé de convaincre les autres que je cachais quelque chose, puis les nuits froides ont persuadé mes compagnons de ne pas l'écouter et de faire comme moi. Gain de temps le lendemain matin puisque nous étions déjà prêts.

Loughlin s'est calmé mais depuis la visite médicale il me regarde en douce et essaie de me tirer les vers du nez. D'ailleurs, lorsque je pense à nouveau au médecin, je me demande pourquoi je n'ai pas reçu le même traitement que les autres. Il était très suspicieux puis il m'a pratiquement mise dehors aussitôt qu'il a vu la chevalière de Richard. Je regarde à nouveau cette bague dans la pénombre et la fait tourner autour de mon doigt. Qu'est-ce qu'elle a de si particulier ? Je n'en ai pas la moindre idée, en tout cas elle m'a sauvée. Mon apparence et mes mensonges trompent peut-être les gens mais un médecin ne peut pas être berné. Je ne sais même pas si mon oncle aurait pu passer le cap de la visite médicale avec l'état de sa jambe.

Richard devait le savoir mais il l'a quand même envoyé dans cet endroit. Que voulait-il faire, l'humilier ? Non, ce serait trop simple et inutile. Mais alors quoi ? Il aurait falsifié les résultats médicaux ou soudoyer le médecin ?

Une idée me vient subitement. Je touche à nouveau la bague et je repense à la façon dont l'Egyptien s'est dérobé devant le bijou. Et si cette bague m'avait permis d'éviter intentionnellement un contrôle ? C'est vrai qu'elle m'a été utile mais elle était destinée à mon oncle. Mon oncle avec son problème de jambe. Et si Richard avait prévu de faire passer mon oncle à travers le règlement, tout cela pour qu'il aille faire son sale boulot ? Ce n'est qu'une hypothèse mais elle tient la route. Cet homme est plus tordu que je ne le pensais. Si un jour je sors de cet enfer, je ferai tout pour le détruire et dénoncer ses manigances au sein de l'armée. Je ne crois pas que ce que l'on fait soit légal.

Toutes mes questions n'ont pas encore leurs réponses et je ne sais toujours pas à quoi je dois m'attendre dans cette mission, mais la fatigue emporte toutes mes interrogations dans un endroit sombre et paisible.

****

Une alarme stridente résonne dans toute la base et nous tire brutalement de notre sommeil réparateur. Une nouvelle journée d'entrainement. J'ai peu dormi mais je suis plus motivée que jamais à me dépasser à nouveau aujourd'hui et à montrer aux autres que je ne suis pas aussi faible qu'ils le pensent.

Après le petit-déjeuner, nous nous rendons dans la salle d'entrainement qui est devenu notre seconde maison. Paul ralentie devant l'entrée et nous l'imitons lorsque nous voyons un élément étranger à notre routine : Liam. Le chef se tient devant nous, en tenue et nous tourne le dos.

- Entrez, je ne vais pas vous manger, dit-il sans même se retourner.

- Que nous vaut ce plaisir chef ? demande Yakov les mains sur les hanches.

Liam se retourne et nous regarde tous les trois. Il porte sur son épaule un gros sac en toile beige et se met à fouiller dedans.

- A partir de maintenant, je m'occupe personnellement de votre entrainement. La semaine dernière, ce n'était qu'un échauffement, les choses sérieuses commencent aujourd'hui.

Il nous jette les uns après les autres une paire de gants de boxe noire. Comment ça un échauffement ? Le seul fait de repenser à mes courbatures, mes ampoules, mes crampes dans la nuit et mes poumons en feux à chaque entrainement, j'ai envie de pleurer. Comment peut-il dire que ce n'était rien ? Il doit sentir mon regard sur lui car il me fixe, sans vraiment m'accorder de l'importance.

- Toi, me dit-il en me montrant du doigt, et Loughlin, venez de ce côté. Paul et Yakov restez ici.

Je vois qu'il ne tient pas non plus à retenir mon prénom. Soit. Je mets mes gants maladroitement et évite le regard fou de Loughlin.

- Alors belle gueule, on a la frousse ? raille ce dernier en s'équipant.

- Pourquoi j'aurai peur de toi ? On est dans la même équipe non ?

- Pas aujourd'hui, répond Liam à la place de mon adversaire. Vous allez vous affronter sans arme pour le moment.

- Et comment sait-on qu'on a gagné ? je demande.

- Ton adversaire ne doit pas se relever.

Je frissonne en imaginant ce qu'il va m'arriver. J'ai pratiqué un peu de judo durant mon adolescence, mais je doute que cela m'aide à terrasser le grand roux. Liam annonce le début du combat. Je le regarde furtivement et voit qu'il reste dans les parages, nous observant. Je vois également du mouvement devant moi et j'évite de peu un coup de poing de Loughlin.

- Eh ! Ça te tuerait d'attendre que je me concentre ? je peste à son encontre.

- Les ennemis n'attendent pas que tu sois prêt dans un combat belle gueule.

Et aussitôt il se jette sur moi. Je suis plus petite et plus rapide que lui donc je parviens à échapper à ses attaques mais je m'épuise très vite et je sens à mon souffle que je respire mal. Dès que je bouge je bloque ma respiration en espérant qu'il ne m'atteigne pas. Loughlin commence à s'agacer car j'évite le contact en courant dans tous les sens.

- Arrête de te défiler et bats-toi ! me crie Liam.

J'ai peur mais j'essaie tout de même d'avancer petit à petit. Je me concentre et serre mes poings dans les gants en cuir tout en me déplaçant, mais je ne vois pas le coup venir. Une douleur que je ne pensais pas possible résonne dans ma mâchoire gauche. Ma bouche est remplie de sang. Je devine que je me suis mordue la langue lorsque mes dents se sont entrechoquées sous a violence de l'impact. Encore sonnée je ne parviens pas à arrêter la pluie de coups dans mes côtes. Lorsque je pense qu'il en a fini avec moi et qu'il va reculer, mon estomac se fait percuter par son genou. Il recule enfin, victorieux et me laisse quelques secondes de répit.

Une nausée me prend alors que je tente de me redresser mais je reste pliée, les mains sur mes côtes et mon ventre. Je ne sais même plus quelle partie de mon corps me fait le plus mal et j'ai envie de hurler. Et c'est ce que je fais, hors de moi, la peur, la rage et la douleur s'exprimant, je me jette sur mon adversaire avec le peu de force qu'il me reste. J'ai envie de l'anéantir et de lui rendre coups pour coups ce qu'il m'a fait mais je ne suis pas assez rapide car il me donne une dernière droite, les yeux arrondis de stupeur en me voyant arriver comme une furie. Mes jambes ne semblent plus vouloir faire le moindre effort et s'écroulent. Dans une dernière pensée je me dis que je vais mourir le jour de mon anniversaire, la tête fracassée contre le béton. Je serai humiliée mais finalement j'échapperai à ce combat, cet entrainement, cette base et cette vie de merde. 


Mais ma vision devient de plus en plus floue, mes oreilles bourdonnent et je n'ai pas encore atteint le sol que tout devient noir et silencieux.

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