1.

- C'est pour aujourd'hui ou pour demain ?

Harry me fusille du regard alors qu'il me tend une assiette remplie à ras bord de spaghettis dégoulinants de sauce tomate. Je ne réponds pas, j'ai l'habitude qu'il passe ses nerfs sur moi en plein rush mais cela ne m'empêche pas de le maudire en silence. J'attrape le plat sans m'en mettre sur les doigts et le pose sur mon plateau, puis je passe les portes des cuisines crasseuses sans un regard en arrière. Bienvenue dans ma vie pathétique, je n'ai aucun but ni ambition et je me contente de survivre avec ce petit boulot sous payé de serveuse.

- Voilà votre Délice d'Italie ! dis-je en souriant au client que je viens de servir. Je tente de le convaincre que la cuisine d'Harry n'est pas médiocre mais mon faux air enjoué ne laisse pas l'homme dupe. Il me regarde furtivement à travers ses deux fentes mesquines et ne dédaigne pas me remercier ou m'accorder une seconde de plus de son temps. Je tourne les talons et me dirige vers la caisse pour compter mon pourboire.

Si je vous dis que cela ne m'atteint plus, que je suis habituée à ce genre de comportement. Cela frôle la pitié n'est-ce pas ? Eh bien, comme je vous le disais, je n'aspire à rien, que ce soit dans ma carrière, en amour et tout ce qui touche à ma vie. Je me suis résignée. Pourtant, il y a quelques années j'avais l'avenir devant moi et des rêves pleins les poches. Ce qui a changé ? Je me suis faite avoir en tentant de faire confiance aux gens. Je n'ai plus besoin de préciser que ma vie sentimentale est un vrai fiasco et que la personne qui m'a dupée en amour comme en affaire était le même homme.

Après avoir terminé la fac de médecine, j'ai rencontré Ben lors d'une soirée. Il était beau, charismatique, il avait de grands projets en tête et pouvait persuader n'importe qui. Correction n'importe quelle idiote comme moi. Bref, il m'a convaincu de ne pas poursuivre mes années d'internat à l'hôpital et d'ouvrir une petite clinique pour premiers soins et que je demande un prêt à la banque. Il me disait qu'il croyait en moi, qu'il me trouvait talentueuse et qu'à nous deux nous pourrions réaliser nos rêves. Je n'ai pas écouté ma famille et mes amis et je m'en suis mordu les doigts lorsqu'il a disparu avec l'argent du prêt, nous laissant seuls mes espoirs et moi.

Ma famille m'a aidé à m'en sortir et à rembourser l'argent sans me juger pour mes erreurs. Je n'ai pas eu le courage de retourner à l'internat, je me suis sentie misérable très longtemps puis je me suis faite une raison. Je n'arrive plus à ressentir cette petite étincelle au fond de moi, l'envie d'évoluer et de changer ma vie. Voilà comment j'ai atterri dans ce petit commerce douteux et comment j'ai fait taire la moindre petite ambition en moi. Je regarde mes mains, celles qui auraient pu accomplir de grandes choses, sauver des vies et redonner de l'espoir aux gens. Tout ce que je vois à présent sont des taches de ketchup et de la graisse sous mes ongles.

Je regarde l'horloge, cela fait vingt bonnes minutes que j'ai terminé mais Harry s'est bien gardé de me prévenir comme d'habitude et ma remplaçante vient tout juste de pointer le bout de son nez. Elle sait que je ne suis pas d'humeur bavarde lorsque je termine mon service alors elle se contente d'un salut de la main avant de rentrer dans la cuisine. J'ôte mon tablier noir poisseux et récupère mes affaires sous la caisse, puis je rentre chez moi.

Je fais face à la petite maison accueillante et pleine de vie de mon oncle et ma tante. Les lumières rendent les lieux chaleureux mais je souhaite profiter de quelques instants de solitude. Le soir, j'aime sentir l'air frais sur mon visage agressé par la chaleur des cuisines. Je ne pense à rien et je me sens bien jusqu'à ce que la fraîcheur devienne désagréable et que je sente les poils de mes bras se hérisser, et c'est là que je décide de rentrer.

- On ne t'attendait plus ma chérie.

- Il y avait du monde au restaurant. Je tente de paraître convaincante mais ma tante me regarde dubitative derrière ses fourneaux car elle sait très bien que je me fais exploiter dans ce satané restaurant.

- Tu sais, aujourd'hui j'ai parlé à Maria, une collègue.

Elle parle lentement, et me regardant tout en remuant avec précaution dans une casserole fumante. Je connais son petit manège, elle essaie de me convaincre d'arrêter ce travail au restaurant mais je la laisse terminer.

- Elle connait quelqu'un à l'hôpital qui pourrait te recevoir en entretien, rien n'est garantie mais ton oncle et moi aimerions que tu essaies au moins de te reprendre en main...

- Arrête s'il te plait. Tu connais déjà mon opinion là-dessus : la médecine c'est fini pour moi. Je ne changerai pas d'avis alors cesse de chercher des pistons à tout bout de champs.

Je tente de rester ferme mais je sais déjà qu'elle n'abandonnera pas si facilement.

- Quand vas-tu enfin te réveiller ? Tu avais tellement de talent, et toi tu le gâches pour être ... serveuse ! Ses mains tapent violemment le plan de travail puis réalisant son geste elle tente de reprendre ses esprits. Ce n'est pas la vie que tes parents auraient voulu que tu aies, et nous non plus ne voulons pas cela pour toi.

- Mais je suis lucide Tata ! Moi non plus je n'ai jamais voulu ça pour moi mais le fait est que ma vie est comme elle est. J'aurais aussi voulu que maman et papa soient là, n'avoir jamais rencontré Ben et que tu ne te tues pas au travail pour tout le monde. C'est la vie, tu comprends ? Je me suis faite une raison et cela ne sert à rien de remuer le couteau dans la plaie. Le passé est le passé.

- Comment peux-tu te résigner comme ça ? regarde toi Mila, tu n'as que vingt-cinq ans et la vie devant toi. Tu pourrais trouver un travail et un homme qui te sont dignes et fonder ta propre famille au lieu de vivre, non de survivre comme cela !

Touchée. Elle n'avait jamais été aussi loin, elle ne m'avait jamais dit le fin fond de ses pensées même si je le savais au fond de moi. Elle a raison mais je ne peux pas me l'avouer.

- Si je vous dérange tant que ça, pas de soucis, je trouverai un appartement en ville.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire Mila ne fait pas ta petite fille butée !

- C'est bon je crois que j'en ai assez entendu. Je prends mon sac et tourne les talons pour monter à l'étage mais ma tante n'en a pas fini avec moi et me bloque le passage.

- Quand est-ce que tu feras face à la réalité et que tu reprendras ta vie en main ?

- Mangez sans moi, je n'ai plus faim, dis-je en la contournant le plus vite possible.

Elle lâche prise et ne me suit pas jusqu'à ma chambre. En haut je croise mon oncle. Il me regarde avec un petit sourire mais ne dit rien, seuls ses yeux fatigués parlent pour lui. Il est déçu par mon comportement mais il sait que cela ne sert à rien de me parler, je me renferme comme une huître face aux conflits. Je lui rends cependant son sourire et m'enferme aussitôt dans mon antre et je m'affale sur mon petit lit. Je les entends parler, mais je ne comprends pas ce qu'ils disent et cela vaut mieux.

Je ne veux pas éprouver de remords. Je veux seulement me reposer car j'ai encore eu une journée merdique, pour changer.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top