La rose et la vipère
La décision était prise. Le plan était fait. Donald se leva avant de réfléchir plus longtemps et de se rendre compte de la stupidité et de la simplicité de son plan. En fait ce n'était pas un plan.
Il rangea ses effets dans son sac, plia le journal pour le rendre et s'arrêta au comptoir. Au moment de le tendre à la serveuse, cette fois c'était la moche qui ne l'était pas, celle-ci repoussa le morceau de papier plié à la va vite avec un sourire empathique :
"Vous pouvez le garder. Vous semblez avoir trouvé un article vraiment intéressant! Et il nous en reste encore plusieurs exemplaires."
Surpris et légèrement mal à l'aise que son enthousiasme débordant eût débordé au point que la serveuse s'en soit rendu compte, Donald reprit le journal et le plaça tant bien que mal dans son sac.
"Merci, c'est gentil. J'aimerais avoir un petit café s'il vous plaît. Pour emporter cette fois."
Commençant à verser le café, cette dernière lui demanda:
"Que voulez-vous dans votre café?"
Donald se figea sur place et une citation lui revînt en tête. Aucun plan de bataille ne survit au premier engagement. C'était de Winston Churchill. Ou du beau-frère de celui-ci. Ou du moins c'était d'un vieux monsieur avec une moustache et un chapeau en noir et blanc qui était déjà mort depuis longtemps.
Il n'avait pas pensé à ce qu'il devait mettre dans le café.
"Noir, s'il vous plaît. Un café noir mais avec le lait et le sucre à part. Et un petit bâtonnet pour le brasser."
Donald enfourna les accessoires du café dans sa poche de pantalon, prit le café d'une main et son sac de l'autre puis sortit du Café du coin. Le mélange de soleil et de vent frais était agréable. L'été serait bientôt là.
Il chercha la jeune mendiante des yeux. Elle revenait vers l'intersection, comptant sa monnaie d'une main et jouant distraitement avec le verre de carton de l'autre. L'ayant sans doute aperçu du coin l'oeil elle releva la tête et leurs regards se croisèrent. La tristesse sincère mais maladroitement exagérée de ses yeux bruns le mit mal à l'aise. Elle lui tendit le gobelet vide avec un sourire et une légère courbette espérant quelques sous.
Donald, incertain sur la façon l'approcher, lui tendit simplement son verre lui aussi. Il lui sourit et dit:
"Tiens, c'est pour toi, un café."
À ce moment, l'inconfort paniqué de la jeune femme lui fit comprendre que le terrible Riktus Faktis avait fait son apparition. Ainsi Donald nommait il son alter ego. Celui qui était incapable de sourire normalement sur demande et sous stress. Pour l'avoir vu en photo quelques fois, il savait qu'il avait le charme du méchant de service dans n'importe quel dessin animé. Dans la scène habituelle où ce dernier tentait de camoufler une hache démesurée derrière son dos et s'apprêtait à poursuivre sa pauvre victime. Et Riktus Faktis s'était emparé de lui juste là, maintenant. Alors qu'il tentait d'établir un contact avec celle qui devait être le sujet de son roman.
"Je ne bois pas de café", lui répondit-elle, prête à poursuivre son chemin.
"Ah. Prends-le quand même! Tu auras ton propre verre comme ça!" Fut tout ce que Donald trouva comme argument.
La jeune fille accepta son offre et alla vider le verre dans la rue sans plus faire de cas de son bienfaiteur.
"Hé! Comment tu t'appelles?" Tenta Donald, décontenancé par la tournure des événements.
"Manche de pelle..." répondit-elle distraitement. Ce fut tout ce qu'il obtint.
Puis elle retourna s'asseoir avec les autres sur le banc juste devant le café.
Donald, après un dernier coup d'oeil, se retourna et se mit sur le chemin de son appartement. Ça serait plus compliqué qu'il ne l'avait pensé. Mais il reviendrait à la charge demain. Ou l'autre demain après.
*****************
Plusieurs jours s'écoulèrent avant qu'il ne revoit la jeune femme. Les étranges permutations de mendiants et d'intersections étaient encore incompréhensibles pour Donald. Il se risqua quand même à quelques marches dans le secteur pour voir s'il pourrait la trouver mais sans succès. Il se résigna donc à attendre que l'occasion se présente à nouveau tout en gardant un oeil sur la rue par la fenêtre du Café du coin.
Le reste de son attention se porta sur le travail qu'il avait à accomplir ces jours-ci. Il avait comme tâche de traduire une dizaine d'articles sur des gens d'affaire provenant de l'autre bout du pays pour un mensuel qui tentait de percer le marché local. Tout cela était d'une platitude inconcevable et le ton était présomptueux à souhait. Il ne pu s'empêcher de saupoudrer quelques jeux de mots douteux ici et là. Son pari était que ses clients ne les liraient que sommairement et que les lecteurs qu'il visait véritablement, des gens mal pris dans des salles d'attente chez le dentiste ou le médecin, auraient quelques fous rires grâce à lui.
Cette tâche ennuyante dans les faits devenait captivante avec ce défi légèrement machiavélique. Aussi Donald se rendit compte de la présence de sa cible lorsqu'il leva la tête pensivement à la recherche d'une boutade qui passerait légèrement inaperçu. La jeune fille était dehors, juste en face du café, marchant entre les voitures et tendant son gobelet de carton défraîchi à droite et à gauche. Elle alternait entre le sourire forcé et les yeux de chien battu.
Donald rangea rapidement ses affaires et jeta un dernier coup d'oeil au menu affiché sur le mur derrière le comptoir de la caisse. Il arrêta son choix sur un chocolat chaud et un muffin aux carottes. Un truc bon au goût et un truc bon pour la santé.
Puis, avec son sac sur l'épaule, il se dirigea vers la caisse où la trop jolie Claire était de service.
"Puis-je avoir un chocolat chaud et un muffin aux carottes, s'il vous plaît." demande-t-il, momentanément troublé par le bleu des yeux de la serveuse.
"Avec plaisir", lui répondit Claire avec son sourire d'une perfection sans doute dispendieuse avant de se retourner pour préparer le tout.
Une autre voix l'interpella, venant du fond du café. Il se retourna pour faire face à la source qui le dérangeait dans sa contemplation des courbes de la troublante blonde aux yeux bleus. Une autre des serveuses, celle qu'il appelait avec remords la "moche", était en train de ramasser une table tout près. Elle lui répéta:
"Ce n'est pas vous qui disiez que les muffins aux carottes ne devraient pas exister? Que la texture était aussi agréable que des copeaux de bois mélangés à des grains de sable? Et que le goût était officiellement une perte de temps gustative?" Un large sourire sur son visage dévoila son amusement d'avoir servi à son client son jugement sur les muffins.
Donald remarque que le sourire dévoilait aussi quelques dents qui se chevauchaient avec désordre. Une fois la surprise passée et après avoir pris connaissance du prénom sur la chemise de travail, il lui répondit:
"Hé! Bonne mémoire Diane! Mais c'est pas pour moi. C'est pour... une amie." Il avait hésité sur le terme. Incertain de vouloir trop en dévoiler sur sa vie privée et son drôle de projet.
Il retourna son attention sur Claire qui attendait patiemment la fin de leur conversation avec le tiroir caisse ouvert. Il paya puis ramassa sa commande avant de sortir et tenter à nouveau une approche de la farouche mendiante.
Il attendit qu'elle revienne sur le trottoir et s'avança vers elle, le verre de chocolat chaud dans une main et le muffin dans l'autre.
"Bonjour c'est encore moi."
"Pourquoi encore?"
"Heu, je t'ai donné un verre il y a quelques jours."
"Ouah! T'es généreux toi. Je suis vraiment surprise de pas me souvenir de ça."
"Ha! Mais il y avait du café dedans!"
"J'aime pas le café."
"Oui je sais!"
"Mais pourquoi t'as fait ça alors?"
"Heu..."
Donald senti qu'il n'y avait pas de bonnes issues à cette conversion et tenta de se rapprocher de son but.
"Tiens! Un chocolat chaud et un muffin aux carottes."
"Ok. C'est gentil. L'affaire aux carottes, ça a l'air triste. Doit pas y avoir de gluten là dedans. Mais c'est correct. Merci."
Alors qu'elle tendait les mains pour prendre le tout, Donald les retira hors de sa portée et dit:
"Il y a une condition par contre. Je veux te parler avant. J'ai une proposition. Ou plutôt un marché."
"Non, non, je fais pas la dedans! Si tu veux ça tu vas quelques coins de rues au sud et tu payes comme tout le monde."
"Hé! Non! C'est pas ça! Pas rien de ça. Je veux juste qu'on parle."
"Ok. Tu es bizarre. Mais là j'ai pas le temps de parler. Il y a personne d'autre ici sur le coin et j'en profite. À cette heure-là je vais ramasser pas plus que ton petit lunch. Mais je le prends quand même et on jase tantôt. Mais je t'avertis, je te fais pas confiance. On jase ici dans le parc en face et puis je peux crier très fort."
"Oui oui. Ok. Je vais être dans le café en attendant."
A son retour à l'intérieur, Claire lui demanda en le voyant revenir à la caisse :
"Quelque chose n'allait pas avec votre café?"
"Non, non." Répondit Donald sans plus d'explications ni de rectifications. "Je veux simplement un dernier café avant de rentrer à la maison."
Il retourna s'asseoir pour avoir vue sur la rue et ressortit ses affaires afin de poursuivre un peu son travail. Une voix l'interpella alors qu'il fixait la vitrine.
"C'est gentil ce que vous avez fait. Vous la connaissez?"
Donald se secoua de sa torpeur et répondit avec une certaine gêne:
"Non, je ne la connais pas. C'est pour un projet."
"Hé bien c'est gentil quand même", reprit Diane avec son sourire imparfait duquel Donald ne pouvait détacher son regard.
"Oui, si on veut." Puis il se remit au travail sans plus faire de cas de la loquace serveuse.
Ni l'inspiration ni la concentration n'y étaient. Son regard passait constamment de son texte, arrêté au milieu d'une phrase incomplète, à la fenêtre où la jeune inconnue effectuait son manège inlassablement. À chaque fois que la lumière passait au rouge elle se faufilait entre les voitures avec son verre de carton usé tendu avec l'espoir de quelques pièces. Puis lorsque le feu tombait au vert, elle retournait sur le trottoir de quelques pas rapides avant que le flot de voitures ne se mette en branle.
Donald avait tout loisir de l'observer à souhait. Ses cheveux bruns pâles étaient coupés courts, presque ras, à l'exception de quelques mèches sur le dessus qui retombaient sur son oreille gauche. L'oreille droite elle, était couverte de haut en bas d'anneaux argentés.
Son jean, usé et défraîchi, était coupé négligemment juste en haut des genoux et laissait voir ses jambes plutôt maigres. Comme le reste de son corps d'ailleurs. Une camisole vert foncé, sans doute provenant d'un surplus de l'armée, couvrait un bustier noir sur lequel on pouvait voir des restes de dentelle. La large ouverture sous les bras laissait également voir des côtes très saillantes. Donald remarqua également alors que la jeune fille saluait après un don, une tache sombre aux aisselles laissant présager une hygiène capillaire non conforme aux standards de l'époque.
Le visage de la jeune fille, usé sans doute par la vie et le soleil, était sans éclat. Ni beau, ni laid. Sa bouche semblait avoir en permanence une moue à la fois triste et insatisfaite. Donald avait de la difficulté à juger de ses yeux. Bruns plutôt foncés, ils semblaient toujours en train d'acter et de chercher l'angle expressif qui serait le plus rentable.
La mendiante jeta alors un oeil vers le café et leurs regards se croisèrent. Donald baissa les yeux, intimidé, et s'efforça de poursuivre son travail pendant un certain temps. Un temps d'ailleurs trop long car lorsqu'il releva la tête elle était hors de vue. Le chocolat chaud et le muffin qu'elle avait déposé près du banc juste en face du café avaient disparu eux aussi.
"Merde!"
Donald ramassa ses effets en hâte et sortit dans l'espoir de retrouver sa trace.
Il fit quelques enjambées sur le trottoir, dans une direction puis dans l'autre, la cherchant du regard parmi les passants, peu nombreux à cette heure-ci. Elle n'était pas en vue. Il revint vers l'intersection avec un brin de frustration. Puis, il échappa à voix haute:
"Le parc!"
Il piétina d'impatience attendant que le feu de circulation change enfin au vert mais finalement se faufila entre deux vagues de voitures. Une fois traversé il opta pour l'un des sentiers qui coupait le plus vers le centre du parc tout en jetant un oeil de part et d'autre. Décidément le choix de camisole vert camouflage en avait été un bon ce matin, ironisa-t-il pour lui même.
Après avoir traversé le parc dans tous les sens, sans plus se donner la peine de suivre les divers chemins de terre battue, il finit par retrouver la jeune femme, adossée à un arbre de bon diamètre, les yeux fermés et le visage au soleil. Le sac de papier du muffin était plié en boule à ses côtés et le verre de chocolat, certainement plus très chaud, reposait entre ses jambes ramenées en tailleur.
"Ha, tu es là! Tu pensais te sauver aussi facilement?"
"Si j'avais voulu me sauver, tu crois que je serais venu dans le parc?" Répondit elle sans même ouvrir les yeux.
Donald se laissa tomber contre l'arbre à côté de la jeune femme. Celle-ci ouvrit un oeil et se décala légèrement, le jugeant trop près.
"Bon, de quoi tu veux me parler là? Et je te le dis si c'est trop bizarre je me lève et je m'en vas."
"Je m'en vais." Reprit Donald.
"OK va-t'en. Pourquoi t'es venu?"
"Non! T'as dis que tu t'en irais. Mais on dit : je m'en vais. C'est juste ça que je voulais dire."
"Ok. Tu me corriges comme ça encore une fois et je m'en va. C'est clair? Pis dis moi ce que tu me veux."
Donald rassembla un peu ses idées. Il ne trouvait pas les mots pour expliquer son plan étrange et sa récalcitrante interlocutrice n'aidait pas vraiment.
"Je veux écrire un roman. Je veux écrire un roman sur ton histoire."
Puis il se tut et se tourna vers la jeune fille pour voir sa réaction et espérant que d'autres mots plus convaincants arriveraient à son esprit.
Comme réponse il eut droit à un grand rire bien gras. En fait même plusieurs.
"Tu veux écrire mon histoire! Mais il n'y a rien à raconter! Tu veux me dire d'où tu sors une idée pareille!"
"Un article dans le journal, il y a quelques jours. Ça disait qu'on devrait plus vous écouter. Que vous aviez tous une histoire à raconter. Et comme j'ai pas d'idée pour écrire un roman je me suis dit que c'était une bonne piste."
"Et moi, qu'est-ce que ça me donne?"
"Je te paye le lunch. À chaque fois qu'on jase, je te paye le repas."
"Si on fait ça je veux de l'argent. Pas des muffins. En plus t'as aucun goût pour choisir des muffins. C'était vraiment dégueulasse. Ça devrait pas exister des muffins comme ça."
"Oui! C'est toujours ça que je dis!"
"C'est ça que tu dis et tu m'en achètes un? Pour essayer de me convaincre en plus? T'es vraiment pas bon dans ça."
"Ouais, ok, ok. Plus de muffins aux carottes. Mais pas d'argent non plus. Dans l'article, ils disaient qu'il valait mieux vous donner de la nourriture que de l'argent. Je pense que c'est mieux comme ça."
"On peut pas acheter grand chose avec un muffin..."
"Pas de muffins. Pas d'argent non plus. Mais, à mesure, si tu me donnes des bonnes histoires, je vais essayer de bonifier le lunch."
"OK, On peut voir ce que ça donne."
Donald resta un peu surpris. Vu la façon dont la conversation avançait il avait un peu commencé à faire son deuil de son plan un brin improvisé.
"Oh, ok! Cool! Bon disons qu'on se rencontre dans ce coin-ci vers la même heure demain?"
"Oui, c'est correct. Et plus de muffins aux carottes ok?"
"Oui, oui. Promis."
Donald tendit alors la main:
"En passant, moi c'est Donald. Donald Larose. Toi?"
"Sylvie Perreault."
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