Pure folie

« Charlotte Richardson, Lola pour les intimes, a eu la chance si on peut le dire de naître dans un milieu fortuné. Elle a toujours fait partie d'une classe sociale qui se trouvait en haut de l'échelle et n'a jamais manqué de rien ou du moins, c'était le cas pour tout ce qui concernait les biens matériels car un monde comme celui dans lequel vivait Charlotte impose tellement de contraintes, surtout quand on est une femme. À douze ans déjà, ses parents lui avaient fait part de leur idée concernant celui avec qui elle aurait à passer sa vie de femme adulte. Charlotte en avait été mortifiée, mais que pouvait-elle dire ? On lui avait toujours enseigné, dès son plus jeune âge, que tout ce qu'elle avait à faire c'était d'obéir et de savoir se tenir correctement. » J'étais perdue. Je ne voyais pas pourquoi elle m'expliquait ce qui semblait être le résumé d'un de ces films d'époque qui me donnaient immédiatement l'envie de m'endormir, ou d'appuyer sur le bouton d'arrêt. Mais je préférai la laisser continuer. « Cette union avait été imaginée par les deux familles, précisait-elle, la sienne et celle du jeune homme, que Charlotte n'a rencontré que quelques mois après au cours d'une fête. À l'époque, il avait quinze ans, et même s'il était loin d'être repoussant, il ne l'était pas assez pour lui faire oublier à quel point elle était contre tout cela. Mais deux années ont passé, et la beauté du jeune homme a aussi évolué. Charlotte avait manqué de s'étouffer en le revoyant : ce n'était rien de plus qu'une adolescente qui découvrait le prince charmant des contes de fée et finalement, le projet de ses parents ne lui paraissait plus aussi affreux qu'au départ. Seul hic dans l'histoire, le jeune prétendant, qui ne l'approuvait pas non plus, demeura sur sa position des années et des années encore. » Torrey referma le cahier. Moi, je l'écoutais toujours. « Les deux jeunes gens ont fini par grandir, l'adolescence était terminée, cependant le mariage tant évoqué ne semblait pas prêt d'arriver. La famille du futur époux inventait toutes sortes d'excuses pour le retarder et celle de Charlotte trouvait que cette histoire avait l'air louche, et ils avaient raison. Le prétendant de leur fille en avait rencontré une autre, lors d'une fête d'étudiants durant sa dernière année à l'université, et après quatre ans de relation il décida de s'enfuir avec elle, s'attirant alors les foudres de tout le monde y compris sa propre famille. Si on aurait pu croire que cet évènement avait été bénéfique pour Charlotte, c'était tout le contraire en vrai : sa réputation au sein de la haute société à laquelle elle appartenait en avait pâti et elle était devenue, d'une certaine façon, la risée de tout son entourage. Et comme l'auraient fait quelques ricochets sur la surface d'une rivière, les bruits qu'avait provoqués l'annulation de ses fiançailles ont aussi rejailli sur la famille de Lola. Elle a fini par lui en tenir rigueur, comme si c'était de sa faute si le jeune homme avait renoncé à tous ses droits et à son héritage pour les beaux yeux d'une de ces croqueuses de diamants sans scrupule. La jeune femme en question avait dû être bouleversée, en apprenant que celui qu'elle avait choisi n'était devenu qu'un simple garçon de vingt-six ans qui n'avait pour lui que sa beauté et, pour couronner le tout, un bébé imprévu qu'elle attendait en elle. » C'était à ce moment-là que je me mis à tout comprendre : le récit qu'elle me racontait, c'était celui de son père. Cette dernière phrase, je me rappelai l'avoir entendu y faire allusion la veille, quand la fameuse Kay s'était presque invitée de force au chalet. Pourtant, ceci ne me disait pas qui était cette Lola pour Torrey.

- Pour ce qui est de Lola, poursuivait-elle, sa vie n'avait rien d'enviable au cours de cette période. Critiquée par sa famille, par ses quelques amis, elle a dû vivre avec ce nouveau statut de femme éconduite avant le mariage un long moment. Son seul exutoire était l'écriture et notamment, un recueil qu'elle écrivait en secret et qui n'a malheureusement jamais été lu par personne d'autre que moi : Pure folie.

- C'est de là que proviennent les textes notés dans ce cahier ? osai-je demander.

- Elle l'a emporté avec elle le jour où elle a quitté la maison. Je n'ai écrit ici que ceux dont je me souviens parfaitement. C'est tout ce qu'il me reste d'elle.

Tout en parlant, elle me montra le cahier afin d'appuyer ses dires. Je ne pris pas le temps de cogiter et donnai encore une fois libre cours à ma curiosité.

- Et, quelle est la nature exacte du lien entre Lola et toi ? repris-je.

- J'allais y venir justement, clarifia-t-elle. Pour tout le monde, Lola était destinée à finir vieille fille avant même d'avoir eu vingt-cinq ans car si elle était loin d'être sociable, et que certains allaient jusqu'à dire qu'elle était laide, ce qui lui était arrivé ne faisait pas d'elle un bon parti. Mais une dizaine de mois après, les gens se mirent à raconter que le jeune homme qui avait failli l'épouser était revenu avec une petite fille de moins d'un an que la mère, son ex-compagne, avait abandonnée quelques semaines après la naissance en même temps que lui. Lola avait pensé que ça ne pouvait être qu'une rumeur, jusqu'au jour où elle avait reçu la visite du jeune homme en question. Il avait dit vouloir lui parler. La famille de Lola avait ordonné à ce qu'il soit renvoyé, mais elle leur fit savoir qu'elle était prête à l'écouter et à s'entretenir en privé avec lui.

Elle m'observa environ deux secondes, pour s'assurer que j'étais toujours tout ouïe, avant de continuer : « C'était leur première conversation, douze ans après avoir entendu parler l'un de l'autre pour la première fois. Lola était intimidée sans se douter que lui aussi était presque dans le même état, et c'était compréhensible. Il s'est d'abord excusé pour l'affront qu'il lui avait fait subir à elle, et à sa famille. Il a précisé que ça n'avait rien de personnel, et qu'il s'était simplement senti incapable d'épouser quelqu'un qu'il ne connaissait pas et pour qui il n'avait aucun sentiment. Lola a alors réalisé qu'ils se ressemblaient tous les deux. Elle non plus n'aurait pas hésité à s'enfuir si elle en avait eu le courage et cela, avec ou sans amoureux. Elle ne lui en voulait pas ; au contraire, elle avait eu de la peine pour lui lorsqu'elle avait appris de sa bouche qu'il avait été forcé d'élever seul le bébé qu'il avait eu avec la femme qui l'avait abandonné du jour au lendemain, et qu'il s'était finalement rendu compte qu'il avait besoin d'aide pour ça. C'était la raison pour laquelle il avait ravalé sa fierté et avait choisi de revenir au domicile familial. Il avait supplié à genoux ses parents, pour qu'ils acceptent de subvenir aux besoins de sa petite fille, et il leur avait dit qu'il était prêt à tout pour se faire pardonner. C'était ainsi que son père (le père du jeune homme) avait eu l'idée de le réintégrer au sein de la famille et de lui réaccorder ses droits d'héritier qu'à condition qu'il parvienne à, réparer sa faute entre guillemets. » J'étais sidérée.

- Ils l'ont forcé à aller demander Lola en mariage ? fis-je, sur un ton légèrement haut.

- Mes grands-parents faisaient partie de ces gens pour qui les sentiments n'ont leur place que dans les films ou romans à l'eau de rose, reconnut-elle avec un sourire amer. Pour eux Lola était la fille qu'il fallait à mon père, et sur ce point je partage leur avis.

- Elle n'a donc pas eu le choix, encore une fois ?

- En un sens, oui et non. L'homme, enfin mon père, lui a dit qu'il avait besoin d'une réponse sincère de sa part. C'était pour ça qu'il avait voulu lui parler uniquement à elle, en dehors de sa famille. Mais d'un autre côté, Lola s'était peut-être sentie obligée d'accepter puisque l'avenir du bébé, mon avenir était en jeu. Elle lui a dit qu'elle allait y réfléchir mais en réalité, elle voulait plutôt dire qu'elle essayerait de convaincre ses parents. Pour elle, le choix était déjà fait : elle n'aurait pas supporté qu'un petit être innocent soit l'un des dommages collatéraux de toute cette histoire. Même avant de me connaître, elle pensait déjà à moi contrairement à Kay. Après leur discussion, Lola s'est battue bec et ongles pour que ses parents puissent accorder une seconde chance à mon père, allant même jusqu'à raconter que c'était le seul moyen de laver son honneur à elle. Et pour la première fois, c'était elle qui avait eu le dernier mot.

En le disant elle esquissa un sourire qui, cette fois, exposait sa fierté pour cette femme qui était à l'origine de ces trois petits textes, qui avaient enclenché le début de cette histoire familiale qu'elle relatait avec une précision qui me surprenait moi-même, sa seule auditrice. J'étais prête à croire qu'elle avait des dons de télépsychie car elle ajouta, comme si à nouveau elle pouvait entrer dans ma tête : « J'ai eu droit à cette histoire tellement de fois que j'ai fini par en connaître tous les détails. Si Lola cherchait à me faire comprendre à quel point il était prêt à tout pour moi, mon père lui par contre insistait sur le fait qu'elle était l'une des femmes les plus courageuses et les plus dévouées qu'il avait rencontrées. Il dit toujours qu'il n'aurait jamais souhaité lui-même de telles qualités chez la femme qui assurerait l'avenir de son enfant. D'après lui, Lola m'avait adoptée dès qu'elle m'a vue pour la première fois, trois mois après leur mariage. C'est elle qui a proposé à mon père de faire construire cet incroyable chalet, loin du milieu mondain dans lequel tous les deux avaient évolué. Elle pensait sans doute que le fruit d'une relation extraconjugale, que je suis, aurait eu à souffrir de ça davantage là-bas qu'ici, elle ne se serait pas trompée. Et ils ont jugé qu'il valait mieux que j'apprenne tout ça de leur bouche que de celles des autres. Ce qui m'a toujours intriguée, c'est qu'aucun des deux ne savait ce que lui inspirait l'autre tout le temps qu'on a vécu ensemble. Lola n'a jamais su combien mon père l'estimait et de son côté, mon père n'a jamais su combien elle... Elle l'aimait. » Elle poussa un soupir en me donnant cette information.

- Ses sentiments pour elle sont donc restés les mêmes malgré tout ce temps passé ensemble ? examinai-je, peinée pour cette femme dont je découvrais le récit.

- Ils avaient parlé tous les deux, rappelait-elle, mais ça restait tout de même un mariage arrangé. Lola avait été conquise par la beauté de mon père au départ, et par sa personnalité après, mais lui il la voyait toujours comme la femme qu'il avait été contraint d'épouser. Elle en avait conscience, et c'est de ça qu'elle parle je crois dans « Si tu n'étais pas toi » : le fait de se dire que quelqu'un s'interdit de nous aimer à cause de ce que nous sommes ou de ce que nous représentons à ses yeux. Ce qu'elle n'avait pas prévu, pourtant, c'était qu'environ onze ans après leur séparation, la route de mon père recroiserait celle de Kay et qu'il entamerait une liaison avec elle.

- Vraiment ?

J'avais fait preuve de beaucoup plus d'audace durant ce quart d'heure. Je ne m'en préoccupais même plus, et puis Torrey avait l'air de prendre plutôt bien mes indiscrétions.

- Et oui, valida-t-elle, il semblerait que la flamme ne se soit jamais éteinte en dépit de tout le mal qu'a pu faire cette femme. Mais on dit que l'amour est aveugle, et qu'on ne choisit pas de qui on tombe amoureux. C'est cette pensée le plus souvent qui me permet de ne pas trop en vouloir à mon père d'avoir ramené Kay dans nos vies. Je n'ai jamais su comment Lola l'avait appris, mais pour ma part j'avais treize ans le jour où je suis tombée sur une photo d'eux sur le téléphone de mon père. Je me rappelle lui avoir fait toute une scène, là en bas dans le salon, surtout quand il m'a annoncé que c'était elle Kay, celle qui nous avait quittés après ma naissance. J'étais folle de rage. J'avais les larmes aux yeux. Rod avait été obligé de me maitriser puisque Lola était absente, à ce moment-là, et qu'il est l'une des seules personnes avec lesquelles j'ai toujours vécu depuis mon enfance. C'est donc presque un membre de la famille pour moi.

- Et comment avait réagi ton père ?

- Il n'avait eu aucune réaction. Il ne s'y attendait pas, et je regrette aujourd'hui certaines paroles que j'ai prononcées ce jour-là. À son retour Lola s'était mise à me raisonner et à me dire que mon père ne méritait pas que je me montre aussi dure avec lui. Elle tenait vraiment à ce que je ne fasse pas partie de ces gens qui portent un jugement sur les sentiments des autres, ou qui les remettent en question. J'avais alors pris conscience de la force qu'il lui fallait pour accepter la situation et essayer en plus de comprendre mon père. C'était incroyable pour moi que quelqu'un puisse préférer souffrir en silence plutôt que de se battre, même en vain, pour l'amour de sa vie. Elle était incroyable !

- Et, qu'est-ce qui l'a poussée à partir, puisque j'ai compris qu'elle ne vivait plus avec vous depuis longtemps ? posai-je après quelques secondes de mutisme.

- C'est,... moi qui l'ai convaincue de le faire ; répondit-elle presque à voix basse, ce qui me fit grimacer. Je sentais à quel point ça devait lui faire de la peine, même si elle ne le montrait pas, et mon grand-père ayant tiré sa révérence trois ans plus tôt je me disais que la seule raison pour laquelle elle restait encore c'était peut-être moi. C'était effectivement ça. Je crois que je n'ai jamais fait un tel étalage de mes sentiments, comme à cet instant-là, et je n'ai jamais fait quelque chose d'aussi difficile que ça.

- Et elle t'a écoutée ?

- Notre relation ressemblait plus à celle de deux sœurs ou deux amies qu'à celle d'une mère et de sa fille, même si elle était loin d'être quelqu'un de permissive. Elle me rappelait très souvent que malgré tout ce qu'elle avait fait, Kay était et demeurerait toujours ma mère. Mais cette femme n'a jamais été qu'une inconnue pour moi, s'il faudrait utiliser un euphémisme pour la qualifier. Les gens s'imaginent qu'un enfant devrait nécessairement ressentir de la tendresse ou de l'affection pour les personnes qui sont à l'origine de son existence, comme ses deux parents. Mais pour moi ce n'est pas le cas, excepté pour mon père. Il peut ne pas savoir s'y prendre avec moi parfois, ou me faire le plus grand des torts comme le serait - touchons du bois - son mariage avec cette sorcière de reine des glaces bistourisée...

Elle retint un rire, qui faillit me saisir également, puis professa : « ...Je continuerai pourtant d'aimer Cole Sonnray, le seul et véritable parent que j'ai, à défaut de ne pas avoir eu Lola pour génitrice. » Torrey plaça le cahier entre deux ou trois livres sur son bureau, et m'indiqua la porte du regard en y allant déjà la première. « Pourquoi est-ce que tu m'as raconté tout ça ? » sondai-je, ayant omis de le faire dès le départ. Torrey se retourna vers moi, son air enjoué revenu lui aussi. « Qui sait, secrètement j'espère peut-être changer l'opinion que tu as de moi ! » Après ça, elle baissa la poignée en me rappelant, par ailleurs, que Jude m'avait envoyée la chercher pour un film qu'il avait décidé de nous faire découvrir.

Le flashback évaporé, au creux de mon lit, je me mettais à analyser Torrey Sonnray un peu plus attentivement que d'habitude. À première vue, on la croirait insouciante et privilégiée. Mais la réalité était toute autre : c'était quelqu'un qu'on remettait souvent au second plan, quelqu'un qui avait bien moins de chance que la plupart des gens malgré son milieu, quelqu'un d'entouré mais qui était au bout du compte déconsidérée de tous que ce soit involontairement ou de manière intentionnelle. Et pourtant, elle souriait. Elle souriait tout le temps, comme ce samedi après-midi où elle nous avait reçus chez elle, celui où son père avait dû lui annoncer ses fiançailles avec cette femme épouvantable qui était en plus sa mère biologique. Je comprenais alors mieux ses réactions : la légère tension entre elle et celui-ci avant son voyage, le changement de son allure au moment où Felicity lui avait demandé où était sa mère, l'étreinte avec son chauffeur, qu'elle appréciait effectivement comme un grand frère tel que l'avait supposé Dan... Elle n'était pas la fille la plus malheureuse du monde, l'insinuer serait un mensonge, mais je trouvais que finalement j'avais eu beaucoup plus de chance qu'elle. Bien sûr, on ne roulait pas sur l'or et ma mère avait quitté ce monde depuis plus de sept ans, mais j'avais passé au moins une grande partie de mon enfance dans une famille où régnaient l'amour et la quiétude. Mon père aimait ma mère, ma mère aimait mon père, et aucun des deux ne privilégiait son propre bonheur au détriment du mien. Oui, j'avais de la chance ! J'en avais eu la confirmation après ces huit jours avec Torrey ; cette fille que je ne voyais pas encore comme une « amie », mais que je comptais prendre de moins en moins de haut et ce, dès l'arrivée de la fin des vacances de pâques.

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