On ne t'oubliera pas Felie
« Dan ! Jude ! » pouvait-on entendre à l'intérieur de la lisière. « Dan ! Jude ! » reprit encore Torrey. Je craignais qu'ils soient bien éloignés de nous et qu'il aurait mieux valu ne pas les attendre, alors j'enlevai la chemise bleue que j'avais - pour ne rester qu'avec mon débardeur noir et être beaucoup plus à l'aise - ainsi que mes chaussures.
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Il serait préférable d'essayer de la ramener ici avant qu'il n'y ait un courant assez fort pour l'emmener avec elle, tu ne trouves pas ?
- Je n'y arriverai jamais Bobbie.
- Ce n'est pas grave, j'avais prévu d'y aller toute seule de toute façon.
Après avoir remonté mon pantalon jusqu'aux genoux, je plongeai mes pieds dans cette eau froide. Elle n'était pas très profonde, heureusement. J'avançai aussi vite que je le pouvais jusqu'au rocher où gisait l'éprouvée, les yeux fermés et la bouche presque encore ouverte. Il fallait à tout prix la sortir de là. « Felicity, murmurai-je en effleurant son épaule, est-ce que tu m'entends ? » Elle respirait toutefois, mais demeurait endormie. Je décidai donc de passer derrière elle avec l'intention de la déplacer jusqu'au rivage. « Attends je viens t'aider ! » s'écria finalement Torrey en retirant ses sandales compensées. Je revenais déjà avec Felicity quand elle me contourna et se saisit de ses jambes, me facilitant ainsi la tâche. « Merci ! », lui soufflai-je pendant que nous tentions de rejoindre la terre ferme. Nous y étions presque à l'instant où Dan et Jude se manifestèrent enfin.
- On t'a entendu Torrey, démarra le premier.
- Qu'est-ce qui s'est passé ? nous interrogea le second.
- On l'a trouvée étendue sur un rocher, expliquai-je.
- Viens avec elle Bobbie, Dan et moi on va la porter.
Je sortais de l'eau la première, avec encore le haut du corps de Felicity contre moi, lorsque Torrey poussa un petit cri qui nous alarma, encore une fois.
- Qu'est-ce qu'il y a Torrey ? reprit Jude, qui me remplaçait déjà auprès de notre amie.
- Ce n'est... Ce n'est rien, j'ai dû m'entailler sur une pierre ; raconta-t-elle, les yeux plissés.
- Tu crois que tu sauras marcher jusqu'au chalet ? aggravait Dan.
- Je pense que oui.
- J'en doute, déclara l'autre en me redonnant Felicity. Dan, tu vas avec Bobbie.
Dan vint alors m'assister, le permettant d'aller vers la soi-disante blessée qu'il souleva en spécifiant : « Moi, je m'occupe d'elle. » Mon visage devait sûrement trahir l'émotion que je ressentais, en voyant cette mijaurée dans les bras de Jude. J’étais dégoûtée. Décidément, il les lui fallait tous.
Assis dans le salon, les garçons et moi attendions des nouvelles de Felicity, qui avait été conduite à l'hôpital par Torrey et son chauffeur. La jambe de Jude, je ne saurais dire laquelle, n'arrêtait pas de trembler. Son impatience était plus forte que la nôtre, même si nous avions tous besoin de savoir si notre amie allait bien. Dès qu'on entendit la porte s'ouvrir nous nous levâmes en même temps. Rod laissa passer une Torrey claudicante, rappelant la petite égratignure qu'elle s'était faite trois heures plus tôt en sortant de la rivière. Ça m'énervait qu'elle puisse autant attirer l'attention sur elle, avec d'ailleurs ce bandage qui lui entourait le pied. Et Felicity, elle l'oubliait peut-être ? « Quand je pense que je culpabilisais à propos d'elle hier ! » marmonnai-je à voix basse, ce qui n'échappa pas aux oreilles de Dan néanmoins.
- Comment elle va ? s'empressa de demander Jude.
- Elle va bien, répondit Rod. Elle n'a pas encore repris connaissance, mais ça ne saurait tarder d'après les médecins.
- Voilà qui est rassurant ! fit celui qui était derrière moi.
- Si quelque chose de beaucoup plus désastreux lui était arrivé, envisageait Torrey, je ne me le serais jamais pardonnée.
Je ne pus m'empêcher de lever les yeux au ciel.
- Mais non Torrey, ce n'est pas de ta faute ! l'amadouait Dan avant de me taper discrètement le coude, parce qu'il voyait tout ce que je faisais apparemment.
- C'est moi qui l'ai invitée et c'est moi qui l'ai forcée à venir.
- On l'a tous fait Torrey ; s'y mit également Jude, c'était prévisible.
- Je crois qu'il serait peut-être plus judicieux de contacter sa famille, au lieu de vous mettre à culpabiliser ; suggéra sagement Rod.
- Je me souviens qu'elle avait appelé ses parents avec mon téléphone récemment, dit Jude, il est dans ma chambre.
- Je viens avec toi Jude, décida Torrey.
- Je vais patienter dans la cuisine dans ce cas, annonça le chauffeur.
Ils partirent tous et très vite, je me retrouvai seule avec Dan. Il me regardait fixement.
- Quoi ? m'exclamai-je.
- On sait que tu ne l'apprécies pas vraiment Bobbie, pas besoin de le montrer autant !
- D'où tu sors cette histoire comme quoi je ne l'apprécierais pas du tout Dan ?
- On le voit tous, me dit-il, enfin Felicity et moi, même si elle doit aussi sûrement penser que nous sommes tous aveugles.
- Je n'ai rien contre Torrey ! niai-je.
- C'est la conclusion à laquelle j'ai fini par arriver hier soir, mais il faut croire que l'impression que j'ai depuis le début de l'année était la bonne !
Cette fois, je manquai d'argument pour le contredire.
- Qu'est-ce que tu lui reproches au juste ? renchérit-il en se rapprochant de moi.
- Rien, soufflai-je presque, ce sont des trucs de filles.
- Des trucs de filles ? répéta-t-il sur un ton moqueur. Sérieusement, depuis quand tu te mets à utiliser ce type d'expression toi aussi ?
- Il faut bien une première fois à tout, lui répondis-je.
- Allez Bobbie, tu sais que tu peux me faire confiance ?
- Je n'ai pas envie de ressembler à ces pestes qui racontent tout le temps des ragots sur les autres !
- Tu as déjà franchi d'un pas vers leur monde si on considère ton attitude envers Torrey.
J'allais lui lancer un de ces regards mais il me fit un sourire. Un de ceux qui me faisaient oublier mon agressivité, et qui m'obligeaient à lui en faire un également. J'ignorais si c'était uniquement avec moi que Dan avait toujours été capable d'inspirer un certain sentiment de confiance. Je pris alors mon courage à deux mains, afin de tout lui avouer :
- Ce matin, après que tu m'aies laissée toute seule devant la maison, avant ce pique-nique, j'ai aperçu Torrey et Rod dans le salon et,... il l'avait déjà prise dans ses bras.
- Oui, et… ?
J'imaginais dans ma tête des tas de réactions de sa part, mais pas celle-là.
- C'est tout ce que tu trouves à dire, m'étonnai-je, ça ne te surprend pas plus que ça ?
- Que voulais-tu que je dise ? me rendit-il. Torrey est assez proche des employés de cette maison, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué !
- Je sais mais de là à se faire prendre dans les bras par son chauffeur...
- Donc tu as tout de suite cru qu'il y avait une histoire entre eux ?
- Je ne vois rien d'autre à part ça.
Dan se perdit dans un fou rire, qu'il s'efforçait de vouloir retenir.
- Si elle était aussi proche de ses employés que tu le dis, pourquoi elle nous aurait invités à venir ici alors ? déclarai-je.
- À ton avis ?
- Pour ne pas se sentir seule ! Ce qui prouve qu'elle n'est pas aussi à l'aise avec ses employés que tu le prétends.
D'un coup, il retrouva son air sérieux. Ceci m'interpela.
- Tu n'es pas d'accord avec moi ?
- Pas vraiment, répondit-il en dirigeant son regard vers le sol.
- Fais-moi savoir ce qui t'a traversé l'esprit à toi puisque je suis si loin du compte !
Il avait réfléchi un long moment, atone, avant de reprendre le fil de notre discussion :
- On a toujours été honnêtes l'un envers l'autre Bobbie, et c'est en particulier parce que tu me prouves à chaque fois que ce n'est pas demain la veille que ça changera...
- Vas-y, accouche Dan ; le coupai-je.
- Eh bien, commençait-il malhabilement, si pour plusieurs personnes, toi y comprise, Torrey a l'air totalement centrée sur elle-même, pour moi en fait c'est loin d'être le cas.
J'essayais de le regarder droit dans les yeux, persuadée que ça me permettrait probablement de comprendre son point de vue. « Il y a longtemps que j'ai fait ce constat mais ça m'a plus sauté aux yeux le jour où elle nous a fait cette proposition. » Il marqua une nouvelle pause, qui finissait par m'éxaspérer, comparée aux trois précédentes. Il en faisait trop. « Tu te souviens ? poursuivit-il en me refixant enfin. On plaisantait tous sur ce que nous comptions faire durant ces vacances quand tu nous as avoué que tu les passerais seule, dans ton appartement. Et quelques secondes après, comme par hasard, Torrey nous a invités à venir dans cette maison. » J'étais alors stupéfaite par la façon dont il avait retracé les événements. Ce n'était pas possible ! « Tu veux donc dire que c'est peut-être pour moi que Torrey a proposé qu'on se retrouve ici tous les cinq ? » déglutinai-je. Il était sur le point de me donner une réponse lorsque Rod revint dans la pièce. « L'hôpital vient d'appeler, nous dit-il, votre amie s'est réveillée ! » Sur-le-champ, le sujet de notre conversation s'évapora de nos esprits et nous nous préparions à retourner dans le véhicule, direction le centre médical.
Felicity était là, devant nous, les paupières loin d'être lourdes. Allongée peut-être, mais éveillée. Nous étions tous contents de voir qu'elle n'avait rien, même s'il lui restait encore du temps avant d'être rétablie. « Si tu savais à quel point nous nous sommes fait un sang d'encre pour toi Felie ! » dit celle qui se tenait à sa gauche, c'est-à-dire Torrey, tandis que Dan était derrière elle et Jude à droite de la raison de notre présence.
- Ne nous fais plus de frayeur pareille, ajouta celui-ci.
- Tous les moyens sont bons pour être le centre d'attention ! riposta-t-elle faiblement.
Les trois autres, à l'exception donc de moi et de celle qui avait parlé, eurent un rictus.
- On rit comme ça mais n'empêche qu'on a eu peur, précisa Torrey.
- Surtout Jude, le provoqua Dan.
- Arrête, réfuta-t-il, je vous rappelle que c'est Bobbie qui n'a pas hésité à se jeter à l'eau pour la sauver, Bobbie et Torrey.
- Tu l'aurais certainement fait aussi si tu avais été là avant nous ! affirmai-je, un peu en retrait à côté de la porte.
- Et mieux même !
L'intervention de Dan ramena une nouvelle gaieté dans cette chambre d'hôpital.
- On ne m'a pas parlé de Torrey ; s'ébahit sa locataire, renforcée.
- Pourtant elle y était, réitéra Jude.
- Et elle y a même laissé un peu de son sang dans cette eau ! continua Dan, l'index levé.
- Comment ça ?
En voyant la persistance avec laquelle elle la fixait, Torrey remonta légèrement le pied en question afin de lui montrer son bandage. « Rien de bien méchant, ironisa-t-elle, je me suis juste un peu coupée en sortant de l'eau. D'ailleurs je ne te portais pas vraiment ! » J'avais déjà ma propre idée sur ce qui allait suivre : une énième ode à l'exceptionnelle Torrey Sonnray, qui s'était faite une toute petite plaie de rien du tout sur une des roches de la rivière où avait failli tomber sa chère amie. « T'es dingue Torrey ! s'exclama Felicity, pour ma plus grande surprise. Qu'est-ce qui t'a pris de vouloir jouer les héroïnes ? Tu es beaucoup trop douillette, ce n'est pas pour toi ! » Celle qu'elle réprimandait avait l'air si mal à l'aise, en dépit de son sourire, que j'eus presque de la peine pour elle.
- Et tu souris en plus ? scanda-t-elle de nouveau. Franchement, il n'y a pas de quoi être fière ! Et si le courant t'avait emportée ? Si quelque chose t'avait piquée ? Bobbie est peut-être forte mais elle n'aurait jamais su comment se débrouiller avec toi et moi si...
- Cesse de t'inquiéter Felicity ; l'arrêta Dan en m'apaisant, sans le deviner, car elle commençait un peu à m'irriter même si je l'aimais bien. Ce n'était pas si grave que ça !
- Non mais quand même !
- Allez, fit Jude, raconte-nous plutôt ce que Rod t'a dit à propos de tes parents.
- Oh, ça...
Elle roula des yeux avant de répondre :
- Papa et maman veulent que je revienne à la maison.
- Quoi ? s'étonna Torrey, dans le même état que nous tous.
- Et oui, vous oubliez qu'ils sont hyper protecteurs ? Donc c'était envisageable qu'ils prennent ce genre de décision après qu'on leur ait annoncé que j'étais ici !
- Incroyable ! exhala Jude.
- Tu vas vraiment partir avant la fin de la semaine ? demanda également Dan.
- Que voulez-vous, je n'ai pas le choix !
- On ne t'oubliera pas, c'est l'essentiel. Et puis tu iras mieux en plus ! rappelai-je.
- Tout ça juste à cause de quelques fichues barres que je suis allée chercher en grimpant en haut d'un arbre ! soupira-t-elle avec de la rage dans la voix.
Plus aucun d'entre nous ne parla au cours des secondes qui suivirent. Nous avions prévu de passer la semaine tous les cinq, et voilà que nous apprenions que nous ne serions plus que quatre. Felicity était la seule véritable amie que je m'étais faite, et il fallait vivre les jours qu'il nous restait dans la maison de Torrey sans elle ! Je baissais tristement la tête rien qu'en y pensant. « L'atmosphère commence à devenir terriblement morbide, s'exclama Dan. Je vais nous chercher quelque chose à boire, qui m'accompagne ? » Il nous regardait tous les uns après les autres. Puisque j'étais du même avis que lui concernant le climat de la pièce, j'entrepris de sortir avec lui, et il en fut ravi.
Face au distributeur, Dan récupérait les boissons avant de me les donner à moi aussi. Je n'étais qu'à moitié surprise qu'il n'ait demandé les goûts de personne. Il les connaissait déjà, je venais de le constater.
- Et le coca de la demoiselle, dit-il en me le tendant.
- Merci, le gratifiai-je en l'attrapant. Tu as l'air de savoir ce que tout le monde aime, toi ?
- Ouais, tu sauras les prendre ?
- Non mais tu me prends pour qui, je n'en ai que trois !
On échangea un rire tous les deux.
- C'est triste que Felicity s'en aille déjà, reprit-il quand nous recommencions à marcher.
- Oui, confirmai-je, elle nous manquera.
- C’est vrai, même si ça lui arrive d'être un peu agaçante, comme tout à l'heure avec Torrey.
- Et moi qui croyait qu'elle aurait eu encore droit à une pluie de louange celle-là !
- Il semblerait que ce que je t'ai dit avant qu'on ne vienne ici n'a eu aucun impact sur toi ; constata-t-il, avec regret.
- Je t'en prie Dan, tu n'es tout de même pas naïf au point d'imaginer que l'opinion qu'on a d'une personne puisse changer en un claquement de doigt ? Et puis ce n'est qu'une supposition, Torrey est beaucoup trop égocentrique et chaque bonne action qu'elle réalise n'est qu'un moyen d'attirer encore plus l'attention des autres sur elle...
Comme si nous l'avions pressenti, Dan regarda en même temps que moi le bout du couloir qui se situait devant nous. Torrey était là, et à en juger par la tête qu'elle affichait elle avait tout entendu. Cette fois, je n'avais pas pu l'éviter.
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