Offense ignorée et choc improbable
Il s'était écoulé un moment depuis que Dan et Jude s'étaient défiés au Volley-ball, après avoir découvert un filet et une balle non loin du jardin. Les employés du chalet en étaient sûrement des adeptes. Nous avions décidé de jouer pour eux les spectatrices, même si Felicity avait préféré en fin de compte son téléphone à nos sportifs. Pourtant, ça ne m'ennuyait pas d'encourager Dan - Jude n'en avait vraiment pas besoin pour gagner - et ça m'aidait quelque peu à oublier le drôle de poids que j'avais sur la conscience : le soleil allait se coucher et toujours aucun signe de Torrey.
- Jude aurait mieux fait de ne pas rester en débardeur, me chuchota Felicity. S'il a l'air un peu baraqué quand il est habillé, on se rend compte quand il ne l'est pas que sa masse n'a rien à voir avec des muscles quelconques. On dirait un sumo !
- Arrête t'es méchante, dis-je en rigolant avec elle. N'empêche qu'il est bien, tel qu'il est !
- Tu n'as pas tort, oui.
Comme c'est amusant de voir de quoi les gens sont parfois capables pour ne pas avoir à admettre que quelqu'un leur plait. « Vas-y Dan ! » criai-je encore, car je ne faisais que ça.
- T'as vu comme tu transpires ? le provoquait son adversaire. Allez, fais plaisir à ta supportrice et retire ta chemise, tu seras beaucoup plus à l'aise !
- Non merci, rétorqua-t-il, je n'ai pas envie d'avoir l'air aussi ridicule que toi.
- Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
- Contrairement à toi, je sais reconnaitre que je n'ai rien de spécial à montrer.
Cet instant de distraction lui permit de frapper énergiquement la balle, et de remporter la partie. Jude ne bougeait plus. Il n'avait rien compris de ce qui s'était passé. Nous poussâmes des cris de joie, avec Felicity, et nous nous rapprochâmes d'eux.
- Félicitations Dan ! hurla-t-elle en l'entourant de ses bras.
- Qui a dit qu'être intello ne servait à rien en sport ! fis-je.
- Ce n'est pas juste, s'exclamait Jude, j'ai plus de points mais c'est lui que vous félicitez ?
- C'est parce qu'on n'a jamais vu personne en marquer à ce jeu de cette façon, le narguai-je alors que le sujet de nos ovations triomphait en levant les bras. Bravo Dan, bravo !
- Je vois qu'on s'amuse par ici, fit une voix qui y mit fin.
- Torrey, s'étonna Felicity, tu en as mis du temps !
- Je sais, mais s'occuper d'un chalet n'est pas aussi facile qu'on pourrait l'imaginer.
J'avais davantage du mal à la croire, en dépit de son air béat. « Pardonnez-moi de vous interrompre, entama-t-elle, mais le diner est servi. Je suis sûre que vous avez faim, allez venez ! » Felicity et Dan ne se firent pas prier et sautèrent sur l'occasion.
- Heureusement pour moi, admit Jude, ce match m'a ouvert l'appétit.
- Ton assiette est prête mon chéri ! répondit Torrey en souriant.
Il était peut-être trop vidé pour parler car il traîna juste des pieds, en secouant la tête.
- Bobbie, m'arrêta-t-elle une fois que les autres furent trop éloignés pour nous écouter. Je voulais m'excuser pour tout à l'heure, je ne savais pas que c'était ton nom sur le cahier.
- Eh bien, ânonnai-je car j'étais prise de court, merci.
- Tu sais, je n'aimerais en aucun cas te mettre mal à l'aise ou te faire regretter d'être là. Le fait que tu sois ici compte énormément pour moi à vrai dire.
Cette conversation devenait de plus en plus déroutante.
- Je n'ai pas voulu insulter la mémoire de ta mère, puisque je présume que ce nom a un rapport direct avec elle ou un parent décédé ?
- C'était elle qui l'avait choisi, l'informais-je mélancoliquement, mais ça n'a rien à voir avec un membre de ma famille en particulier.
- Je vois. Écoute, sache que je n'avais pas l'intention de critiquer les goûts de ta mère, ça fait partie de ces choses auxquelles je ne touche jamais.
- C'est bon Torrey, c'est très clair pour moi.
- Cool ! fit-elle en se retournant. Dan et Jude risqueraient de ne rien nous laisser si on traine encore, tu viens ?
- Je te suis.
Elle partit la première pendant que moi je restais perplexe. Soit elle jouait bien son jeu, soit je n'avais jamais vraiment été aussi objective que je le croyais avec Torrey.
Lorsque nous entrâmes dans la salle à manger, nos trois amis s'étaient déjà installés à table.
- Ah vous voilà, s'exclama Felicity, on a failli commencer sans vous !
- Tu as vu Bobbie, lança Torrey en s'asseyant, ils nous ont finalement attendues.
- Qu'est-ce que vous vous imaginiez ? sonda Dan.
- Bah on ne sait jamais, avec Jude ! déclarai-je en riant, comme les autres juste après.
- C'est bon ! renchérit notre hôte, railleuse. Arrêtez d'embêter mon chéri et mangeons.
Jude était tellement accablé qu'il essaya de se consoler en se servant le premier. On ne tarda pas à faire pareil, et à nous remplir enfin l'estomac tous ensemble.
- En tous cas c'est délicieux ! reconnut Dan.
- Merci, je l'ai cuisiné de mes blanches mains.
Nous fixâmes tous Torrey après cette phrase. Elle était pleine de surprises décidément.
- Sérieux ? firent en chœur Felicity et les deux garçons.
- Bien sûr que non, avoua-t-elle en s'esclaffant, est-ce que j'ai une tête à savoir cuisiner ?
On expira tous les quatre, non sans réaliser à quel point nous avions l'air idiot. « En tous cas moi je compte bien dévorer ça de mes blanches dents ! » Les propos de Jude provoquèrent un enjouement général. Dans un groupe comme le nôtre, il n'y en avait pas un pour rattraper l'autre. « Maintenant que j'y pense Torrey, dit Felicity, on n'a pas encore eu l'occasion de rencontrer ta mère depuis que nous sommes arrivés ; elle n'est pas encore rentrée ? » Torrey parut tout d'un coup embarrassée.
- Mince ! s'écria celle qui l'avait désignée, ayant compris comme nous tous que ce terrain semblait miné. Je suis désolée, je ne savais pas que ta mère aussi...
- Non, ma mère est encore vivante ; clarifia-t-elle. C'est juste que..., ça fait des années qu'elle ne vit plus avec nous, voilà.
- Oh Torrey, pardonne-moi !
- Ce n'est rien Felie, tu ne pouvais pas savoir.
Malgré ce qu'elle disait, il y avait eu durant cinq secondes de la tristesse dans ses yeux. Mais elle s'empressa vite de changer de tête et de sujet. « Parlons d'autres choses ; vous savez, nous faisons partie d'une génération complètement accro aux nouvelles technologies et tout le temps connectée sur différents appareils, mademoiselle Bloomberg et monsieur Raters en sont la preuve vivante... » Cette petite pique adressée à Felicity et Dan nous amusa Jude et moi. Torrey leur fit un sourire avant de reprendre :
- Et j'ai toujours trouvé que ça créait un certain désavantage, puisque nous avons de moins en moins le temps de parler de vive voix avec ceux qui nous entourent.
- Où veux-tu en venir, l'interrogea le deuxième objet de sa plaisanterie.
- Ça vous dirait qu'on fasse un pique-nique tous les cinq demain ?
Une fois de plus, je me posais la question de savoir d'où est-ce que cette fille sortait toutes ces idées. En tout cas moi ça ne me gênait pas de le faire, et puis sa première proposition s'était avérée être une bonne chose.
- Ouais ! m'exclamai-je en remontant les épaules, effarant tout le monde à commencer par Torrey. Ça serait cool selon moi, vous n'êtes pas d'accord ?
- Je ne sais pas, hésitait Felicity. Je trouve que c'est assez,... désuet.
- Tu ne vas pas recommencer ?
- Mais Bobbie, j'ai le droit de dire ce que je pense quand même !
- Tu as raison, dénota celle qui avait lancé l'idée. Mais je peux te dire, en ma qualité d'experte de ce qui est ou non à la mode Felicity, qu'il n'y a rien de ringard à partager un petit moment entre amis !
- Merci Torrey ! témoignai-je.
- Quant à moi je n'ai pas d'opinion, déclara Jude, je me plierai à votre bon vouloir !
- Et moi je ne suis jamais contre l'idée de passer du temps avec vous ; ajouta Dan.
- Quatre contre un, la majorité l'emporte ! piailla Torrey en tapant dans ses mains.
Le lendemain vers dix heures du matin Torrey courait dans tous les sens, vérifiant que rien ne manquait pour notre réunion en plein air.
- Où vas-tu avec ce panier ? me demanda-t-elle en passant derrière moi.
- Je vais le ranger avec tout ce que nous allons emporter ! répondis-je.
- Ah okay... Zut, j'ai oublié la nappe !
Elle retourna encore à l'intérieur, en quatrième vitesse, pendant que moi je l'observais avec un léger sourire sur les lèvres avant de continuer ma marche et de rejoindre Dan, près des arbres situés à quelques pieds de la terrasse.
- Tu ne regrettes plus d'être venue ? me dit-il.
- Je ne crois pas en avoir parlé avec toi Dan !
- Non mais j'ai vu la tête que tu faisais depuis le jour où Torrey nous avait proposé cette semaine chez elle, et elle était différente de celle que tu as maintenant.
- Toujours en train d'espionner les autres ? dénotai-je en riant avec lui.
- Tiens je vais voir si Felicity saura laisser son téléphone maintenant que tu le dis.
Je doutais que ça soit probable. Après le départ de Dan, j'étais sur le point de retourner à mes occupations lorsque mes yeux tombèrent sur une scène qui me perturba sur-le-champs. Devant la fenêtre du salon, Torrey était debout, la tête posée sur l'épaule de celui qu'elle nous avait présenté comme étant son chauffeur et qui l'avait, au passage, déjà prise entre ses bras. Je jugeai que c'était largement suffisant pour détourner le regard et disparaitre de là avant qu'on ne me voie. Aussitôt, je commençai à me poser des tas de questions. Rod ne ressemblait peut-être pas à un épouvantail ou quoi que ce soit du genre, mais c'était impensable qu'il puisse y avoir une histoire entre eux, et je ne faisais pas seulement référence à l'écart d'âge ou à la différence de classe, qui ne m'importaient que peu en réalité. Torrey était-elle aussi parfaite qu'elle le faisait croire ?
•••
Quatre-vingt-dix minutes venaient de s'égrainer depuis que nous avions étalé la nappe, et débuté notre pique-nique à une assez grande distance du chalet des Sonnray. Quatre-vingt-dix minutes au cours desquelles je n'avais cessé de m'interroger sur ce que j'avais vu, et sur ce que ça pouvait bien signifier. Torrey était-elle vraiment le genre de fille à avoir une aventure avec son chauffeur ?
- Ce gâteau aux framboises est délicieux Torrey, complimenta Dan.
- Il a raison, l'approuva Jude, tu féliciteras le chef pour nous !
- Merci les garçons ; dit-elle, le visage gai comme d'habitude, puis elle regarda l'autre fille qui était là à part elle et moi. Qu'est-ce qu'il y a Felicity, tu sembles contrariée ?
- Je n'arrive pas à avoir du réseau, se plaignit-elle, c'est énervant !
- Tout ça pour ça ? souffla le deuxième à avoir parlé.
- Je ne suis pas d'humeur Jude !
- C'est vrai Jude, enchérit Torrey, ce n'est pas bon d'être aussi impassible.
Il prit un air désinvolte, quand celle qui l'avait réprimandé parut se soucier de l'insatisfaite Felicity. J'avais l'impression qu'elle était loin d'être la mieux placée pour faire la morale aux autres, si on savait comme moi ce que je croyais savoir.
- Où est-ce tu vas ? demanda-t-elle à notre amie, lorsque celle-ci se leva d'un bond.
- Trouver du réseau, répondit-elle en nous laissant tous les quatre derrière elle.
- J'y suis tellement habituée que je n'ai même pas pensé à ce problème !
- Il ne faut pas te faire du mauvais sang pour ça, lui dit Dan.
- Ouais, poursuivit Jude, et tu sais bien que Felicity n'est pas tout le temps sympa ?
- Pour ça on ne peut pas lui en vouloir, la défendit-elle, c'est l'époque qui veut ça.
- Ce n'est pas une excuse Torrey !
- Tu vas me dire que toi-même tu ne t'es jamais emporté pour un problème comme celui-là ? pris-je finalement la parole.
- Bien sûr que si mon chéri !
- Ouais, pour moi ça n'a aucun sens de reprocher à quelqu'un d'être souvent face à un écran puisque quand on y pense, c'est le cas de tout le monde aujourd'hui. On écrit des messages, on passe des commandes, on travaille, on étudie, on fait des recherches grâce à la technologie maintenant. C'est l'époque qui veut ça comme l'a dit Torrey.
- Je..., je crois que tu serais une juriste parfaite Bobbie !
Ses mots amusèrent les garçons. Je me rendis compte alors que j'avais peut-être pris les choses un peu trop au sérieux. « C'était pour rire voyons, précisa-t-elle en m'offrant la corbeille de fruits. Nous sommes entièrement d'accord avec toi tu sais ? » Je lui offris en échange un sourire et j'attrapai une poire. Sans crier gare, Jude lui arracha la corbeille toute entière et la passa à Dan. Torrey se tint debout afin de les pourchasser. Bientôt, les trois couraient autour de moi en rigolant. Le ciel était clair, il n'y avait pas de vent, la température était bonne, ce n'était que l'humeur de Felicity et mon silence radio qui avaient sûrement créé une sorte de désagrément. Du moins, ça c'était avant qu'on eût entendu un cri qui nous paralysa immédiatement. « Felicity ! » balbutiai-je instinctivement, ce qui engendra la panique générale. Dan et Jude foncèrent dans les bois, succédés par Torrey et moi.
Encerclés par une vingtaine d'arbres, embrouillés par notre inquiétude, nous ne savions même pas où nous comptions nous diriger. Nous devions tous certainement avoir le cœur qui battait et la peur au ventre en nous remémorant ce son épouvantable. Soudain, j'eus l'intuition après ce souvenir qu'il fallait prendre la droite et en me retournant, je découvrais que Torrey regardait ce qui ressemblait à des traces de chaussures, exactement dans la même direction. Dès que son regard rencontra le mien, nous sûmes que nous avions pensé à la même chose.
- On va à gauche, nous informa Jude.
- Nous on va à droite, déclara-t-elle.
Ils partirent de leur côté et nous du nôtre. La nature avait beau être calme, ce n'était pas notre cas, même si je parvenais à mieux me contrôler que Torrey. « J'espère qu'elle va bien, soupirait-t-elle, sinon je m'en voudrai à mort ! » J'aurais pu la rassurer, ou lui accorder ne serait-ce que mon empathie, mais je jugeai que ce n'était pas le bon moment pour ça. Elle se passa la main droite dans les cheveux et mit la gauche sur ces hanches recouvertes par sa robe légère. Emplie de doutes, je m'arrêtai tout comme elle.
- Peut-être qu'on s'est trompées, les garçons ont dû emprunter la bonne direction.
- Crois-moi, me dit-elle d'un air des plus sérieux, j'obsèrve dans les moindres détails la tenue vestimentaire des gens et ces traces que je vois proviennent bel et bien des chaussures de Felicity. Et tu es fille de militaire ? Tu dois avoir un flair inné pour ce genre de choses, je te fais confiance.
- Comment tu fais pour en être aussi sûre ? m'étonnai-je.
- J'essaie de l'être.
Elle était incroyable cette fille. Mes oreilles discernèrent alors comme un ruissèlement d'eau, qui paraissait assez proche.
- Tu entends ça ? lui demandai-je.
- Oui, précisait-elle, il y a une petite rivière près d'ici si je me rappelle bien...
Elle se tut subitement, son visage montrant nettement l'angoisse qui la saisissait. « Oh non ! » fis-je en comprenant. Je me hâtai vers ce son, suivie par celle qui devait pourtant me guider. Je souhaitais que Felicity fût retrouvée par les garçons. J'aurais aimé avoir eu tort, avoir pris le mauvais chemin. Mais ce n'était pas ce que nous avions vu, au bout d'une minute et demie de marathon. Figées devant ladite rivière, nous l'avions sous les yeux, complètement inerte, étendue sur le ventre au-dessus d'un rocher situé en plein milieu de ce cours d'eau...
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