Désaccord
Affalée sur mon lit, un pied sur le tapis et l'autre sur le matelas, je regardais le temps s'écouler. N'ayant trouvé aucun dérivatif à mon isolement forcé, je n'avais pas vraiment bougé de la journée, ce qui fait que voir celle-ci arriver à son terme m'apaisait. J'avais dignement purgé ma peine, monsieur Grayson n'aurait plus de raisons de s'en prendre à moi à ce sujet, et le bal me suppliait de l'honorer de ma présence. Qui plus est, le refus de ma camarade aux longs cheveux blonds d'y assister était un supplément inespéré.
- Enfin nous sommes revenus ! expira Felicity, chassant définitivement la monotonie de ces neuf dernières heures.
- C'était intéressant ce fric-frac des boutiques de la ville ? l'accueillis-je.
- Alors là Bobbie, quelle idée de génie l'école a eu de nous laisser cette journée de libre ! C'est dommage pour toi, tu aurais pu faire aussi ton shopping pour ce samedi.
- Par chance mon retard au rassemblement m'a permis de ne pas en avoir été informée lundi, sinon j'aurais été déçue en recevant l'interdiction de monsieur Grayson, et il s'en serait réjoui. Conclusion, c'est donc au contraire dommage pour lui !
- Mais quel point de vue machiavélique mademoiselle Gardner ! rigola-t-elle, m'inspirant à faire de même. À bien y réfléchir, c'est un point de vue logique, venant de quelqu'un qui a jeté sa tasse à la figure de la pauvre Torrey.
- Je te signale que je l'ai fait en partie pour vous défendre Jude et toi, lui dis-je.
- Peut-être, mais reconnais qu'il faut être sacrément barjot pour faire ça ?
- Pas plus qu'il ne le faut pour lui pardonner d'avoir mis son nez dans tes affaires !
- Écoute je me suis rappelée que je lui avais demandé de me conseiller sur ma tenue lundi matin, il valait mieux lui faire encore la tronche selon toi ?
- Pas besoin d'euphémisme Felicity, tu te sers d'elle.
- Si c'est ça ta manière de présenter les choses..., râla-t-elle en s'asseyant sur son lit avec ses paquets. Mais passons ! Attends de voir ma robe, Mitch va l'adorer.
- À ce propos, ne pense pas que je veuille défendre qui que ce soit, et surtout pas Torrey, mais je ne te voyais pas non plus aller au bal avec Mitch Everson.
Elle me fixa d'un œil qui voulait dire « Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi ? », et qui m'embarrassa. « Je..., bégayai-je, à dire vrai j'étais également convaincue que tu avais des sentiments pour Jude. » D'un air résignée, Felicity ballotta la tête. « Il se peut que tu aies raison, souffla-t-elle. Mais Jude n'est..., il n'est pas très futé. Tu comprends ? C'est un gros maladroit, et son côté chou ne suffit pas à faire de lui le choix idéal. » Mes sourcils se fronçaient. J'avais du mal à croire que c'était elle qui parlait.
- Avec Mitch c'est différent, nuançait-elle en se promenant jusqu'à la fenêtre. Mitch est charmant, intelligent, sportif - comme l'a montré son physique sur les photos des compétitions interscolaires. Mitch a de l'ambition, et il a des projets. Il sait ce qu'il veut faire de sa vie.
- Mais tu oublies le plus important Felicity, en es-tu amoureuse ?
- Je ne l'ai choisi qu'en tant que cavalier Bobbie !
- Oui mais à t'entendre on dirait que tu le valides en tant que modèle du mari parfait !
- Bof, si c'était le cas je n'aurais pas tort. Il vaut mieux être réaliste que romantique. Les Mitch sont ceux qui font le monde, et non les Jude. Ça tombe sous le sens !
Je n'étais plus si certaine de connaître la personne que j'avais en face de moi. Était-elle consciente de ce qu'elle disait ? « Les autres arrivent, on pourrait ne pas aborder ceci en leur présence s'il te plaît ? » me glissa-t-elle en revenant. Elle s'arrêta à côté du lit contigu au mien, et je ne lui avais même pas répondu que déjà j'écoutais des voix s'élever à l'extérieur. Après quelques secondes, c'était Torrey qui le faisait avec Dan par la fenêtre. « Nous voilà ! » claironna cette dernière en l'ouvrant, parée d'un serre-tête et d'une robe de couleur vert foncé raisonnablement moulante, dépareillée au moyen d'une veste en jean. Vu que nous n'avions pas cours, l'uniforme n'était pas de mise - ça expliquait pourquoi je portais un t-shirt blanc sous mon gilet en cuir et une jupe également en denim.
- Jude n'est pas avec vous ? leur demanda Felicity.
- Il..., hésitait Dan. Il..., il...
- Oui il..., poursuivit ensuite Torrey. Il...
- Il avait des trucs à faire, ce n'est pas ça Torrey ?
- Oui c'est ça, il avait des trucs à faire.
Felicity n'était pas si facile à duper, et comprenant ce qu'ils s'abstenaient de lui avouer, elle se rembrunit. « Je vois. », estima-t-elle. Un silence gênant succéda à cette allégation. Le malaise s'était installé au sein de notre groupe. Et une fois encore, je l'associai à Torrey. J'étais foncièrement persuadée que si ce n'était pas par égard pour nos amis, ou par crainte de retourner dans le bureau de la directrice, nous aurions été incapables d'occuper un périmètre commun sans relancer les hostilités.
- Que faisiez-vous ? fit Dan, pour noyer le poisson.
- On..., tentai-je pour l'empêcher de remonter à la surface par notre biais, on causait.
- Oui Bobbie me donnait son avis sur mes emplettes pour bal ; me seconda Felicity, l'immergeant alors dans les profondeurs du Pacifique.
- D'accord, et tu l'as convaincue de revenir sur sa décision ?
- J'ai tout fait pour Dan mais Bobbie...
- Bobbie ira finalement au bal ; coupai-je, partageant d'office la nouvelle.
- Pardon ? s'interloqua Dan.
Ils me scrutèrent tous attentivement.
- Je cherchais une bonne occasion pour vous le dire, poursuivis-je. Voilà, je vais au bal.
- Bobbie, articula Felicity en frémissant, c'est incroyable ! Mais comment tu vas faire, sans robe et sans cavalier ?
- Ne t'inquiète pas pour ça.
- On voit que tu ignores ce que c'est que de préparer ce genre d'évènements !
- L'information n'est sortie que ce dimanche, souleva Dan, il ne faut donc pas nécessairement s'attendre à une fête prestigieuse.
- Pourquoi pas ? fit-elle.
- Felicity, je ne pense pas que l'école réussisse ce tour de maître en à peine une semaine !
- Que ce soit vrai ou pas tu es un garçon, et sache qu'il en faut beaucoup en matière de temps pour qu'une fille mette les choses en ordre, en particulier si elle tient à paraître à son avantage.
- Tu n'as pas à t'en faire pour moi, repris-je, je suis sûre de trouver la tenue idéale.
- Et pour le cavalier ? redit-elle.
- J'ai dit que tu n'avais pas à t'inquiéter Felicity.
- Ça veut dire quoi ça ?
Debout, elle fit deux pas dans ma direction tandis que Torrey, elle, se posait sur son lit.
- Ne me dis pas que...
- On t'a fait une proposition ? s'emballa Dan.
- Oui, lundi. Mais je ne voulais pas vous en parler avant d'avoir répondu à la personne.
- Tu plaisantes ? s’enquit Felicity.
- Et qui est cette personne ? demanda Dan.
Je passai mon regard sur chacun d'eux et quand je l'arrêtai sur Torrey, mon animadversion me transmit l'hardiesse de prononcer le nom de mon cavalier : « C'est Sean. » Je le lui avais obliquement envoyé à elle. Elle fut saisie d'un sursaut.
- Pardon ? exprima Dan, baba.
- Tu parles sérieusement ? me posa Felicity, en se rapprochant de nouveau. Sean t'a demandée à toi d'être sa cavalière, et tu l'as en plus fait mariner ?
- Ça t'en bouche un coin n'est-ce pas ? frimai-je enfin, au bout de trois jours de réserve.
- C'est impossible ! déclara Torrey.
Elle se leva brusquement. « Je suis d'accord avec elle, ajouta Felicity après. Tu m'excuseras mais je ne vois pas pourquoi le président des élèves voudrait t'avoir toi pour cavalière. » Je n'aurais pas pu le prédire.
- Okay Felicity, je t'avoue que j'étais aussi sceptique que toi lorsque Sean m'a fait part de sa proposition, et je te comprends. Cependant, Torrey, par respect pour l'amitié que les autres te portent, je te conseillerais gentiment d'éviter de te mêler de ce qui ne te concerne pas.
- Tu ne peux pas partir au bal avec Sean ! s'exclama-t-elle.
- Quoi ? broncha Dan derrière Felicity, qui avait également tiqué.
- Je te l'interdis !
Elle était énervée, mais je l'étais davantage.
- D'accord et de quel droit tu te permets de me donner des ordres ? la bravai-je.
- Je te préviens ne t'approche pas de lui Bobbie ! reprit-elle.
- Ah ouais, sinon quoi ?
Torrey avait l'air de me menacer, mais je n'étais pas de celles qui mouraient de peur dès qu'un futile aboiement croisait le sillon de leurs oreilles. La lutte, verbale moins que physique, était à ça de redémarrer de mon côté. « Vous savez quoi ? fit-elle. Je viens de réfléchir et tout compte fait, je viendrai au bal. » Nous fûmes stupéfaits ; unanimement. Elle m’avait déstabilisée, et j'aurais pu être capable de n'importe quoi, pour savoir ce que cette redoutable poupée barbie avait en tête.
•••
Le soleil nous allouait une chaleur délicate. Des élèves, dont les garçons et moi, jouissaient de cette atmosphère feutrée en attendant que les cours reprennent. Sur une planche à roulettes, Jude cavalait du muret où nous étions avec Dan jusqu'au commencement de la pelouse. Je le regardais distraitement circuler et refluer, pour transférer l'objet à notre ami.
- À toi maintenant, lui dit-il à son ixième retour vers nous.
- Qui aurait cru qu'on s'amuserait autant avec le vieux skate de ton père, admira-t-il.
- Fais gaffe à ce qu'on ne me le confisque pas !
- Ne t'en fais pas.
Dan grimpa dessus et émigra lui aussi vers l'espace vert. « Je ne comprends plus ce qui se passe. » déglutina Jude. Je portai mon attention sur lui, dévouée et disposée.
- De quoi tu parles ?
- De vous, développa-t-il. Hier encore ni Torrey ni toi ne vouliez aller à ce bal, et là j'apprends que vous y serez tous sans exception.
Il aurait été beaucoup plus favorable que je me taise, pour ne pas qu'on me rappelle ce revirement de mon ennemie directe. « Si tu veux avoir mon opinion, ta présence à ce bal me permettrait certainement d'en occulter d'autres. », lui avouai-je. Dan réapparut.
- Woouh ! souffla-t-il, requinqué. Tu n'as pas envie d'essayer Bobbie ?
- Si tu veux me le céder, adhérai-je, je peux Jude ?
- Vas-y, approuva-t-il facilement.
Je montai donc sur la planche et je roulai en ayant le vent pour concurrent. « Elle va plus vite que nous, c'est incroyable ! » s’écria Jude. Le rire encourageant de Dan, lui, devenait de moins en moins perceptible. Je dépistai activement les endroits abordables de ce terrain de jeu extrémiste. C'était dingue, et ça me plaisait. En guise de complément à ce sentiment d'extase le hasard fit en sorte que je repère, à cinq ou six mètres, celui avec qui je devais aller au bal samedi. Je levais la main pour le saluer, quand je vis qu'il semblait bizarre. Je ne fus pas en mesure d'interpréter son expression, mais elle m'éroda au point de me faire m'arrêter, au même instant où Felicity courrait vers moi.
- Tu ne vas croire ce qu'on m'a dit, entama-t-elle.
- Quoi ? lui restituai-je la parole, quoique distraite.
- Je viens de croiser des filles que je connais. Elles m'ont dit bonjour, je leur ai répondues, on a échangé un peu et c'est là que, tu t'en doutes sûrement, nous nous sommes mises à déblatérer sur le bal et...
- J'abandonne Bobbie, fit Jude en rompant le fil de notre conversation. Je pensais pouvoir te faire confiance mais je n'en suis pas cap, je m'inquiète trop pour le ska...
Chacun des deux suspendit sa phrase à la vue de l'autre. Ça faisait deux jours qu'ils ne s'étaient plus revus. Un silence mystérieux les avaient donc envahis.
- Bonjour Felicity, la salua gauchement Dan lorsqu'il nous rejoignit.
- Bonjour Dan, lui renvoya-t-elle. Bonjour Jude.
- Bonjour, mâchouillait ce dernier. On peut s'en aller si on vous embête ?
- Mais non, leur défendis-je amicalement. Et je pense que nous n'en ayons pas pour très longtemps, n'est-ce pas Felicity ?
- Tout dépendra de la manière avec laquelle tu le prendras, bredouilla-t-elle.
- Pardon ? fis-je en m'étonnant.
- Bobbie, les filles dont je te parlais m'ont dit que Torrey aurait proposé à Sean d'être son cavalier pour le bal, et donc d'oublier la fille qui irait avec lui.
- Hein, quoi ? s'exclama Dan.
C'était ça le plan qui avait dû lui venir en tête la veille : résoudre l'équation « Sean plus une élève de Straffi égal samedi soir sous les lumières festives du bal », avec pour variable X l'élève de Straffi. X que j'étais, mais qu'elle avait apparemment remplacée par elle.
- Et Sean, il a accepté ? demanda Jude.
- Non, poursuivit Felicity. Il lui aurait dit qu'il avait fait son choix, que c'était trop tard pour elle, et Torrey se serait énervée. Elle aurait haussé le ton, menacé Sean de raconter une certaine histoire sur lui et sur elle ; mais malgré ça il n'aurait pas cédé. Je ne savais même pas que Sean et elle se connaissaient déjà !
- Moi non plus, enchérit Dan.
- Et toi Bobbie ?
J'étais hors de moi. « Bobbie ? » répéta Jude, sans obtenir quoi que ce soit de ma part que l'expression de mon acidité. Dans la cours, j'aperçus automatiquement celle qui en était la cause. Était-ce le destin ou mon instinct, c'était dur à savoir. Mais je me ruai dans sa direction, afin de l'affronter. Elle bavardait sur un banc avec l'un des garçons qui avait voulu nous aider, celui qui avait un surnom insolite.
- Bobbie je t'en prie, contrôle-toi ! m'exhorta Dan.
- S'il te plaît Bobbie, me pria Felicity. Jude, essaie de la retenir !
- Bobbie, m'appelait-il. Bobbie ça suffit ! Bobbie !
Jude me saisit l'épaule mais je l'expulsai d'un geste. Torrey, m'ayant eu dans son champ de vision, pâlit alors. Par serviabilité, son admirateur la laissa avec nous. « Ton histoire tu peux la raconter à qui tu veux, lui dis-je. Oui, à qui tu veux ! Mais nous irons quand même au bal ensemble Sean et moi. C'est clair ? » Elle nous regarda, ayant avait l'air fautive, et moi j’étais satisfaite. Je revins sur mes pas, en étant sûre d'avoir suffisamment d'endurance pour après. Cette soirée, je comptais la vivre jusqu'à imprimer dans mon cerveau chacune de ses secondes, sans en oublier aucune.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top