Fleur effilée inconnue, nocturne - Entrée 1 : cueillette et empotage

Les pétales ont une couleur somme toute ordinaire à la lumière de la bougie : un mauve tirant sur l'orange qui perd son éclat à vue d'œil. Les verticilles suivent une phyllotaxie alterne spiralée élégante, mais cela ne suffit pas à expliquer sa beauté. Les rameaux portent des formes surprenantes que peu de feuilles adoptent. Isolés, cependant, ces figures n'ont aucune harmonie. Non, ce sont les sépales qui donnent à la fleur sa splendeur effrayante.

Ce sont eux que j'ai repéré en me promenant dans les jardins ce soir. Ils m'ont attirée derrière le socle d'une des statues représentant une autre de ces figures sans nom, ancêtre sans doute d'une des familles de l'acropole pour lesquelles nous travaillons. Les sépales sont d'une longueur si inhabituelle qu'ils ressemblent à des fils entourant un cocon de pétales. Mais c'est d'abord leur lueur qui a coupé mon souffle. Ils sont blanchâtres, comme des spectres. Je crois qu'ils absorbent la lumière des lunes. Une fleur nocturne !

Elle ne sent rien. Tant mieux, on ne pourra pas l'utiliser pour les parfums. On en produit déjà assez pour ces nobles, et s'ils remarquaient une fleur inodore sur nos établis, ils nous les feraient arracher des jardins.

Je vais la lui offrir. Peut-être qu'avec un si beau présent, elle me trouvera moi aussi plaisante. Il faut juste que la plante se revigore dans le pot pour le reste de la nuit.

Fleur effilée inconnue, nocturne - Entrée 2 : fanée

La fleur a fané et mes espoirs sont brisés. Elle n'est pas seulement choquée, elle a complètement séché. J'ai espéré toute la journée que la lumière des lunes la raviverait, mais la nuit s'est déjà écoulée de moitié et elle semble plus sèche qu'une momie. J'ai planté des boutures autour, en espérant que leurs racines stressent les siennes. Ce sont des plantes à croissance très rapide. On verra demain.

Fleur effilée inconnue, nocturne - Entrée 3 : sèche et grise

Je suis de nouveau à la fenêtre, avec le pot et les lunes. Les boutures ont bien pris, mais il ne reste que la silhouette décrépie de la fleur effilée. J'espérais tellement la lui donner... La vie ici à l'acropole est si monotone. S'occuper des jardins, repérer les spécimens à l'odeur la plus équilibrée ou exotique. En extraire les fragrances, les marier. Et apporter les parfums à ces nobles qui doivent les boire derrière leurs murs, à en croire les quantités qu'ils nous en demandent ! Ils sont si fiers de leurs jardins, et tentaient même de nous impressionner en nous les montrant lorsqu'ils nous ont engagés. La vérité est que tout ici est gris et faux. Seul compte l'apparence, la couleur de leurs robes et comment elle s'accorde aux arrangements floraux, et surtout leur satanée odeur. Ils sentent la peur de ne pas être assez et couvrent leurs sueurs froides avec nos drogues cutanées.

Tout est faux sauf elle. Elle semble vraiment aimer fabriquer nos alambics et toutes sortes d'objets. On dirait qu'elle ne voit pas le reste. Ni les nobles, ni les autres à la parfumerie, ni moi.

Fleur effilée inconnue, nocturne - Entrée 4 : un mouvement

Il s'est passé quelque chose aujourd'hui ! Je fixais la plante et espérais de toute mon âme qu'elle ne fut pas morte. Je crois que je suis restée comme ça bien trop longtemps, parce que les autres se sont plaints que je ne travaillais pas. Mais alors que j'allais me remettre à la confection d'une essence, j'ai remarqué qu'une tige était gonflée et avait repris de la couleur ! On dirait que la plante n'est pas morte.

J'ai aussi vu, au pied du pot, quelques pétales d'une des fleurs que j'avais bouturées. C'est n'est pas normal qu'elle les perde si vite. J'espère qu'il n'y a pas de parasite.

Je suis repassé dans les jardins, tout à l'heure. C'est étrange à quel point ils sont différents le jour et la nuit. On dirait deux mondes. Le jour, le viridien de l'herbe est piétiné sur les promenades qui connectent les kiosques et qui deviennent alors des serpentins grisâtres. Les exhalaisons des nobles familles couvrent l'odeur des pollens qui flotte le matin entre les murailles et les flèches de pierre blanche. Tout est vain, les longues fenêtres qui aspirent le soleil, les conversations outrancières que seuls écoutent les statues, les reniflements jaloux des nez des invités dans les cous de leurs hôtes. Ce ne sont pas des effluves qu'on nous achète, mais du prestige. Ce lieu n'est qu'une grande serre stérile aux couleurs vives. Mais la nuit, quand les banquets les rappellent à l'intérieur, ça se transforme. Les lunes apparaissent en perçant les nuages et baignent les jardins de mercure. Leur éclat coule sur les bosquets, et alors les lieux prennent vraiment vie. Le sol absorbe les restes des fruits mâchés et jetés discrètement, en font un engrais. Les parfums qui avaient désorienté les insectes se dissipent, et ceux-ci reviennent butiner. Et l'eau des bains que nous récupérons est déversée dans les rigoles et humidifie les feuilles émeraudes. Les jardins prennent leur aspect éthéré, luisent de leur teinte blanchâtre. Et grouillent et gonflent.

Fleur effilée inconnue, nocturne - Entrée 5 : division

J'ai fait repousser la fleur.

Je ne suis pas sûr de bien comprendre comment cela est arrivé. Je la fixais à nouveau, mon espoir ressuscité par cette tige colorée. Et puis elle est passée à côté de mon établi, et j'ai voulu si fort lui donner cette fleur édifiante que j'avais cueillie, que j'ai senti l'urgence m'envahir et se déverser dans le pot comme un orage de fin d'été. En quelques secondes, les sépales blancs ont enlacé le pourpre soudain réinjecté, et ont tissé autour de la plante son échafaud harmonieux.

L'effet inverse s'est produit pour les fleurs autour, qui d'un coup sont toutes tombées, sèches comme l'était ma trouvaille effilée un instant auparavant.

Tout le monde a crié. Même elle, je l'ai vu reculer d'un pas, comme si j'étais une sorte de démente venant de déterrer un cadavre. Ils m'ont dit que je n'aurais pas dû faire ça, que je devrais jeter la plante. Mais ils ont tort. La fleur a une destinataire et je la lui donnerai.

J'ai planté de nouvelles boutures tout à l'heure. Et je viens de le refaire, assise à ma fenêtre, dans le clair des lunes. J'ai regardé la plante, pensé à elle, et les jeunes boutures ont chuté. La fleur effilée est maintenant grandiose et dessine d'autres pétales serrés. On dirait que la corolle, enflée d'un souffle vague, vit en se divisant.

Je pars la lui apporter.

Fleur effilée inconnue, nocturne - Entrée 6 : éclosion

Elle l'a acceptée. Son regard m'a surpris. Il n'était pas effrayé, mais pas non plus émerveillé. Elle a regardé la plante, puis est revenue dans mes yeux, et m'a sondée sans jugement. Ensuite, elle a refermé la porte. Je crois qu'elle a hoché la tête pour me remercier, mais je n'en suis pas certaine.

La journée a été longue, et je ne l'ai pas revue. Et ça a été comme ça pour les trois jours suivants. Mais ce soir, devant ma porte, il y avait un objet étrange. C'est une sorte de sculpture, représentant une vieille femme et un chaudron. Je suis resté un moment à la tenir, et quand j'ai cru pleurer en comprenant l'insulte, sa voix à surgit de derrière moi.

« C'est une blague. » a-t-elle dit. « C'est vrai que le truc que tu as fait l'autre fois à l'atelier... avec la plante, je veux dire. C'était tordu. Mais je me suis dit ensuite que peut-être ce genre de choses te fascinaient. Les choses hors norme. Tire sur son bâton. » Elle pointait la statue. J'ai fait ce qu'elle a dit, et il y a eu un déclic. Alors, une musique a émergé de l'objet.

« C'est toi qui l'as construite ? » lui ai-je demandé, stupéfaite.

« J'aime la musique. As-tu remarqué que ta plante bourdonne quand elle se nourrit des lunes ? »

« C'est ta plante maintenant. C'était un cadeau. » ai-je répondu.

« Merci. Elle est bizarre et fascinante. Tu l'es un peu, toi aussi. »

Nous sommes restés un moment en silence. Elle semblait embarrassée, comme n'osant pas demander quelque chose. Puis elle a sorti un objet de sa poche.

« Est-ce que tu penses que tu arriverais à le refaire chanter ? »

C'était le crâne d'un petit oiseau.