5.Moment seul à seul
Il restait parfaitement impassible, son expression ne filtrait aucune émotion, il se contentait de manger une part de gâteau sans rien dire. Jamais de sa vie elle n'avait pensé pouvoir vivre un moment à ce point gênant. Elle savait bien que Sherlock était un homme qui pouvait se montrer peu loquace mais dans ces moments-là il avait pour habitude de s'enfermer dans son monde, loin de tout. Et ce n'était pas le cas cette fois-ci. Non, il se contentait de rester assis à manger en silence. Bon dieu, elle ne souhaitait qu'une seule chose, fuir chez elle, loin de cette atmosphère oppressante.
- John a parfaitement choisi cette pâtisserie, elle est succulente, tenta la jeune femme dans une approche qu'elle jugea extrêmement maladroite.
Pourquoi ne parvenait-elle pas à lui parler sans que sa voix ne vacille ? Pourtant, par le passé, elle avait réussi à échanger avec lui convenablement sans aucun malaise. Mais depuis ce fameux coup de fil, elle avait l'horrible impression d'avoir régressé.
- John aime tout ce qui est fruité et léger en sucre, à mon grand dam, répliqua-t-il en continuant tout de même de manger.
- Et quels sont vos goûts ?
- Identiques aux vôtres.
Interdite devant sa réponse, elle le scruta pour essayer de comprendre ce qu'il avait voulu dire, sans succès. Quand il aperçut sa mine interrogative, il leva les yeux au ciel et reposa sa cuillère.
- J'aime ce qui est sucré.
- Et comment savez-vous que c'est mon cas ?
Dire qu'il suffisait qu'il daigne un peu lui parler pour qu'elle se sente heureuse. Il avait raison, l'amour rendrait idiot.
- Au distributeur à St Bart vous ne prenez que des chocolats chauds ou des thés très sucrés, la dernière fois au café avec Lestrade il y avait un supplément de chantilly et lors du mariage de John et Mary vous vous étiez resservi du dessert.
Elle en resta pantoise. Certes elle était consciente qu'il remarquait chaque détail concernant tout ce qui l'entourait, elle ne pouvait cependant s'empêcher d'être contente qu'il relève des choses sur elle.
- Et vous, vous ajoutez deux sucres à votre café noir ! fit-elle fièrement.
Lorsqu'elle le vit sourire elle sentit son cœur fondre, littéralement. Décidée à se ressaisir, elle se lança dans ce qu'elle maitrisait le moins, la taquinerie.
- Vous n'avez pas le profil d'un homme aimant les sucreries.
- Et pourquoi donc ? s'étonna-t-il.
- Je ne sais pas... Je dirais que ça ne colle pas vraiment avec votre personnalité.
- Et quelle est ma personnalité ?
Est-ce qu'il était en train de rentrer dans son jeu et de la titiller à son tour ? Ses prunelles l'observaient mais il lui était tout bonnement impossible de deviner quelles étaient ses pensées. Il avait abandonné sa part de gâteau, repoussant nonchalamment l'assiette plus loin, ses coudes posés sur la table et son menton reposé sur ses mains jointent l'une à l'autre. Pour une fois les manches de sa chemise étaient relevées, laissant dévoiler ses graciles avant-bras d'une blancheur magnifique. Quelques veines étaient visibles et semblaient la narguer, tant elle aurait désiré passer ses doigts dessus en de douces caresses. Il arqua un sourcil, merde, elle mettait trop de temps à répondre.
- Eh bien vous êtes un brillant détective légèrement mégalo enclin à l'égocentrisme bien que ce soit compréhensible quand on connait vos capacités intellectuelles, osa-t-elle répondre en posant les mains sur ses jambes, froissant son pantalon.
Le léger sourire qu'il affichait semblait être une invitation à poursuivre, ce qui l'incita à continuer.
- Bien que vous soyez un solitaire, vous souhaitez surtout avoir le choix de rester seul ou non, vous n'êtes pas réceptif à l'humour en dehors du votre bien entendu et vous êtes incapable de vous mettre en retrait. En fait vous êtes un frimeur.
Le sourire du détective s'élargit.
- Vous parvenez très difficilement à filtrer ce qui sort de votre bouche néanmoins vous travaillez dessus pour le bien de vos proches. Vous aimez répéter à qui veut l'entendre que vous ne ressentez que très peu d'émotions cependant les liens que vous avez tissé avec John ou encore Madame Hudson prouvent le contraire, sans compter votre sacrifice de disparaitre durant deux longues années dans le but de les protéger.
Bon, maintenant il ne souriait plus, encore une fois elle s'était montrée trop bavarde. Elle aurait du s'arrêter avant de partir en vrille. Avait-il entendu tout l'amour qu'elle lui portait dans chacun de ses mots ? Elle espérait que non.
- Je suis réceptif à l'humour, je n'y peux rien si le votre n'est pas drôle.
Une vague de soulagement se propagea dans tout son être quand elle comprit qu'il se moquait d'elle. Il n'avait pas répondu à la dernière description mais c'était mieux ainsi, au moins le malaise s'était dissipé. Une petite pointe de déception la piqua quand elle le vit se lever et se rendre dans le salon, très certainement pour se coller devant son ordinateur ou pour s'enfermer dans son palais. Un peu triste mais se considérant tout de même chanceuse d'avoir vécu ce petit moment, elle débarrassa la table en silence et se rendit dans la chambre de Sherlock afin d'être sure que la petite dormait bien à poings fermés. Refermant doucement la porte derrière elle, elle fit quelques pas vers le salon, les mains jointes l'une à l'autre, hésitante. Que devait-elle faire ? Elle n'avait pas prévu de passer toute la nuit ici alors elle n'avait pas pensé à apporter de livre. Pouvait-elle s'assoir sur le fauteuil de John et allumer la télé ? Non cela agacerait surement Sherlock. Que faire ? Mais que faire ?
Avançant à pas lents, elle posa les yeux sur le corps svelte du détective allongé sur le canapé, lui tournant le dos, et décida de prendre place sur le fauteuil en face de celui de John – elle ne voulait pas que Sherlock interprète mal le fait qu'elle utilise le siège de son meilleur ami – le dos droit, les mains sur les genoux. Que faire ? Elle sentit ses ongles s'enfoncer dans la peau de ses jambes, signe de son stress, quand la voix rauque du consultant résonna dans la pièce.
- Vous pouvez allumer la télé.
- Je ne veux pas vous déranger alors que vous dormez, chuchota-t-elle intimidée.
- Je ne dors pas, je réfléchis.
Bon. D'accord. Très bien. Elle s'empara de la télécommande et laissa défiler les chaines, se demandant quel programme elle pouvait bien choisir sans passer pour une parfaite idiote. Elle stoppa son zapping sur la rediffusion d'une série qu'elle affectionnait, mais n'osa pas rester dessus alors que Sherlock était tout près d'elle et aurait jugé ce choix grotesque. Elle poursuivit donc sa course effrénée pour trouver le programme parfait quand il prit à nouveau la parole.
- La dix-neuf.
- Pardon ?
- Retournez à la chaine dix-neuf.
Pas certaine de comprendre ce qu'il était en train de raconter, elle se retourna vers lui – ou plutôt vers son dos – et le fixa.
- Pourquoi la dix-neuf ?
- Parce que de toutes les chaines que vous venez de passer en revue, c'est la seule sur laquelle vous êtes restée plus d'une seconde et demi. J'en conclus donc que le programme vous intéressait mais que pour une obscure raison, vous avez décidé de passer outre.
Booooon.... Elle qui avait toujours voulu savoir ce que ça faisait que de vivre avec Sherlock Holmes, elle en avait à présent une petite idée. Néanmoins ravie de son intervention, elle remit la chaine qui l'intéressait et se cala confortablement dans le fauteuil, un petit coussin contre elle. Les minutes passèrent, puis se transformèrent en heures, complètement absorbée par sa série, elle en avait carrément oublié la présence du détective allongé non loin. Le générique de fin, la publicité puis un nouvel épisode qui reprend pour son plus grand bonheur.
- Ça ne s'arrête jamais ?
La jeune femme tressauta et leva les yeux vers l'homme qui se tenait debout à côté d'elle, les mains dans les poches, les cheveux décoiffés, une moue blasée peinte sur son visage.
- En plus ce sont des rediffusions, se plaignit-il en fixant la télévision d'un œil noir.
- Vous connaissez Downton Abbey ?
- A mon plus grand désespoir.
Il glissa rapidement son regard sur elle avant de le poser à nouveau sur l'écran.
- John aime perdre son temps à regarder cette ânerie.
- C'est dommage qu'il ait du partir, nous aurions pu la regarder ensemble, ria-t-elle quand elle se tut devant le visage fermé du détective.
Il n'avait pas apprécié sa remarque, c'était évident, mais pourquoi ? C'était tellement compliqué d'essayer de le comprendre et de deviner ses réactions.
- Je peux vous poser une question ? demanda-t-elle d'une toute petite voix.
- Décidément vous n'arrêtez pas depuis quelques temps.
Pourtant, malgré sa remarque, il s'essaya sur le fauteuil de John, juste en face d'elle, ses bras posés sur les accoudoirs. Sa posture était encore une fois charismatique sans même qu'il ne s'en rende compte. Le dos droit, ses longues jambes légèrement écartées, son expression sérieuse, ses yeux... Mon dieu ses yeux... Quelque chose de sensuel se dégageait de lui alors même qu'il n'en avait pas conscience. La vie pouvait être tellement injuste.
- Comment passez-vous vos soirées avec John ?
- C'est-à-dire ?
Depuis le temps qu'elle se posait la question, il était maintenant temps de prendre son courage à deux mains et de lui demander franchement.
- Eh bien... Je sais déjà que vous ne regardez pas la télé, marmonna-t-elle un peu gênée. Que faites-vous ? Vous parlez ?
- Nous travaillons, répondit-il simplement, comme si cela semblait évident.
- Vous travaillez tout le temps ?
- Nous résolvons des meurtres Molly, alors quand il n'est pas trop occupé avec Rosie, c'est ce que nous faisons oui.
Il semblait surprit qu'elle lui ait posé cette question, comme si ça coulait de source. La mine perplexe qu'il affichait la fit sourire.
- Et vous ne faites jamais rien de ludique ? Comme jouer par exemple ?
- Une fois.
Elle patienta, attentive, mais il ne semblait pas décider à vouloir approfondir le sujet. Hélas, sa curiosité s'était réveillée et à présent elle mourait d'envie de savoir en quoi avait bien pu consister ce jeu. Elle n'imaginait pas Sherlock en train de jouer, à quoique ce soit en fait.
- Et quel était ce jeu ? insista la légiste.
Soupirant bruyamment, il se leva et s'en alla dans sa chambre. D'accord, il était partit et l'avait laissé en plan. Bon, ce n'était pas la première fois que ça arrivait mais comme à chaque fois elle ressentit un désagréable petit pincement au cœur. Inspirant et expirant lentement, elle coupa la télévision, ferma les yeux et s'adossa contre le dossier du fauteuil, serrant encore davantage le coussin contre elle. Elle ne devait pas profiter du fait que Sherlock fasse des efforts afin de se montrer plus ouvert pour lui parler de tout et n'importe quoi, c'était lamentable. Elle s'était promit de mettre des distances avec lui afin de se protéger mais dès qu'il laissait entrevoir un peu d'intérêt pour sa personne, elle en profitait pour sauter sur l'occasion et s'engouffrer dans la petite brèche. Risible. Les paupières toujours closes, elle se laissa bercer par le tic-tac de l'horloge, paisiblement, agréablement, laissant sa tension retomber doucement. Voilà, elle s'était calmée, la douleur dans son cœur avait disparu, elle pouvait remettre sa série. Elle ouvrit lentement les yeux quand son cœur s'arrêta net. Il était là, assis sur le fauteuil, à l'observer, la mine basse.
- Je ne vous ai pas entendu revenir, murmura-t-elle en se redressant un peu pour se donner de la contenance.
- Vous méditez aussi ?
Depuis combien de temps se tenait-il là à l'examiner ?
- Je ne sais pas si je peux appeler ça de la méditation, marmotta-t-elle timidement. Mais c'est une forme de relaxation oui.
- Dans quel but ?
Mais pourquoi diable lui demandait-il cela ?
- Faire le vide dans mon esprit.
- Pourquoi faire ?
- Je ne... je ne sais pas, juste comme ça, bredouilla-t-elle en enfonçant ses ongles dans le coussin.
- Je pratique la méditation pour me concentrer et me focaliser sur les points importants que j'aurais pu omettre durant une enquête.
- Et ça fonctionne ?
- Bien entendu, répliqua-t-il d'un ton condescendant. Les données sont enregistrées dans mon cerveau, la méditation me permet seulement de les extraire en temps voulu.
Elle mourrait d'envie de l'assaillir de questions quant à ses facultés psychiques mais elle se retint, de peur de se montrer à nouveau trop intrusive. Elle opta pour un changement de sujet.
- Je pensais que vous étiez allé vous coucher.
- Je ne peux pas dormir en présence de Rosie, son souffle régulier m'empêche de trouver le sommeil, grogna le grand homme en soupirant à nouveau, de manière légèrement théâtrale.
- Pourtant, cette après-midi vous dormiez comme un bébé en sa compagnie, pouffa-t-elle en ramenant ses pieds contre elle.
- J'étais particulièrement épuisé.
Imaginer un Sherlock fatigué avait quelque chose de... grisant. Que n'aurait-elle pas donnée pour se retrouver à la place de la petite, dormant sereinement à côté de lui, sa main dans la sienne.
- Et vous avez fait de beaux rêves ? le taquina-t-elle en lui souriant aimablement.
Alors qu'elle s'attendait à le faire sourire, ce fut tout le contraire qui se produisit. Son visage se ferma et ses traits se durcirent. Bon, les rêves n'avaient pas dû être si beaux que ça au final. A nouveau elle décida de changer de sujet.
- Et qu'avez-vous fait dans votre chambre, si ce n'est pas indiscret ?
Mais il ne répondit pas, se contentant de la fixer sans ciller, son menton appuyé sur son poing. L'homme intimidant dans toute sa splendeur. Sentant ses joues se réchauffer dangereusement, elle baissa les yeux et fixa un trou – certainement formé par une brulure ou de l'acide – sur le sol, cherchant ainsi à échapper au regard scrutateur de son interlocuteur. Du coin de l'œil elle le vit s'avancer sur son fauteuil et lui tendre un petit objet jaune.
- Des post-it ? s'étonna-t-elle en les prenant dans sa main, non sans avoir frôlé au passage les longs doigts du détective.
- Vous vouliez savoir à quel jeu nous avions joué, et bien voilà.
- Je ne comprends pas...
Soufflant encore une fois, il décolla un des post-it, s'empara d'un stylo et griffonna quelque chose dessus avant de le coller, assez brutalement, sur le front de la femme brune. Elle mit quelques secondes à percuter quand son visage s'éclaira.
- Vous avez vraiment joué à ça ? s'écria-t-elle en riant.
- Les effets de l'alcool avaient quelque peu altéré notre comportement, expliqua-t-il embarrassé.
Elle ne pu cependant empêcher son rire de croitre davantage. Visualiser John et Sherlock, bourrés, en train de se coller des post-it sur le front, à essayer de deviner à qui il correspondait, était certainement l'image la plus étrange et la plus hilarante qu'elle ait pu imaginer. Incapable de se contenir, son simple rire se transforma en fou rire au point d'en avoir mal aux côtes.
- Qu'y-a-t-il de si drôle ? grommela-il de plus en plus confus.
- Qu'est-ce... que j'aurais... aimé assister... à ça...
Il lui était impossible de s'exprimer correctement tant elle riait à présent.
- Arrêtez ça.
- Je... ne... peux...pas...
Contempler l'expression boudeuse du grand homme ne faisait que décupler son propre fou rire. Trop occupée à essuyer ses yeux mouillés de larmes, elle ne le vit pas se rapprocher brusquement d'elle et lui prendre le visage entre ses grandes mains.
- Arrêtez ça, tout de suite, répéta-t-il en la fixant dans les yeux.
Son hilarité s'arrêta net. Sherlock Holmes se tenait à quelques centimètres d'elle, ses deux mains empoignant son visage, son souffle se heurtant à elle. Il était proche, très proche, trop proche. Mon Dieu, qu'elle le trouvait beau. Sa mâchoire soudée, son regard perçant, ses pommettes saillantes et ses mains, merde, ses mains plaquées sur ses joues qui devenaient brulantes à leur contact. Il fallait qu'il s'éloigne ou sinon le peu de raison qu'elle possédait encore s'évaporerait pour de bon. Il fallait vraiment qu'il s'éloigne d'elle.
- J'ai compris, j'arrête, murmura-elle, son cœur battant à tout rompre.
Mais il ne la lâchait toujours pas. S'il ne s'éloignait pas maintenant son cœur allait exploser, peut-être même pouvait-il l'entendre battre à un rythme fou. Ce geste était encore plus intime à ses yeux que les deux fois où il avait déposé un baiser sur sa joue. Qu'il la touche la rendait folle de joie mais paradoxalement la faisait atrocement souffrir parce qu'elle savait qu'il ne ressentait pas la même chose qu'elle. Tout cela était bien trop pénible à gérer, il devait cesser.
- Lâchez-moi s'il vous plait, chuchota-t-elle en le regardant des les yeux.
Les pupilles du détective semblèrent s'allumer quand il laissa retomber ses mains avant de reculer dans son fauteuil, le regard perdu dans le vague. Oui, c'était bien mieux ainsi, la distance, elle devait garder de la distance.
Il ne devait plus la regarder, plus la sentir, plus lui parler. Il détestait cela, toutes ces émotions qui tourbillonnaient en lui et qui le troublaient, c'était bien trop de ce qu'il pouvait supporter. Il n'aurait pas dû aller chercher ces foutus post-it, il n'aurait pas dû la contempler pendant de longues minutes alors qu'elle n'avait pas encore détecté sa présence et surtout il n'aurait jamais dû s'approcher autant d'elle, et encore moins la toucher. Sentant que ses mains étaient encore sensibles, il les fourra férocement dans les poches, se blâmant pour son attitude déraisonnée.
- Je... Je suis assez fatiguée et je...
- Allez dans ma chambre, je ne dormirai pas ce soir, l'interrompit-il sans la regarder.
- Merci.
Elle ne refusa pas poliment, non, elle savait que ce n'était pas par courtoisie qu'il lui proposait son lit, c'était tout simplement logique. Il ne dormirait pas et mieux valait qu'elle soit à proximité de Rosie. Un raisonnement tout ce qu'il y a de plus simple. Et pourtant, l'image du petit corps de la pathologiste emmitouflée dans sa couette le fit frémir. Il ne devait pas ressentir ça, il le savait, il en était conscient, mais la lutte était parfois trop difficile. C'est pourquoi, lorsqu'il la vit se diriger timidement vers sa chambre, il ne put se retenir et se releva prestement, l'attrapa par le bras et la força à se retourner. Lorsque qu'il vit ses yeux brillant de confusion se lever vers lui, les joues rouges et le corps fébrile, il dû puiser dans toutes ses ressources pour ne pas laisser courir sa main sur son visage, à la recherche d'un nouveau contact physique.
- Votre étourderie me surprendra toujours, souffla-t-il d'une voix étonnamment grave en approchant doucement ses doigts du front de la demoiselle.
D'un mouvement rapide il décolla le post-it qui était toujours sur le front de la brune et lui sourit dans le but de la tranquilliser. Abasourdie, elle porta ses petites mains à son front en souriant d'un air gêné.
- Je l'avais complètement oublié.
- Je sais.
Il recula de trois pas et remit les mains dans ses poches.
- Bonne nuit Sherlock, glissa-t-elle en lui tournant le dos et en s'en allant lentement.
- Bonne nuit Molly... Et bon anniversaire.
Il la vit s'arrêter un court instant avant de reprendre sa marche sans se retourner. C'était mieux ainsi, si elle lui avait à nouveau fait face, il ne l'aurait certainement pas laissé quitter la pièce, le quitter lui.
Il n'avait envie de rien. Ni de lire, ni de dormir, ni de compléter son blog, ni d'entamer une nouvelle expérience. Ni même de réfléchir à vrai dire. Fixant un point invisible sans pourtant être dans son palais mental, il s'obligeait à ne penser à rien. Il serait bien allé dans son palais mais il savait ce qu'il y trouverait : les tiroirs débordant des affaires de Molly Hooper. Chacun détail, chaque souvenir, chaque ressenti, tout son palais en serait envahi et il n'avait pas la force nécessaire de faire le tri pour le moment. La tête penchée en arrière, les pieds sur la petite table basse, l'élastique entre ses doigts, il cherchait à plonger dans un état proche de la transe sans y parvenir.
« Tu es une machine ! »
Il sourit à ce souvenir. John l'avait appelé ainsi une fois, et bien qu'il ne se rappelle plus exactement pourquoi, cette phrase était restée gravée. Ce n'était pas la première fois qu'on le traitait de machine ou encore de robot, quelque part il leur avait toujours donné raison. Il ne comprenait pas les sentiments tels que l'incertitude, la peur, la tristesse, ou encore l'affection. Enfin, c'est ce qu'il croyait, les dernières années ayant remis en doute toutes ses convictions les plus immuables. Il avait dû affronter l'incertitude lorsque Moriarty avait réussi l'exploit de le faire passer pour un fabulateur. Il avait connu la peur quand le gaz respiré à Baskerville l'avait tétanisé d'effroi. Il avait connu la tristesse quand Mary était morte et que John lui avait tourné le dos. Quant à l'affection... Elle devait sommeiller quelque part en lui. Même faire un choix entre tuer son frère ou bien sacrifier John lui avait été impossible.
« Te perdre me briserait le cœur petit frère ».
Un nouveau sourire lui échappa. La seule et unique fois où son frère avait fait preuve de sentimentalisme. Sans oublier sa propre incapacité à lui de pouvoir l'abattre alors que Moriarty avait prédit un « Holmes qui tue Holmes ». Les frères Holmes n'étaient pas des sentimentaux, jamais, en aucun cas, cependant il ne pouvait nier l'attachement qui les liait tous les deux, et ce même si Mycroft n'était qu'un être arrogant imbu de sa personne.
« Je vous aime ».
Non, ça par contre il ne devait pas y repenser. Pas de pièce sombre, pas de cercueil, pas de tic tac, pas de Molly effondrée, pas d'amour. Que ce serait-il passé si elle ne lui avait rien dit ? Maintenant il savait qu'elle ne serait pas morte, que ce jeu n'avait visé qu'à lui démontrer tout le mal que pouvait engendrer trop de sentimentalisme, tout le mal qu'il pouvait faire aux autres. Mais si elle était morte ? Par sa faute ? Comment l'aurait-il vécu ? A cette pensée un nœud se forma dans son estomac. Alors que Mary était morte pour lui sauver la vie, comment aurait-il géré qu'une autre personne qu'il appréciait meurt par sa faute ? Une personne qui l'aimait et l'estimait depuis des années malgré son tempérament instable. Même John ne l'aurait pas sauvé, il aurait sombré, c'était certain.
« Je vous aime ».
Sa sœur savait que sa faiblesse était sa force en même temps... Le contexte. Quand ses proches étaient en danger il était prêt à tout, il réfléchissait plus vite mais en même temps était plus facilement déconcentré. Avec Molly ça avait été plus compliqué. Qu'est-ce que l'amour ? Les réactions attribuées à l'amour relevaient du domaine physique et chimique, en aucun cas de sentiments. Pourtant il avait été prêt à disparaitre deux ans pour sauver John, Madame Hudson et Lestrade. Il avait été prêt à se tirer une balle dans la tête – bien qu'il était conscient qu'il avait de grande chance que sa sœur l'en empêche – pour épargner la vie de son frère. Il avait été prêt à faire une déclaration d'amour, chose qu'il avait toujours réprouvé, pour protéger Molly. Toutes ces actions ne lui ressemblaient pas et pourtant il les avait accomplies tout naturellement. Ce fameux contexte.
Molly Hooper. Il n'aurait pas survécu à sa mort, il ne l'aurait pas supporté. Il lui avait déjà volé plusieurs années de son existence, il aurait été impensable qu'il lui vole sa vie. L'amour... Ce qu'il ressentait pour elle ou pour John était ce qui se rapprochait le plus du concept d'amour tel que le décrivait la basse populace, alors qu'est-ce qui changeait ? Molly était amoureuse de lui depuis des années et John était son meilleur ami. En quoi l'amour de la première était différent de celui du second ? Les deux avaient le cœur sur la main, pleins d'empathie au point que ça frisait parfois le ridicule. Les deux étaient des êtres fiables en qui il pouvait avoir une totale confiance. Alors en quoi c'était différent ? Parce qu'il y avait bien une différence, et de taille. John ne prenait plus autant de place que Molly dans son palais, dans son esprit. Pourquoi ?
Un cri strident retentit dans tout l'appartement. Surpris, il tendit l'oreille quand un second se fit entendre, encore plus retentissant.
- Il ne manquait plus que ça...
Les cris se répétèrent. Agacé, il se jeta sur le canapé, un coussin sur la tête. Il entendit tout de même la porte de sa chambre claquer avec fracas et des petits pas se rapprocher de lui, amenant avec eux la source du bruit.
- Mais pourquoi diable l'amenez-vous ici ? s'insurgea-il en se redressant brusquement et en lançant un regard noir à la légiste et au bébé criard dans ses bras.
- John m'avait dit que vous voir la calmait, expliqua-t-elle confuse en essayant de bercer la petite.
- Eh bien il s'est moqué de vous et accessoirement de moi aussi !
Il décida tout de même de baisser d'un ton devant l'expression déconfite qu'affichait la jeune femme. D'ailleurs, il ne put s'empêcher de l'observer, interloqué. Ses cheveux partiellement secs étaient complètement ébouriffés et formaient des épis sur son crâne. La trace de l'oreiller barrait sa joue lui conférant une allure plutôt drôle. Mais surtout, elle portait un de ses pyjamas. Forcément, il n'y avait pas pensé mais il semblait évident qu'elle avait dû piocher dans ses affaires pour pouvoir dormir. C'était étrange de voir cette petite femme toute menue portant un de ses t-shirt et un de ses pantalons, bien trop larges pour elle. Elle avait quelque chose... d'adorable. Et c'était très déstabilisant.
- Vous ne voulez pas la prendre un peu dans vos bras ? Juste pour voir ? insista tout de même la femme brune.
- Vous avez vraiment décidé de m'achever ce soir, grogna-t-il en tendant les bras vers elle. Bon allez, donnez-là moi.
Visiblement soulagée, elle déposa doucement la petite dans ses bras. Il avait pu sentir le parfum de la pathologiste titiller ses narines au passage mais il préféra l'ignorer. Irrité, il se releva et fit les cents pas, le bébé hurlant à la mort contre lui, de toute évidence peu enclin à se taire. L'heure se déroula ainsi, les deux la portant chacun leur tour, sans succès. Le bébé ne semblait pas vouloir s'arrêter de crier et de pleurer, malgré les berceuses, les biberons, les jouets et les chansons, ces dernières uniquement interprétées par Molly bien entendu.
- Je vais appeler Mycroft et lui dire d'appliquer la castration physique à tout individu incapable de s'occuper de sa marmaille tout seul ! s'emporta le détective à bout de patience en s'asseyant sur le canapé, la tête entre les mains.
Les gens se trompaient sur son compte, il était capable de sentiments, c'était évident tant il haïssait John Watson en cet instant précis.
- Elle ne se tait pas..., gémit la jeune femme cernée et les traits tirés.
Il n'en pouvait plus, il fallait qu'il sorte de cet appartement, c'était vital, ces cris finiraient pas le rendre fou. Alors qu'il se relevait pour gagner la sortie, il lança un regard au médecin légiste, complètement dépassé par la situation, et soupira en baissant les yeux. Il saisit d'un mouvement rapide son manteau et le jeta sur la légiste, avant d'attraper un autre manteau et de s'en vêtir.
- Mettez-le, lança-t-il d'une voix sans appel. Je vais dans la chambre de John chercher la poussette, retrouvez moi en bas.
Il sortit d'un bond et laissa la porte se refermer sur le visage estomaqué de son invitée. Il ne s'était pas trompé, cette nuit se révélait bien être un enfer, et dire qu'elle n'était toujours pas terminée.
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