Lily tentait de suivre les mouvements de Maud. Sans succès.

Elle s'emmêlait dans les pas, se cognait contre sa partenaire, n'arrivait pas à suivre le rythme que la musique imposait. Elle courbait le dos pour surveiller ses pieds, qu'elle n'arrivait pas à contrôler. Désespérée, elle perdait toute sa motivation et songeait à abandonner.

Maud dû lire en elle car, entre deux de ses gaffes, elle lui glissa :

— Tiens-toi droite.

Lily, surprise, se redressa brusquement, mais garda son regard braqué sur les pieds de Maud. Son amie souffla d'exaspération et, secouant la tête, elle reprit la parole :

— Arrête de réfléchir. Laisse-toi emporter par la musique et je m'occupe du reste.

Lily inspira, expira. Elle ferma les yeux et relâcha toute la pression. Ses épaules se dégagèrent, ses traits se détendirent. Elle rouvrit les yeux, qui captèrent directement ceux de Maud, et hocha la tête.

Maud l'entraîna, et elle dansa enfin.

Elles tourbillonnèrent dans tout l'espace, frôlant quelques tables au passage. Lily n'entendit pas le grincement des chaises qui se déplaçaient pour ne pas être touchées par leur tornade fougueuse. Elle ne se concentrait que sur la musique, et surtout sur Maud. Son amie la renversait en arrière, lui effleurait les cuisses, lui caressait les bras. Parfois, ses courts cheveux glissaient sur son visage, et son parfum boisé emplissait ses narines. Leurs regards ne pouvaient se détacher l'un de l'autre, Lily étant hypnotisée par les prunelles brunes de Maud.

Leur danse ne ressemblait pas à grand chose mais, aux yeux de Lily, elle était superbe. Et cela suffisait.

Ce moment était le leur.

Un bruit assourdissant de verre brisé rompit cet instant féerique. Lily tressaillit et tourna brusquement la tête.

Le remue-ménage qui suivit l'accident ne fut qu'un bourdonnement dans sa tête. Ce bruit ne lui était que trop familier. Il ramenait à Lily un passé qu'elle tentait d'oublier depuis des années. Un passé qui la rattrapa sans qu'elle ne puisse rien faire.

Ses souvenirs étaient flous, brouillés par les larmes. Mais elle se souvenait parfaitement des cris. Colère, terreur, douleur. Ces cris déchirants qui la faisaient se réfugier sous sa couette, terrée en boule dans un coin de son lit. Ces cris qui s'emparaient de ses nuits et qui la faisaient trembler, encore trois ans plus tard.

Elle revoyait les tours de vaisselles brisées qui s'amoncelaient dans la cuisine. Les traces de larmes sur les joues de sa mère. Les bleus sur ses bras, qu'elle tentait en vain de cacher. Et son père qui remettait sa ceinture. Et son père qui s'installait devant la télévision, une bière à la main.

Lily baissa la tête, n'osant croiser le regard de Maud. Son amie ne devait pas voir que ses yeux brillaient plus que d'habitude. Déconcentrée, elle faillit tomber en se trompant dans les pas. Heureusement, la chanson se finissait.

Elles finirent la danse face à face, plus proches que jamais. Lily leva enfin la tête. Elle sentit le souffle haletant de Maud sur son visage. Les joues enflammées et ses cheveux noirs ébouriffés, elle n'avait jamais été aussi belle. Une pulsation naquit dans l'entrejambe de Lily, et celle de son cœur s'accéléra. Wonderwall, du groupe Oasis, prit la place du rock endiablé. La dernière once d'espoir qu'il restait en Lily osa penser "Maud ne va pas te rejeter si tu lui avoues. Tu l'aimes, et ce n'est pas pour rien. Tu ne perdras pas son amitié à essayer." Alors, n'écoutant plus ses idées sombres, elle baissa la tête et, les larmes aux yeux, chuchota :

— Je t'aime.

Elle attendit, priant le ciel étoilé, visage crispé et lèvres pincées. Maud finit par s'approcher d'elle et fit disparaître les quelques centimètres qui les séparaient. Leur baiser était doux et passionné. Lily laissa finalement les larmes couler et s'oublia dans la chaleur du corps qu'elle embrassait. Maud se détacha finalement. Elle observa le visage de Lily, couvert de perles humides, et les essuya, connaissant le mal qui la rongeait. Du bout de ses doigts, elle effaça les démons qui consumaient Lily depuis tant d'années. Et son sourire les tua pour de bon.

— Je n'en pouvais plus de t'attendre, souffla-t-elle en posant sa tête sur l'épaule de Lily.

Lily ne comprenait pas ce qui lui arrivait, mais ne chercha pas à le faire. Elle s'éloigna de Maud, lui prit le menton avec douceur, et l'embrassa à nouveau ; oui, elle avait trop attendu. Lily ferma les yeux et se donna entièrement à Maud. Leurs corps n'en formèrent plus qu'un. Lily explora le dos de celle qu'elle aimait, caressant la guitare qui y était tatouée.

Elle se sentait bien. Elle en voulait plus. Mais elles n'en eurent pas le temps.

Leur bulle d'amour éclata : des cris de protestation s'élevaient dans toute l'auberge. Les deux amantes se séparèrent à contre-cœur et tentèrent de comprendre l'origine du vacarme. Tous les regards qu'elles croisèrent étaient dirigés vers elles, méprisants et dédaigneux. Certains clients les pointaient du doigt en les insultant, d'autres crachaient par terre, comme pour évacuer un surplus de dégoût.

Lily, effrayée, recula d'un pas et prit la main de Maud. On appela le gérant du refuge : c'était inadmissible ! L'homme massif aux mains abîmées par le froid arriva de l'intérieur de l'auberge et constata le crime. Il tordit sa bouche en une grimace écœurée, balança leurs sacs sur le sol dur et, sans un mot, désigna la porte.

Elles étaient virées.

FIN