Chapitre 3

Trois semaines me furent nécessaires pour recouvrer mon rythme et mes marques à la librairie. J'éprouvais encore parfois le besoin de me retirer dans la réserve pour pleurer en silence, mais Sacha se montrait toujours aussi patiente et attentionnée. Dès que cela se produisait, elle m'apportait une boîte de mouchoirs, me tapotait doucement l'épaule et accordait à mon chagrin tout le temps qu'il lui fallait pour s'apaiser.

J'évitais dans la mesure du possible les contacts avec les clients. Si, auparavant, j'étais prompte à aller au-devant d'eux pour leur suggérer une lecture en accord avec leurs goûts, il me semblait désormais préférable de m'en abstenir. Je craignais trop de croiser un regard, un sourire, la forme d'un visage qui m'évoqueraient Damien. Je savais que je ne pourrais pas me retenir de fondre en larmes, ce qui n'était pas dans l'intérêt de ma boutique.

Je me consacrais donc presque exclusivement à la gestion des stocks, au rangement et à la comptabilité, et ne me résignais à renseigner nos visiteurs que lorsqu'ils me posaient une question de leur propre chef. Dans ces moments-là, je ne pouvais guère faire autrement.

— Je viens de vendre le dernier exemplaire de Nulle part ou ailleurs, m'annonça Sacha alors qu'elle passait devant moi avec un chiffon grisâtre à la main, celui qu'elle utilisait pour dépoussiérer les étagères.

— J'en ai commandé d'autres, mais ils n'arriveront pas avant mardi. Je ne pensais pas que tout le monde s'arracherait ce livre... J'ai jeté un œil au résumé, il m'a paru tout sauf attractif.

Sacha me dévisagea longuement, et je devinai ce qui la perturbait. Je n'aurais jamais tenu de tels propos, autrefois. Plus exactement, je ne me serais pas contentée de balayer des yeux la quatrième de couverture d'un roman : j'en aurais pris un exemplaire pour le lire au comptoir et je ne l'aurais reposé qu'une fois terminé, aussi inintéressant soit-il.

La vérité, c'était que je n'avais plus ouvert un livre depuis la mort de Damien. La plume des autres auteurs me renvoyait au visage le fait que la sienne n'écrirait plus un mot, plus une ligne, et cette pensée m'était intolérable. Le jour où j'avais perdu mon mari, la littérature française avait dit adieu à son plus grand prodige.

— Nuage, lâchai-je après quelques secondes de réflexion.

— Une jeune femme mélancolique regarde par la fenêtre. Elle fixe la rue dans l'espoir d'y voir apparaître l'amour qu'elle attend, ou simplement d'entendre le bruit de ses pas qui annoncerait son retour, mais elle ne distingue que le ciel gris qui laisse présager une averse. Il ne vient pas. Il ne viendra pas.

— Animaux.

— Des chevaux sauvages s'agitent dans un enclos. Un homme s'approche de l'un d'eux, le plus beau et le plus majestueux, celui qui a une robe noir pangaré. Il est aussi immense que fougueux. Le dresseur sait que l'apprivoiser lui demandera du temps et de la patience, mais lorsqu'il aura réussi, il possèdera la meilleure monture de tout le pays.

— Café.

— Un adolescent est assis dans un bar, une tasse posée devant lui. Le breuvage qu'elle contient fume, encore chaud, pourtant il n'y touche pas. Avec un stylo, il griffonne sur les pages déjà noircies d'un calepin. Les clients l'observent, s'interrogent, mais il les ignore. Tout ce qui lui importe est d'achever la rédaction de son poème, pour ensuite rentrer le lire à sa petite sœur. Il n'y a que ses vers qui parviennent à la réconforter depuis que leur mère est partie.

— Une joyeuse, maintenant ! Hmm... Bateau.

— Un couple de jeunes mariés a choisi de passer sa lune de miel en pleine mer. Le fracas des vagues contre la coque du navire ne dérange nullement leurs ébats amoureux. Bientôt, ils devront regagner le port, mais ils n'y pensent pas. Le temps est figé dans leur cabine.

Je me libérai du bras avec lequel Damien avait entouré mes épaules afin de me mettre debout. La balancelle sur laquelle nous étions installés émis un léger grincement, comme pour exprimer son soulagement d'être délestée de mon poids. J'esquissai un sourire amusé.

— Tu as gagné, je capitule. Ton imagination ne souffre effectivement d'aucune limite. Tu es capable d'inventer une histoire à partir de n'importe quel mot, n'importe quel objet, n'importe quelle situation, et même après, il te reste encore assez d'idées pour recommencer. Comment est-ce que tu fais ?

— Je n'en sais rien... D'aussi loin que remonte ma mémoire, j'ai toujours été doté de cette faculté. Heureusement, d'ailleurs. Que ferais-je si, un jour, je cessais d'être inspiré ? Si je ne pouvais plus écrire ? Sans mes romans, je ne suis rien.

— Sans tes romans ? répétai-je en feignant d'être blessée.

— Est-ce que tu m'aimerais autant si je renonçais à ma vocation d'écrivain ?

— Bien sûr. Quoi qu'il arrive.

J'étendis la main pour caresser la joue de Damien. J'aurais souhaité pouvoir balayer toutes ses craintes, atténuer le pessimisme qui le rongeait régulièrement, mais je n'en avais pas la capacité. Je ne pouvais que lui témoigner mon soutien et mon amour, une fois de plus.

— Aie confiance en moi, murmurai-je avant de l'embrasser. Jamais je ne t'abandonnerai.

Une sonnerie me tira de mes pensées. Au fil des jours, je m'étais habituée à ces brusques réminiscences qui me coupaient de l'instant présent, et je ne cherchais pas à les refouler. Même si elles me rendaient nostalgique, c'était une manière pour moi de m'assurer que les souvenirs que je gardais de Damien demeuraient intacts, et qu'ils survivraient aux affres du temps.

— Allô ? fit Sacha.

Je sursautai en l'entendant s'exprimer, avant de comprendre qu'elle ne s'adressait pas à moi, mais à la personne qui venait de lui téléphoner. Elle s'excusa d'un signe de la main, auquel je répondis d'un geste évasif pour lui indiquer que ce n'était rien. Elle s'isola entre les rayonnages, son portable collé à l'oreille.

Malgré cette précaution, elle parlait si fort que je ne pouvais m'empêcher d'entendre des bribes de sa conversation. Afin de lui laisser plus d'intimité, je décidai de gagner le rez-de-chaussée où, en l'absence de clients, je me mis à déambuler au milieu des étagères consacrées au multimédia.

Nonobstant la douleur que m'inspiraient ces milliers de pages que Damien n'écrirait jamais, je continuais à préférer, et de loin, la compagnie des livres à celle des CD ou des DVD. L'odeur du plastique ne pouvait rivaliser avec celle du papier, selon moi. Sacha me raillait d'ailleurs souvent, par le passé, à cause de cette manie que j'avais de humer les romans à chaque nouvel arrivage. Une manie que j'avais perdue en même temps que le sourire.

À l'exception de la voix de Sacha qui résonnait à l'étage, la librairie était plongée dans le silence. Nous ne recevions jamais beaucoup de visiteurs en semaine, contrairement au week-end où la boutique ne désemplissait pas. Si j'adorais jadis la voir en effervescence, je l'aimais désormais mieux calme et tranquille, même si ce n'était pas dans l'intérêt de mes affaires.

Lorsque Sacha me rejoignit, au terme de sa conversation téléphonique, je m'aperçus qu'elle était contrariée. Comme je redoutais qu'elle ait appris une mauvaise nouvelle, je l'interrogeai, moins par curiosité que par solidarité. Elle était d'un tel appui pour moi que je me devais de lui rendre la pareille.

— Inutile de vous faire de la bile, patronne, me rassura-t-elle. Tout va bien. Ma cousine a juste attrapé un rhume. On devait aller à un concert ensemble, ce soir, mais elle ne se sent pas en état d'y assister. Je ne peux pas lui en vouloir, mais je vais avoir un mal fou à trouver quelqu'un pour la remplacer à la dernière minute, et je n'ai pas envie de gaspiller une place.

— Votre petit ami ne peut pas vous accompagner ?

— Il travaille, et son chef est loin d'être aussi accommodant que vous. Pas le genre de type à qui on demande la permission de s'absenter sans s'y prendre au moins une semaine à l'avance.

— Je vois...

J'étais désolée pour Sacha, mais malheureusement, il n'y avait rien que je puisse faire pour l'aider. Du moins, rien de concret, aussi me contentai-je de proposer :

— Vous devriez rentrer chez vous et passer vos contacts en revue. Il y a encore moins de monde aujourd'hui qu'à l'accoutumée, et je ne serais pas surprise qu'aucun client ne se présente d'ici la fermeture. Ce n'est pas la peine que nous soyons deux à nous tourner les pouces.

— C'est que... Vous êtes sûre, Annelise ? Vous...

Sacha n'acheva pas sa phrase, mais ce ne fut pas utile pour que je comprenne où elle voulait en venir. Ce serait la première fois que je me retrouverais toute seule à la boutique depuis mon retour. Jusqu'ici, j'avais toujours été en compagnie de mon employée ou d'Émilie, la jeune stagiaire dont le contrat s'était achevé la semaine précédente.

— Ne vous inquiétez pas pour moi, déclarai-je en m'efforçant d'avoir l'air convaincue, bien que je ne le sois pas du tout. Je n'ai qu'une heure à tenir, ce n'est pas la mer à boire. Vous pouvez partir, je m'en sortirai.

— Bon... D'accord. Merci, Annelise, mais si vous avez un problème, n'hésitez pas à m'appeler. Ou à fermer plus tôt, si vraiment ça ne va pas.

Je lui en fis la promesse. Ce n'était pas comme s'il y avait matière à se tracasser. Après tout, que pourrait-il arriver en son absence ? Le seul risque auquel je m'exposais était celui d'éclater en sanglots devant un client. En admettant que cela se produise, il s'en remettrait sûrement.

— Amusez-vous bien, lui lançai-je par-dessus mon épaule avant de m'engager dans l'escalier.

Sacha me remercia, mais ne me souhaita pas une bonne soirée. Elle mieux que quiconque savait que je les passais à me morfondre sur le canapé en m'astreignant à manger quelque chose, puisque l'appétit continuait à me faire défaut. Il n'y avait que le café que je parvenais à avaler sans avoir à me forcer.

Elsa m'avait suggéré à plusieurs reprises d'adopter un animal de compagnie, car elle estimait que la présence d'un chat ou d'un chien à mes côtés pourrait m'apporter un certain réconfort, ne serait-ce qu'en m'évitant de rentrer tous les soirs dans une maison désespérément vide. L'idée n'était pas mauvaise en soi, mais je ne me sentais pas prête à introduire une petite créature pleine de vie dans une demeure qui respirait encore la mort.

Je venais d'atteindre le haut des marches quand j'entendis un bruit de pas juste derrière moi. Un client ? Étrange... Il ne me semblait pas avoir perçu le tintement que la porte émettait à chaque nouvelle visite.

Je pivotai pour faire face non pas à un inconnu, mais à Sacha qui m'avait suivie au lieu de prendre congé. Elle avait dû gravir l'escalier quatre à quatre pour me rattraper, car elle était un peu essoufflée. Elle enfonça ses mains dans les poches de son jean troué, puis me lança avec audace :

— Et si vous veniez avec moi ?

— Avec... vous ? Où donc ?

— Au concert, évidemment ! Quoique... Si je me souviens bien, le rock, ce n'est pas trop votre tasse de thé, n'est-ce pas ?

— Non, en effet.

Mes goûts se portaient davantage sur la musique classique et la variété, deux genres dont Sacha n'était pas particulièrement friande. Elle frotta le parquet avec la pointe de sa bottine, avant de hausser les épaules.

— Bah... Ce n'est pas grave, déclara-t-elle. Pour être honnête, je ne m'attendais pas vraiment à ce que vous acceptiez.

— Je n'ai pas refusé non plus, soulignai-je.

J'avais presque l'impression d'entendre la voix d'Elsa dans ma tête, entrain de m'exhorter à saisir cette occasion de passer une soirée ailleurs quedans mon salon, à faire autre chose qu'étreindre un oreiller posé sur mesgenoux.

*****

Fin de l'extrait, j'espère qu'il vous a plu ! Merci à vous de l'avoir lu. Si vous le souhaitez, vous pouvez trouver le roman en intégralité sur Amazon, publié sous mon nom d'auteur, Mary Elise.

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