Chapitre 2

J'avais ouvert quelques années plus tôt une librairie dont j'étais à la fois la propriétaire et la gérante, mais au fond de moi, je considérais cette activité bien plus comme un loisir que comme une profession, tant je prenais du plaisir à l'exercer. Depuis ma plus tendre enfance, je n'avais jamais eu d'autre rêve que celui de vivre entourée par des milliers de livres.

Je n'avais cependant pas remis les pieds dans ma boutique depuis la mort de Damien. J'avais beau aimer cet endroit de tout mon cœur, cela s'était révélé au-dessus de mes forces. Je ne me sentais pas capable d'épousseter un roman ou de feuilleter ses pages sans songer à ceux de mon mari.

Je fis halte en chemin dans une boulangerie, où je commandai un jus d'orange et un croissant. J'allais avoir besoin d'énergie pour affronter cette journée qui promettait d'être longue et difficile. En dépit de ce que j'avais assuré à Elsa et de ce dont j'avais moi-même essayé de me persuader, je doutais d'être à la hauteur.

Le carillon de la porte vitrée me mit du baume au cœur lorsque je pénétrai dans la librairie. Sa mélodie familière apaisa un peu mes craintes tandis que je parcourais des yeux ces lieux que j'avais délaissés.

Le rez-de-chaussée était consacré à la vente multimédia : des CD, des DVD et même des jeux vidéo s'alignaient sur les rayonnages. Je m'étais dans un premier temps montrée peu encline à la perspective de me lancer dans un tel commerce, mais j'avais fini par suivre les recommandations de Sacha, mon employée. Elle avait eu raison d'insister : ces ventes avaient accru notre chiffre d'affaires d'un pourcentage non négligeable.

Je humai à deux reprises la douce odeur de cire qui émanait du parquet. Comme cet effluve m'avait manqué ! À présent que je le retrouvais, je me demandais comment j'avais réussi à me passer de lui deux mois durant, et pourtant, l'esprit entièrement accaparé par mon deuil, je n'y avais pas songé un seul instant.

Je remarquai, en refermant la porte derrière moi, que les tentures de la vitrine avaient été changées. Elles n'étaient plus orange pastel, ainsi que j'en avais gardé le souvenir, mais vert sauge, une couleur qui se mariait bien mieux avec le papier peint sarcelle.

— Annelise ? s'exclama une voix. Vous êtes revenue ? Je n'arrive pas à le croire !

J'aurais dû m'attendre à un tel accueil, mais cela ne m'empêcha pas de sursauter. Après être restée murée dans le silence et la solitude pendant des semaines, j'avais oublié ce que cela faisait de se retrouver en société. Je n'eus pas le temps de répondre que, déjà, une silhouette fondait sur moi.

Sacha travaillait à la boutique depuis plus de cinq ans, c'est-à-dire quasiment depuis son ouverture. Elle n'avait jamais envisagé de partir, de changer de décor ou de lancer son propre magasin, et je ne pouvais que m'en réjouir, car je me demandais ce que je ferais sans elle, surtout actuellement. Puisque j'avais lâché les rênes de la librairie, c'était elle qui avait dû les prendre en mains.

Il suffisait d'observer Sacha pour comprendre qu'elle était une fan inconditionnelle de rock, car cela se devinait à la seule vue de son apparence. Ses yeux émeraude étaient cernés de khôl, elle avait teint la pointe de ses cheveux roux et sauvages dans une nuance écarlate, et elle ne se séparait jamais du bracelet clouté qu'elle portait au poignet.

Elle arborait une minijupe en cuir noir qu'elle avait passée par-dessus un leggins déchiré, dont l'extrémité disparaissait dans ses bottines aux semelles épaisses. Ses mains étaient partiellement recouvertes par des mitaines en résille, et son petit haut strié de violet dénudait l'une de ses épaules. Une ceinture, qui ressemblait plutôt à une chaînette en argent, complétait sa tenue.

J'avais été assez déconcertée par l'allure de Sacha lorsque je l'avais rencontrée pour la première fois, le jour où elle s'était présentée à la librairie en réponse à l'affichette que j'avais suspendue à la porte, et qui indiquait que je recherchais une vendeuse. Ce n'était pas exactement le genre de personne que je m'attendais à voir travailler dans ma boutique, mais je l'avais jugée trop vite. Au fil de notre entretien, je m'étais aperçue que sa culture littéraire n'avait presque rien à envier à la mienne, et j'avais rectifié mon opinion hâtive en l'engageant sur-le-champ.

— Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis heureuse de vous revoir ! affirma Sacha en passant ses bras autour de mon cou pour me serrer contre elle.

Gênée, je me contentai de lui tapoter légèrement le dos. Bien que j'aie de l'affection pour elle, nous n'étions pas vraiment proches, et je la considérais davantage comme une collègue que comme une amie. Nous ne nous côtoyions jamais en dehors du travail, et même ici, nos relations restaient strictement professionnelles. Malgré cela, je fus touchée par sa sollicitude.

— Je..., commença-t-elle avant de s'interrompre pour se racler la gorge. J'aimerais vous dire quelque chose, mais pour être honnête, je ne sais pas du tout quoi. Vous avez déjà dû en entendre tellement... Je n'ai pas envie de me montrer maladroite, vous comprenez ? Ni de vous assommer avec les mêmes banalités affligeantes que les trois quarts des gens ont tendance à débiter dans ces moments-là. Je veux juste que vous sachiez que... eh bien, je suis là si vous avez besoin de moi. Pour tout et n'importe quoi, pas seulement pour la librairie.

— Merci, Sacha.

Je lui pressai la main avec reconnaissance, émue par la sincérité que je percevais dans sa voix et dans son regard. Jusque-là, nous nous étions contentées de communiquer par mails, et toujours à propos de la boutique, car j'avais insisté pour qu'elle n'hésite pas à m'écrire si elle avait des questions ou si elle rencontrait des problèmes de gestion. Même lors des obsèques de Damien, auxquelles elle avait assisté, nous n'avions pas échangé un mot. Je n'étais pas en état de parler à quiconque, ce jour-là, et je me serais d'ailleurs sûrement effondrée si mon père et Aymeric, le mari d'Elsa, n'avaient pas été là pour me soutenir, au sens propre du terme.

Damien était quelqu'un de très réservé, encore plus que moi. Il ne s'exprimait pas beaucoup, ne se confiait pas non plus, du moins pas à des étrangers. Sacha était toutefois l'une des rares personnes qui pouvaient se targuer de l'avoir connu en tant qu'homme, et pas uniquement en tant qu'écrivain. Chaque fois qu'il venait dédicacer ses romans à la librairie, elle était aux petits soins pour lui.

— Il faut que je vous avoue quelque chose, Annelise, confessa-t-elle dans un murmure. J'ai... J'ai retiré ses livres des étagères. Quand on m'en réclame un, je vais le chercher dans la réserve, mais... C'était trop pénible pour moi de passer devant tous les jours. À plusieurs reprises, je me suis mise à pleurer, et j'ai eu peur que ce ne soit pas du meilleur effet sur les clients, alors je... Bref, maintenant que vous êtes là, je vais les ressortir.

— Non ! l'arrêtai-je aussitôt. Ce... C'est mieux comme ça. Moi non plus, je ne tiens pas à me confronter à eux. C'est trop tôt.

Je baissai la tête avec tristesse, et Sacha ne brisa pas le silence qui venait de s'installer entre nous. Elle continua de me faire face pendant quelques secondes, puis regagna le comptoir, où se trouvait la caisse enregistreuse. Dès que je me fus redressée, elle m'informa sur un ton qui se voulait aussi professionnel que possible, afin, je le supposais, de me détourner de mon chagrin :

— J'ai réceptionné une commande de nouveautés, ce matin. Est-ce que vous souhaitez vous occuper de la mise en rayon, ou vous préférez que je m'en charge ?

— Non, je vais le faire. Il faut bien que je me remette dans le bain.

Sans rien ajouter, je me dirigeai vers la porte dérobée qui conduisait à l'arrière-boutique. C'était là que nous stockions les différents produits à leur arrivée, ainsi que les invendus et les objets défectueux. Comme il faisait très sombre, l'unique fenêtre étant trop petite pour éclairer la pièce, j'allumai la lumière.

— Café pour monsieur l'artiste ? m'enquis-je avec un sourire espiègle.

Damien était installé sur une table en bois, un stylo à la main, une pile d'exemplaires de son dernier roman posée devant lui. Je contemplai le livre avec une pointe de fierté. Bien que je ne possède pas le quart du talent de mon mari dans le domaine de l'écriture, il avait insisté pour que j'en rédige la préface. C'était pour moi un véritable honneur.

Je tendis à Damien une tasse en plastique remplie à ras bord. Elle était brûlante, car Sacha venait juste d'éteindre la cafetière. Elle était restée au rez-de-chaussée en compagnie d'un client, mais elle ne devrait pas tarder à nous rejoindre afin de s'assurer que tout allait pour le mieux et demander si elle pouvait se rendre utile.

— Les paris sont ouverts ! lançai-je gaiement. Combien de dédicaces, aujourd'hui ?

C'était notre tradition. Nous misions tous les trois sur un nombre, censé correspondre au total de visiteurs qui repartiraient avec un livre de notre auteur vedette. Les résultats étant toujours très variés, cela rendait le challenge amusant.

— Hmm... Trente-deux, hésita Damien.

— Trente-deux ? Alors que nos clients t'adorent et que Sacha a passé son mercredi après-midi à coller des affiches dans tout Prassis pour les informer que tu serais ici ? Tu es bien pessimiste !

— Ce n'est pas parce que j'en ai vendu cinquante la dernière fois que je vais toujours avoir autant de chance, objecta-t-il.

— Très bien, dans ce cas, je coupe la poire en deux et je parie sur quarante. Mais si c'est plus, ce dont je ne doute pas puisque tu es le meilleur auteur que la Terre ait jamais porté, j'exigerai un lot de consolation.

Je me penchai par-dessus la table et déposai un baiser à la commissure de ses lèvres. Damien me répondit par une œillade complice.

Je me trouvais à genoux sur le sol dur et froid de la réserve, après m'être laissé choir sur les cartons de livraison que je m'étais engagée à monter à l'étage. J'avais entouré le plus proche de mes bras, tout en repoussant l'autre par inadvertance au moment de m'effondrer sur eux. L'emballage commençait à s'humidifier dangereusement sous la cascade de pleurs que j'étais en train de verser, mais je n'arrivais pas à m'arrêter.

J'enfonçai ma main dans la poche de mon pantalon, à la recherche du mouchoir que j'avais vraisemblablement oublié de prendre dans le tiroir de la commode avant de quitter la maison. Je tapotai donc mes larmes avec la manche de mon chemisier, mais leur flot s'intensifia.

Je demeurai longtemps immobile, malgré ma position inconfortable. Sacha dut deviner que quelque chose n'allait pas, probablement parce que je tardais à réapparaître, car elle fit irruption dans la remise.

La pièce, pleine d'étagères surchargées et de caisses diverses, était à peine assez grande pour nous permettre d'y évoluer à deux sans nous gêner mutuellement. Il fallut que Sacha enjambe mes mollets pour s'accroupir face à moi et me tendre une boîte rectangulaire.

— J'ai pensé que ça vous serait peut-être utile, indiqua-t-elle.

C'étaient des mouchoirs en papier. J'en arrachai une poignée afin de souffler dedans et d'endiguer le déluge qui se poursuivait sur mon visage. Sacha resta auprès de moi, sans prononcer un mot. Elle se contenta de poser sa main sur mon avant-bras lorsque mes sanglots furent remplacés par des soubresauts nerveux.

— Inspirez et expirez doucement, me conseilla-t-elle en m'entendant haleter. Concentrez-vous sur votre souffle. Rien que sur votre souffle.

Sa technique parut fonctionner, car moins d'une minute plus tard, je respirais déjà mieux. J'étais sur le point de me redresser quand le carillon de la porte d'entrée retentit, nous signalant l'arrivée d'un client. Sacha réagit en bondissant promptement sur ses jambes.

— Je suis désolée, s'excusa-t-elle. Je fais au plus vite.

J'aurais aimé lui dire de ne pas se soucier de moi, de se concentrer sur la boutique, mais aucun son ne daigna franchir mes lèvres. Je laissai ma tête retomber sur mes bras, qui cramponnaient encore le carton sur lequel je m'étais affalée.

Les voix de Sacha et du visiteur me parvinrent, trop déformées par la cloison pour que je puisse saisir la teneur de leur échange. Je compris seulement lorsque le client la remercia, quelques instants plus tard. Il quitta la librairie pendant que mon employée revenait vers moi.

— Vous savez quoi ? lança-t-elle en constatant que je n'avais pas bougé d'un pouce durant son absence. Je vais vous faire un café. Une bonne tasse de café bien corsé, qu'est-ce que vous en pensez ? Ça va vous revigorer !

Comme je n'avais toujours pas la force de m'exprimer, je me contentais de répondre en opinant du chef. Sacha se fraya tant bien que mal un chemin jusqu'à la petite commode branlante sur laquelle était posée la cafetière, à côté d'un vieux lavabo vétuste, et la mit en marche. L'odeur douce-amère du breuvage ne tarda pas à envahir la réserve.

— Vous préférez rester là ou vous voulez que je vous aide à vous installer derrière le comptoir ? Vous pourrez vous asseoir sur le tabouret.

Cette fois, je secouai la tête de gauche à droite pour signifier mon désaccord. Je me sentais à l'abri, dans la remise, contrairement au rez-de-chaussée de la librairie où je serais exposée aux regards de tous les clients, que je n'avais pas le courage d'affronter pour le moment.

J'étais touchée par les efforts de Sacha. Là où Elsa n'aurait pas pu se garder de me sermonner, elle-même se contentait de me soutenir moralement et d'être présente à mes côtés, sans me juger. C'était bien plus réconfortant que les sempiternelles remontrances de ma belle-sœur.

Je saisis la tasse fumante qu'elle me remit en même temps qu'une cuillère, avant qu'elle ne me fausse compagnie derechef, car le tintement mélodieux de la porte venait d'annoncer l'arrivée d'un autre visiteur.

Pauvre Sacha... Je m'étais rendue à la librairie avec l'intention de reprendre mon poste, au lieu de quoi je ne faisais que lui imposer un surplus de travail en l'obligeant à s'occuper de moi. Ne fut-ce que dans son intérêt, il aurait finalement mieux valu que je reste cloîtrée chez moi, n'en déplaise à Elsa.

Je tremblotais encore un peu lorsque je bus ma première gorgée de café, mais dans l'ensemble, je commençais à me sentir mieux grâce aux bons soins de Sacha. J'avais presque avalé la moitié de ma tasse quand elle reparut. Ayant recouvré l'usage de la parole, je déclarai :

— Quand j'établirai votre prochaine fiche de paie, rappelez-moi de vous octroyer une augmentation.

— Ce n'est pas la peine, Annelise, assura-t-elle avec un geste désinvolte. Même si vous n'étiez pas ma patronne, je n'aurais pas agi différemment, et je suis sûre que vous en auriez fait autant pour moi.

— Vous avez dû gérer seule la boutique pendant deux mois, et...

— Pas seule, non, puisque vous m'avez donné votre accord pour embaucher une stagiaire afin de m'aider dans ma tâche.

— Vous savez très bien ce que je veux dire, Sacha. Je vous ai engagée en qualité de vendeuse, pas de responsable. Ça, c'est censé être mon rôle, et les évènements vous ont poussée à l'endosser.

— Cinq ans passés ici m'ont appris à faire autre chose que de la mise en rayon, sourit mon employée. Ne vous tracassez pas pour ça. Du moment que vous continuez à me régler mes heures supplémentaires, ça me convient.

Elle m'adressa un clin d'œil, face auquel je restai de marbre. Mon cœur était bien trop lourd pour réagir à ses tentatives de plaisanterie, même si j'avais conscience qu'elle se comportait ainsi dans le but de l'alléger un peu.

— Je peux vous parler franchement ? m'interrogea-t-elle soudain.

— Ce n'est pas ce que vous avez toujours fait ?

— D'accord, dans ce cas... Il est clair que vous n'êtes pas prête, Annelise, et je pense que vous devriez rentrer chez vous pour le moment. Vous n'avez pas à vous infliger ça.

— Elsa est convaincue du contraire, marmonnai-je. Elle prétend que si je ne fournis pas plus d'efforts dès à présent, un jour viendra où il sera trop tard pour envisager de remonter la pente.

— Sauf le respect que je dois à votre belle-sœur, je ne vois pas ce que pleurer dans la réserve vous apportera de plus que de pleurer dans votre salon. Ça ne sert à rien de vous brusquer. Quant aux efforts, vous en avez déjà fait un en venant ici ce matin. Commencez doucement. N'espérez pas retrouver le rythme de votre vie d'avant en un claquement de doigts, ce serait le meilleur moyen de vous démoraliser. Repassez demain, ou après-demain, et voyez ce que ça donne. Moi, je peux continuer à assurer l'intérim jusqu'à ce que vous vous estimiez apte à reprendre les rênes, ça ne me dérange pas.

Je plongeai mon regard dans les prunelles vertes de Sacha, qui me fixait sans ciller. J'avais décidément mis la main sur une perle rare le jour où je l'avais recrutée. À sa place, je ne suis pas sûre que quelqu'un d'autre aurait fait preuve de tant de loyauté et de prévenance.

— Merci, soufflai-je.

— Pas de quoi, vraiment.

Elle m'offrit sa paume pour m'aider à me remettre debout. Mes jambes flageolèrent un bref instant avant de retrouver leur stabilité. Je me dirigeai vers l'évier pour y rincer ma tasse et ma cuillère, puis décrochai mon gilet en laine et mon sac à main de la porte de la remise, à laquelle je les avais suspendus en entrant.

À cause de la pénombre qui régnait dans la piécette, je fus éblouie au moment de regagner la librairie, où Sacha avait repris sa place derrière la caisse. Je clignai des paupières afin d'aider mes yeux à se réhabituer à la lumière, puis contournai le comptoir.

— Patronne..., prononça Sacha alors que je m'apprêtais à lui dire au revoir. Un dernier conseil, si vous me l'autorisez : ne vous mettez pas la pression. Ça viendra quand ça viendra.

— Et si ça ne vient jamais ? m'enquis-je presque malgré moi.

— Vous aviserez à ce moment-là. Vous avez suffisamment de préoccupations comme ça, ne vous cassez pas la tête à vous demander de quoi demain sera fait. Il arrivera bien assez tôt.

Si seulement Elsa pouvait être du même avis... Sacha était plus jeune qu'elle, pourtant en l'espace d'une heure à peine, elle m'avait donné l'impression d'être bien plus sage. À moins qu'elle ne me dise tout simplement ce que je préférais entendre.

Je quittai la boutique après l'avoir saluée d'un geste de la main et m'engageai sur l'avenue. Comme il était encore relativement tôt, peu de piétons déambulaient dans les rues, ce dont je ne me plaignis pas. J'appréciais davantage le calme d'un lieu désert que l'agitation de la foule.

Damien et moi n'avions jamais eu beaucoup d'amis. Nous passions quasiment tout notre temps ensemble, sans éprouver la nécessité de fréquenter d'autres gens. Aurais-je mieux supporté son décès si j'avais été plus entourée ? À l'exception d'Elsa et de Sacha, je n'entretenais pas de contacts réguliers avec quiconque.

Perdue dans mes pensées, je n'avais pas réalisé que j'avais presque atteint la place de stationnement sur laquelle j'avais garé ma voiture un peu plus tôt dans la matinée. Si ma librairie était située dans le centre de Prassis, ma maison se trouvait quant à elle en périphérie de la ville, là où l'urbanisme et la campagne se confondaient agréablement.

Je déposai mes affaires sur la banquette arrière, puis m'installai au volant. Le tableau de bord s'illumina dès que j'eus mis le contact. Je fixai avec désappointement l'horloge numérique. Il ne s'était même pas écoulé deux heures...

Plutôt que de démarrer, je laissai mon regard errer par-delà la vitre de la portière, à laquelle j'avais accolé mon front. Je voyais défiler les véhicules qui roulaient sur la chaussée, j'apercevais les échoppes aux devantures riches en couleurs et en ornements...

Tout cela n'éveillait absolument rien en moi. Le monde me paraissait fade, dépourvu du moindre charme. Comme ma vie, depuis que Damien n'en faisait plus partie.

— La couverture est magnifique, affirmai-je. Et le résumé donne envie de lire le reste. C'est votre premier roman ?

Je cessai de contempler le livre dont je venais de m'emparer pour étudier son auteur, assis de l'autre côté de la table qui nous séparait. Il avait l'air jeune, assez pour que je ne lui donne pas plus de vingt-deux ou vingt-trois ans. Je fus subjuguée par la splendeur de ses yeux gris, nuancés de quelques pigments bleutés, et par le sourire éclatant qu'il m'adressa. Mon cœur s'affola dans ma poitrine, et je croisai mentalement les doigts pour que mon trouble ne se remarque pas.

— Le tout premier, en effet. J'ai eu de la chance, je ne m'attendais pas à séduire un éditeur si vite. Dommage que les gens ne se montrent pas aussi enthousiasmés que lui par ma plume... Vous êtes la seule à vous être attardée ici plus d'une minute.

Je le scrutai avec plus d'attention encore. Il n'était pas spécialement beau, mais je trouvais du charme à son visage ovale au menton imberbe, aux sourcils fins et aux hautes pommettes. Sans même m'en rendre compte, je m'empourprai. Que m'arrivait-il ? Je me rendais tous les ans au Salon du livre de Prassis pour faire le plein de nouvelles lectures, pas pour me pâmer devant les écrivains.

— Eh bien, si c'est vrai, j'ose espérer que vous me ferez une dédicace toute particulière, M. Saverny, déclarai-je avec autant de désinvolture que possible.

Je lui tendis l'ouvrage que j'avais encore à la main afin qu'il y appose sa signature. Il s'en saisit délicatement pendant que je tirais un billet de ma poche pour régler mon achat. Il interrompit mon geste en levant une paume devant moi, tout en s'armant de son stylo.

— Pour vous, c'est cadeau. Disons que c'est ma manière de vous remercier de vous être intéressée à moi.

— Ce n'est... pas très professionnel, bredouillai-je, trop gênée pour continuer à feindre la nonchalance. Et je ne suis pas sûre que votre éditeur vous approuve si vous offrez votre livre à tout le monde.

— Non, juste à vous, et précisément parce que vous n'avez pas l'air d'être comme tout le monde. Comment vous appelez-vous ?

— Je... Annelise. Annelise Degret.

Je baissai les yeux pour suivre le mouvement de sa main qui glissait déjà sur la page de garde. Mes professeurs disaient souvent de moi que j'avais une belle écriture, mais la sienne était tout simplement sublime. Jamais je n'avais vu de boucles aussi élégantes.

— Voilà, annonça Damien Saverny en me rendant le livre dédicacé.

— Merci beaucoup, vous êtes vraiment adorable.

Mes joues passèrent de rouge à carmin lorsque je pris conscience des mots que je venais de prononcer. J'aurais voulu les rattraper, mais il était trop tard. Si j'avais été assez petite pour me terrer dans un trou de souris, je l'aurais fait sans hésiter.

— Serez-vous toujours de cet avis si je vous avouais ne pas avoir agi sans arrière-pensée ?

— Qu'entendez-vous par là ? m'enquis-je, un peu surprise.

— Que j'aimerais beaucoup vous inviter à boire un verre.

Je fus flattée par cette confession, mais ma raison me mit en garde. Avec circonspection, j'interrogeai :

— Je suis réellement votre première cliente ? Ou les précédentes vous ont juste dit non ?

— Vous êtes réellement ma première cliente, confirma-t-il. Et moi, je suis horriblement maladroit. Je suis désolé, je ne voulais pas vous effrayer, et encore moins vous offenser. Je ne sais même pas ce qui m'ait passé par la tête.

Il afficha une moue dépitée digne d'un enfant qui aurait été surpris en train de commettre une bêtise. Mon père m'avait toujours conseillé de me méfier des inconnus, et mon inexpérience aurait elle aussi dû m'inciter à me montrer prudente, car je n'avais jamais été invitée par un garçon avant cet instant, pourtant je ne tergiversai pas plus longtemps.

— Quand ? demandai-je. Et où ?

— Le salon se termine à dix-huit heures, si vous avez la patience d'attendre jusque-là. Et il y a un bar, à deux rues d'ici, dont on m'a vanté la réputation. Leur cocktail à base de rhum n'a apparemment pas d'équivalent dans tout Prassis.

Le sourire en coin que j'avais échoué à dissimuler malgré mes efforts s'évanouit aussitôt. Je me raclai la gorge, estimant qu'il était préférable de mettre les choses au clair dès à présent :

— J'ai dix-sept ans.

Damien Saverny me lança un regard teinté d'incompréhension, avant de faire le rapprochement entre mon âge et ses propres paroles.

— Ils servent aussi des boissons sans alcool, précisa-t-il, mais nous pouvons aller ailleurs, si vous voul...

— Non, c'est parfait, coupai-je en recouvrant mon sourire. C'est... vraiment parfait.

Damien et moi nous étions aimés à la seconde où nous nous étions rencontrés, et maintenant... Maintenant, je ne pouvais rester que coite face à l'absurdité du destin. Détruire un amour aussi beau, aussi noble que le nôtre, c'était un indescriptible gâchis !

Une vague de colère monta en moi, mais je réussis à l'endiguer ensaisissant dans mon poing serré l'alliance que je portais autour du cou. Demainne serait pas un autre jour, ni après-demain. Ils seraient exactement les mêmes :marqués par son absence.

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