Chapitre 1

La brise légère, tiède en ce mois de juillet, s'engouffrait par la fenêtre ouverte en même temps que les rayons du soleil. À l'extérieur, le jardin était calme, paisible. L'odeur de l'herbe se mêlait aux forts effluves de sève qui émanaient des conifères entourant la propriété. Ils projetaient une ombre démesurée sur la pelouse, où pépiaient des oiseaux. Ce spectacle tranquille aurait rasséréné n'importe qui. N'importe qui, sauf moi.

Accoudée au rejingot, je contemplais le paysage sans le voir. Ma respiration était bruyante et, malgré l'air pur qui me caressait le visage, j'avais l'impression de suffoquer. J'essayais de prendre sur moi, mais tous mes efforts n'y suffisaient pas : je n'arrivais pas à réguler mon souffle saccadé.

Des larmes ruisselèrent le long de mes joues, que je ne me donnai pas la peine d'essuyer. Je savais que c'était inutile, que d'autres les remplaceraient aussitôt. La vie était injuste, cruelle... Elle ne tolérait pas le bonheur, uniquement la souffrance. Et elle avait fait de moi sa victime.

Mon corps se mit à trembler de façon incontrôlable. Je ressentis une vive douleur au niveau du ventre, comme si mes organes avaient soudain été comprimés par un étau invisible. C'était insoutenable, mais il n'existait aucun remède à cela. Je n'étais pas malade, seulement rongée par le chagrin.

La tristesse me submergea à un point tel que j'en tombai à genoux. Je tournai le dos à la fenêtre, incapable de supporter plus longtemps la lumière du jour quand mon existence n'était plus que ténèbres, et m'adossai au mur, la tête penchée vers l'arrière, le crâne calé contre le papier peint.

J'inspirai profondément dans l'espoir d'apaiser le rythme endiablé de mon cœur, mais celui-ci ne ralentit qu'un bref instant avant de reprendre sa course effrénée. À quoi bon lutter ? Je savais déjà que je ne parviendrais pas à me calmer. La seule solution que j'avais consistait à m'armer de patience, à attendre que cette crise passe d'elle-même... jusqu'à la prochaine.

On m'avait affirmé que ce serait dur, au début, mais que ma souffrance finirait par s'estomper avec le temps. Si j'avais osé le croire sur le moment, je n'en étais à présent plus aussi convaincue. Deux mois s'étaient écoulés. Deux mois durant lesquels je n'avais perçu aucune amélioration. Au contraire, mon moral déclinait un peu plus chaque jour, au lieu de remonter progressivement la pente.

Je me laissai glisser sur le sol, où je m'étendis. Le plancher grinça tandis que je passais mes bras sous ma nuque, après quoi il redevint silencieux. Je clignai des paupières pour chasser les larmes qui troublaient encore ma vision, puis fixai mon regard sur le plafond à la blancheur immaculée. Je pouvais conserver cette position pendant des heures : le fait de me concentrer sur la couleur claire de la peinture m'aidait à tenir à distance mes plus sombres pensées.

Mes soubresauts furent les premiers à s'interrompre, et mes sanglots ne tardèrent pas à suivre. Je m'abstins cependant de crier victoire, car je savais que ce semblant de sérénité préfigurait non pas un apaisement complet, mais une nouvelle tempête. Après le désespoir se manifestait toujours la colère.

Ces phases m'étaient familières, car il ne s'écoulait pas un jour sans que j'y sois confrontée. D'aucuns prétendraient sans doute que j'étais passive, que je me laissais abattre au lieu d'essayer de me montrer forte. C'était peut-être vrai. Combien, toutefois, avaient la moindre idée de ce que je ressentais réellement ? Étaient-ils en mesure d'imaginer l'enfer dans lequel je vivais depuis le drame qui m'avait frappée ?

Cela m'étonnerait beaucoup. Pour comprendre ma peine et ma douleur, il aurait avant tout fallu goûter à mon bonheur, celui qui m'avait été arraché. J'avais connu le grand amour, le plus sincère, le plus pur, celui de toute une vie. Qui pouvait se targuer d'en dire autant ?

Je m'étais mariée jeune. Trop jeune pour que mon union survive bien longtemps, à en croire mes détracteurs. Je n'étais âgée que de dix-neuf ans à l'époque où j'avais prononcé mes vœux. J'en avais désormais dix de plus et, effectivement, mon couple n'avait pas subsisté.

« Jusqu'à ce que la mort vous sépare », avait psalmodié le prêtre. Et elle nous avait séparés. Notre existence était trop belle, nos sentiments trop forts... Elle était la seule entité assez puissante pour venir à bout de la passion qui nous liait, ce qu'elle avait fait en lâchant sur nous son noir linceul.

Je me redressai brusquement sur un coude. Comme je m'y attendais, j'étais maintenant furieuse, même si j'ignorais à qui était destiné mon courroux. Aux Parques ? Au Ciel ? Au mauvais sort ? Ou s'adressait-il simplement à son absence ?

Il me manquait tellement qu'il m'arrivait parfois de le sentir là, tout près, tel un fantôme. C'était absurde, et pourtant... Dès que cela se produisait, je ne pouvais m'empêcher de fermer les yeux et de tendre la main. Je voulais croire que si je le souhaitais assez fort, je réussirais à saisir la sienne, même si cela ne devait être que pour un instant.

Évidemment, chacune de mes tentatives se soldait par un échec. Les morts ne revenaient pas à la vie, encore moins sous forme d'ectoplasme. Il me fallait me résigner : jamais plus je n'entendrais sa voix, jamais plus je ne croiserais son regard, jamais plus je ne le verrais sourire... La seule chose que je conserverais de lui pour le restant de mes jours serait le vide incommensurable qu'il avait laissé dans mon existence.

Je me détachai complètement du sol pour m'asseoir en tailleur. Tout autour de moi, le long des murs, se dressaient d'immenses bibliothèques surchargées. Cette pièce avait toujours été ma préférée ; nous nous y retirions souvent, par le passé, pour partager une lecture qui nous avait marqués.

— « Elle avait de beaux yeux sombres, plus profonds que la nuit la plus noire, des cheveux scintillants dont la couleur m'évoquait l'écorce de l'arbre au pied duquel j'aimais m'installer pour réfléchir, et une allure pleine de grâce. Au début, elle ne me remarqua pas, mais lorsque ce fut le cas, lorsque son regard croisa mon œil admiratif, je sus que c'était elle. Celle qui éclipserait toutes les autres. »

— Annelise, il ne se passe pas une semaine sans que tu relises cette scène !

Je refermai le livre dans un éclat de rire et le posai à côté de moi. Du bout des doigts, je caressai le nom inscrit sur la couverture, en léger relief. Damien Saverny était mon auteur favori, et j'étais devenue sa muse le jour où j'avais accepté de l'épouser.

Il était allongé par terre, la tête calée sur mes genoux. Ses paupières mi-closes dissimulaient en partie ses prunelles grises, tirant sur le bleu. De ma main libre, je cajolai son front avec tendresse, m'aventurant parfois jusque dans ses cheveux bruns. Comme ils étaient toujours en bataille, je ne craignais pas de les décoiffer.

— De tous tes romans, celui-ci est mon préféré, parce qu'il parle de notre rencontre, lui confiai-je. Tu te rends compte ? Combien de chances nos routes avaient-elles de se croiser ? De s'entremêler ? Et pourtant, elles l'ont fait.

— Même quand tu ne me lis pas, tu me cites. Attention, Annelise, je pourrais devenir très imbu de mon talent.

— Peu importe, tant que je reste celle qui t'inspire.

Damien me sourit, puis m'embrassa doucement. Il venait juste de fêter son trente-cinquième anniversaire. En dépit de ses problèmes de santé, nous nous étions interdit de songer qu'il pourrait s'agir du dernier.

J'observai la bibliothèque. Il ne demeurait rien, aucune trace de Damien. J'y avais veillé. J'avais mis sous clé toutes ses affaires, aussi bien ses habits que les photographies qui le représentaient, seul ou à mes côtés. Elles étaient entreposées dans son bureau, cette pièce où il se retirait autrefois pour écrire, et à l'intérieur de laquelle je n'étais pas autorisée à pénétrer de son vivant.

Malgré cela, j'avais la sensation qu'il encore était partout : derrière chaque porte, dans chaque craquement émis par le parquet... J'avais beau me répéter que plus jamais il ne parcourrait cette maison, il continuait à me paraître omniprésent.

Je serrai mes mains l'une dans l'autre et les étudiai longuement. Je portai toujours la trace de mon alliance à l'annulaire gauche, l'unique objet dont je n'avais pas pu me résoudre à me dessaisir. Je l'avais seulement ôtée de mon doigt, car sa vue me bouleversait dès que je posais les yeux dessus, pour la passer autour de mon cou, suspendue à une chaîne d'argent qui disparaissait sous le col de mon chemisier. Je sentais son contact frais, tout près de mon cœur.

Après l'avoir triturée machinalement pendant quelques secondes à travers le tissu de mon vêtement, je jugeai qu'il était temps pour moi de me lever, mais je n'en fis rien. Il faudrait pourtant que je me mette debout tôt ou tard, la difficulté étant que je n'en avais ni le courage ni l'envie. Sans Damien, ma vie avait perdu sa raison d'être, sa saveur. Mes journées se limitaient à regarder les heures s'égrainer lentement, en attendant que la mort décide de me cueillir à mon tour pour me ramener à lui.

Je n'avais pas peur d'elle, en dépit de ce qu'elle m'avait dérobé. J'arrivais presque à la considérer comme une vieille amie, à force de l'implorer de venir me chercher, moi aussi. Hélas, j'étais en bonne santé, contrairement à feu mon mari, et je manquais d'audace pour mettre moi-même un terme à mon existence. Le trépas ne m'emporterait donc pas avant longtemps.

Je soupirai. Il fallait que je trouve une motivation, n'importe laquelle, pour me convaincre de bouger. Je ne pouvais décemment pas rester assise là jusqu'à la tombée de la nuit. Je l'avais déjà fait trois fois, cette semaine, au point d'en oublier de me nourrir.

Mes gestes naguère quotidiens avaient cessé d'être naturels. Sortir du lit, prendre mes repas, me laver... Toutes ces actions requéraient un effort immense. Elles avaient beau être indispensables, elles me semblaient surtout vides de sens, comme d'ailleurs tout le reste depuis que Damien n'était plus là.

Mentalement, je comptai jusqu'à trois en m'astreignant à me redresser lorsque je serais parvenue au bout. Mes jambes refusant d'obéir, je recommençai à cinq reprises, sans plus de résultat. Je n'y mettais sans doute pas assez de bonne volonté, à condition d'en avoir encore à revendre.

J'optai finalement pour une autre tactique, qui consista à progresser à quatre pattes jusqu'à l'étagère la plus proche. Quand je l'eus atteinte, je pris appui sur son montant pour m'aider à me relever. Cela fonctionna ; une fois debout, l'épreuve ne me parut plus aussi terrible.

Je promenai mon regard sur les titres des romans qui s'alignaient devant moi. Damien et moi adorions lire, et notre premier réflexe, au moment d'emménager ensemble, avait été de regrouper nos bibliothèques. Ces murs renfermaient plusieurs centaines d'ouvrages, peut-être même plus d'un millier.

J'avais toujours traité mes livres avec beaucoup de soin et d'égards, mais en cet instant, ils ne m'inspiraient que de la haine. Toutes les histoires que j'avais sous les yeux se terminaient bien. Elles avaient sans doute été écrites par des auteurs naïfs et rêveurs, une description dans laquelle j'incluais également Damien. Croyaient-ils sincèrement qu'il en allait de même dans la réalité ? Que nous vivions tous heureux jusqu'à la fin des temps ? Absurde !

Le bonheur existait, c'était indéniable, puisque j'avais pu le savourer pendant plus d'une décennie, mais sitôt qu'il s'envolait, il laissait place à une souffrance plus intense que n'importe quelle félicité ne saurait l'être. La mienne me jetait à terre et m'enfermait dans un tourbillon de regrets auquel je doutais de jamais parvenir à me soustraire.

J'étais lasse d'entendre les gens me répéter que j'irais bientôt mieux. Je ne supportais plus leurs messages d'espoir. J'étais la veuve d'un grand romancier, je connaissais les mots, et je savais reconnaître des phrases toutes faites, qui relevaient bien plus de la politesse que de l'expérience personnelle.

Je ne voulais pas que quiconque ait pitié de moi, et je ne voulais pas non plus de leur compassion. Je désirais seulement que ma douleur soit respectée pour ce qu'elle était réellement : pas un passage oblige après la mort d'un être cher, mais un hommage à tout ce que Damien m'avait apporté.

Comme le sang battait à mes tempes, je compris que j'étais sur le point d'entrer dans ma troisième phase comportementale. Elle était plus rare que les deux autres, ne s'étant manifestée jusqu'ici qu'à cinq ou six occasions, mais également plus violente. Je la nommais « hystérie ».

Mon poing s'abattit férocement sur l'étagère tandis que je poussais un cri de rage. J'avais frappé si fort que les cales de la planche cédèrent. Elle s'inclina, déversant en cascade l'intégralité des livres qui se trouvaient dessus. Ils rebondirent à mes pieds, les angles cornés par leur chute.

Non, nous ne vivrions pas heureux jusqu'à la fin des temps ! Non, nous ne mènerions pas une vie paisible après avoir surmonté tous les obstacles que le sort avait choisi de dresser sur notre route ! Non, l'amour ne triompherait pas !

Y avait-il un seul personnage, dans une seule de ces pages, qui connaisse une détresse similaire à la mienne ? Sans doute, mais dans son cas, sa situation s'améliorerait à un moment donné. Dans la fiction, tout ou presque finissait par s'arranger. Moi, j'appartenais à la réalité. Et elle était beaucoup moins agréable.

J'empoignai quelques romans, que je jetai de toutes mes forces par la fenêtre restée ouverte. Au diable la littérature ! Et au diable ces histoires joyeuses qui me rappelaient combien la mienne ne l'était pas !

Damien aurait désapprouvé mon geste, et si j'avais été dans mon état normal, je me serais moi-même choquée. Il n'était plus là pour me voir, cependant. Quant à moi, je me demandais si je n'allais pas bientôt sombrer totalement dans la folie. Dans ces moments-là, je me dépossédais de ma lucidité et me transformais en une créature furibonde.

Le massacre se poursuivit durant plusieurs minutes, jusqu'à ce que je me sente à court d'énergie. J'étais trop épuisée pour continuer à lancer des livres dehors, mais pas assez pour que ma fureur s'atténue. J'en voulais toujours à ces ouvrages pour leur heureux dénouement, et j'éprouvais le besoin déraisonnable de le leur faire payer. Une seule idée me vint, que je regretterais très certainement par la suite, mais qui me soulagerait dans l'immédiat. J'allais leur mettre le feu.

Je bondis par la fenêtre pour atterrir dans le jardin presque à l'abandon. Je l'avais négligé depuis la mort de Damien, comme en témoignaient l'herbe qui m'arrivait presque à mi-mollet et les chardons qui proliféraient. En fait, j'évitais généralement de m'y rendre, car je ne tolérais ni la vue de la balancelle dans laquelle nous nous étions étreints tant de fois, ni celle de la table en fer forgé où nous dégustions de grands verres de citronnade les soirs d'été.

Le matériel d'entretien était rangé à l'écart, dans une petite cabane en bois que mon père avait construite peu après notre installation. La porte, dont les gonds commençaient à rouiller, n'était pas fermée à clé. À part une vieille tondeuse à gazon, il n'y avait rien à voler.

L'endroit sentait le renfermé, ce qui n'avait rien d'étonnant depuis le temps que je n'y avais pas mis les pieds. Je repérai tout de suite la brouette, appuyée contre la paroi qui me faisait face. Je me dirigeai vers elle, tout en attrapant au passage un bidon d'essence et une boîte d'allumettes que Damien utilisait jadis pour incendier les feuilles mortes, à l'automne.

Ma colère étant toujours aussi vive, je me montrais déterminée à aller jusqu'au bout de mon entreprise. Je ramassai les livres qui gisaient sur le sol, couverts de terre et de traces verdâtres dues à l'herbe, puis les entassai pêle-mêle dans la brouette que j'avais poussée jusqu'à eux. Cela fait, je les aspergeai de carburant.

L'odeur forte se répandit dans l'air, assaillant mes narines. Une fois de plus, ma respiration s'emballa. Une moitié de moi avait du mal à croire que je m'apprêtais à commettre un acte aussi barbare, tandis que l'autre me conseillait de ne pas m'arrêter en si bon chemin. Je craquai une allumette.

Mon bras trembla légèrement lorsque je le tendis avec l'intention de lâcher le bâtonnet enflammé sur les livres, mais une main surgie de nulle part m'en empêcha. Elle m'agrippa fermement par le poignet, et un souffle énergique éteignit la tête incandescente de l'allumette. Je pivotai sur moi-même pour me confronter aux éclairs que me lançaient deux prunelles anthracite.

— Je peux savoir à quoi tu joues ?

Mon interlocutrice était une femme à la silhouette élancée. Ses cheveux auburn, coupés court, encadraient un visage aux traits autoritaires, une expression accentuée par ses sourcils froncés et ses lèvres pincées. Elle me lâcha pour ramener ses mains sur ses hanches, afin de mieux me toiser de toute sa hauteur. Elle me dépassait d'une bonne quinzaine de centimètres.

— Je... Je n'en suis pas certaine, bredouillai-je.

Elsa était ma belle-sœur. Bien qu'elle ait quelques années de plus que moi, nous nous étions tout de suite très bien entendues lorsque Damien nous avait présentées l'une à l'autre. Il s'agissait d'une brillante avocate dont le talent forçait le respect et l'admiration, mais il lui manquait ce grain de folie qui faisait tout le charme de son frère. Elsa était beaucoup plus terre à terre. Quand elle reprit la parole, ce fut d'un ton désapprobateur :

— Tu as songé à ce qui se passerait si quelqu'un te voyait ? Tu es libraire, Annelise ! C'est ça, la réputation que tu veux donner à ta boutique ? D'ailleurs, qu'est-ce qu'ils t'ont fait, ces pauvres livres, pour que tu décides de les traiter aussi mal ?

— Rien... Rien du tout.

C'était vrai. Le seul tort que je pouvais leur reprocher était de se terminer de manière positive. Je me sentais honteuse, ainsi que je l'avais plus ou moins anticipé, tout en m'obstinant à repousser cette pensée. Je contemplai en silence l'étendue des dégâts, ou plus exactement les pages imbibées d'essence. Il n'y avait qu'une trentaine d'ouvrages, rien d'irremplaçable, mais cela n'excusait pas mon geste pour autant.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? choisis-je de m'enquérir à seule fin de changer de sujet.

— Mon dernier client a annulé sa consultation, je me suis dit que j'allais en profiter pour te rendre une petite visite avant de rentrer chez moi. Bien m'en a pris, apparemment.

Je ne relevai pas et proposai plutôt à Elsa de lui offrir un café, qu'elle accepta. Nous marchâmes jusqu'à la terrasse, dont la porte vitrée menait à la cuisine. L'endroit était très lumineux et ordonné, ce qui contrastait avec le jardin où j'avais permis à la nature de reprendre ses droits.

J'allumai la cafetière pendant qu'Elsa s'installait sur la petite table rectangulaire qui occupait le centre de la pièce. Je sortis ensuite deux tasses du placard et plaçai deux morceaux de sucre dans la mienne. Ma belle-sœur, elle, n'en prenait jamais.

Je ne me pressai pas pour remplir les récipients, même une fois que l'eau eut été filtrée. Je savourai le silence actuel, car je savais qu'Elsa le briserait à la seconde où je l'aurais servie. Ses visites avaient toujours pour objectif principal de me seriner une rengaine que je connaissais déjà par cœur.

— Annelise..., commença-t-elle, et je dus prendre sur moi pour ne pas lever les yeux au ciel. Depuis combien de jours n'as-tu pas mis le nez hors de cette maison ?

— Je suis sortie il n'y a pas longtemps, me défendis-je aussitôt. C'était... la semaine dernière, je crois. Ou celle d'avant.

— Tu veux dire le matin où tu m'as appelée au cabinet parce que tu avais abandonné tes courses au beau milieu du supermarché pour rentrer chez toi en pleurant ? Ce n'est pas exactement la réponse que j'espérais...

Je baissai la tête et me mis à remuer mon café d'un geste machinal. Elsa fit tournoyer sa tasse entre ses doigts avant de poursuivre d'une voix qu'elle s'était efforcée d'adoucir :

— Tu ne peux pas continuer indéfiniment à te morfondre comme ça. Il faut que tu te reprennes en mains, sinon... Plus tu tarderas, et plus ce sera dur.

— Comment est-ce que tu y arrives, toi ? interrogeai-je.

La force de caractère d'Elsa m'impressionnait. Si j'avais perdu mon mari, elle avait perdu son frère, pourtant je ne l'entendais jamais se lamenter, pas plus que je ne la voyais pleurer. Elle avait juste versé quelques larmes le jour de l'incinération de Damien, et éclaté en sanglots lorsque je lui avais appris la funeste nouvelle. Personne n'aurait pu se douter, même en l'observant attentivement, qu'elle avait traversé une telle épreuve, tant elle n'en laissait rien paraître.

— J'ai choisi de ne pas permettre au chagrin et à la douleur de m'accabler. Ce n'est pas une critique que je m'apprête à te faire, Annelise, mais rester là, barricadée entre quatre murs, ne le fera pas revenir. Soit tu t'obstines dans cette voie, et alors je ne sais pas ce qu'il adviendra de toi, soit tu t'obliges à aller de l'avant. Je suppose que ça te semble insurmontable, mais tu dois au moins essayer. C'est ce qu'il aurait voulu.

J'étais assise sur un siège inconfortable, à côté du lit de Damien. Le moniteur auquel il était relié émettait un bruit régulier qui me rendait somnolente. J'avais très envie de m'assoupir, mais je me l'interdisais. Je devais veiller sur lui.

Il tourna face à moi son visage émacié, aux yeux cernés et aux traits tirés. Jamais il ne m'avait paru si fatigué. Son état s'était considérablement dégradé, ces dernières semaines, le contraignant à se faire admettre à l'hôpital en attendant la transplantation cardiaque qui lui sauverait la vie. Il tenta de me sourire, mais je voyais bien qu'il n'y arrivait pas. Lui aussi était dévoré par l'angoisse.

— Annelise... Il faut que tu me fasses une promesse, murmura-t-il faiblement.

— Tout ce que tu voudras.

Je me redressai un peu afin de pouvoir me pencher par-dessus son corps maigre et lui caresser la joue. Je savais que le contact de ma peau le réconfortait. C'était du moins ce qu'il m'avait affirmé, mais cela ne m'empêchait pas de me sentir impuissante. J'aurais souhaité en faire davantage pour lui.

— Si je devais te laisser, j'aimerais que...

— Non ! Ça suffit, Damien ! Je t'ai déjà dit que je ne voulais pas entendre ça. Jamais ! Tu vas t'en sortir. Ils vont trouver un donneur compatible, ce n'est qu'une question de temps.

— Justement, j'ignore combien il m'en reste. Annelise, s'il te plaît... Écoute-moi. Nous sommes tous les deux conscients que mon cœur fonctionne de moins en moins bien, et c'est uniquement pour toi qu'il n'a pas encore cessé de battre. Malgré ça, je doute d'avoir la force de continuer à m'accrocher bien longtemps, et je tremble à l'idée que tu risques de te retrouver toute seule. Je...

— Arrête, Damien, tu ne vas pas mourir. Tu ne peux pas ! Tu n'as pas le droit de me faire ça !

— Je n'en ai pas l'intention, mais je veux quand même que tu me promettes... Promets-moi, si ça devait arriver, que tu iras de l'avant, que tu rencontreras quelqu'un d'autre, que tu referas ta vie. Que tu seras encore heureuse.

— Comment peux-tu me demander une chose pareille ? m'emportai-je. Tu es le seul homme que j'aimerai jamais ! Il est hors de question que je te donne ma parole, et encore moins que quiconque te remplace. Si tu ne veux pas que je me retrouve seule, alors ne m'abandonne pas !

Les yeux embués de larmes, je me blottis contre lui en dépit des nombreux câbles fixés à son corps. Tandis que je fermais les paupières pour éviter à mes pleurs de mouiller sa couverture, je l'entendis murmurer à mon oreille :

— Très bien, ne me le promets pas... Sache simplement que si l'occasion s'offre un jour à toi, je ne t'en voudrai pas de la saisir. Au contraire, je m'en réjouirai même pour toi, depuis l'endroit où je me trouverai.

— Comment pourrais-je être heureuse si tu n'es plus là ? hoquetai-je. Je t'aime tellement.

— Je sais. Et je sais aussi que ce sera toujours le cas, quoi qu'il puisse arriver, mais je refuse que tu gâches les longues années qu'il te restera à cause de moi. Tu souffriras bien assez ainsi si la mort venait à m'emporter.

Je hochai la tête, acquiesçant aux propos d'Elsa. C'était ce que Damien avait cherché à me dire, sur son lit d'hôpital, mais j'avais refusé de l'écouter. Non, plus exactement, j'avais refusé d'envisager la possibilité de le perdre, et même encore aujourd'hui, tout cela me semblait être un horrible cauchemar dont je finirais bien par me réveiller tôt ou tard.

Damien était mon étoile, la lumière de mon existence. Sans lui, j'étais plongée dans les ténèbres, et elles étaient trop denses pour que je puisse distinguer le moindre chemin, la moindre lueur qui ne serait pas la sienne. Comment m'échapper de cette obscurité dans laquelle son trépas m'avait laissée ?

— Tu devrais reprendre le travail, suggéra Elsa. Ça te changerait les idées et ça t'éviterait de passer tes journées enfermée. Enfin, à condition que tu ne mettes pas le feu aux étagères comme tu t'apprêtais à le faire tout à l'heure.

Je me forçai à esquisser un sourire, ou du moins ce quis'y apparentait le plus, car les muscles de ma mâchoire avaient perdul'habitude d'être sollicités. Reprendre le travail ? Cela me paraissaitenvisageable. Il fallait juste que je m'en donne la peine...

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