Une ascension pour l'apogée
Une marche, puis une autre, et une autre encore...
Elle gravissait petit à petit cet escalier légendaire, celui dont tout adolescent rêvait de faire l'ascension. Elle était à présent majeure, et, en tant que telle, comme tous les jeunes adultes du village, elle avait reçu le privilège de le gravir.
L'escalier en question était si grand, montait si haut, qu'il était impossible d'en compter les marches : aucun humain sur Terre n'avait inventé de nombre assez grand. De ce qui pouvait être observé d'en bas, elles montaient jusqu'au ciel, semblables à des blocs de marbre brut, mais immaculés, comme si les générations précédentes du village millénaire n'avaient jamais foulé ces marches. Il n'y avait pas de rambarde où se tenir, et les arêtes du marbre étaient si effilées qu'une chute pouvait aisément se révéler mortelle. Les marches étaient à l'image de l'ensemble, lisses, droites et larges.
La légende disait qu'au sommet de ces escaliers se trouvait un ancien temple, dédié à une divinité oubliée. Si l'on parvenait jusqu'à ce temple, on voyait exaucer notre vœu le plus cher. C'est donc dans ce but que la jeune adulte gravissait à présent le lieu sacré.
Celle-ci savait que l'ascension se faisait en quatre temps, les escaliers étant entrecoupés par trois paliers. Depuis le pied des marches, elle en apercevait à peine le premier, perdu juste en dessous des nuages les plus bas. Mais si elle savait l'ascension longue et laborieuse, elle n'avait pas pour autant préparé de vivres. Elle voyageait léger, seulement vêtue d'une robe ample, sans même un châle pour se protéger du vent. Ses cheveux mi-longs retombaient lâchement sur ses épaules, de temps en temps secoués par la brise. Pas un bijou, pas une parure. À ses pieds, elle portait des sandales simples, qu'elle avait acquises grâce à la générosité des habitants de son village natal. Elle ne comptait, pour ainsi dire, que sur la chance ou quelque forme de destin pour la guider jusqu'au sommet ; elle n'avait rien d'autre puisqu'elle ne possédait rien.
Ce fut donc sa seule détermination qui la mena au premier palier.
Premier palier.
Alors qu'elle n'était plus qu'à une cinquantaine de marche du premier palier, ses sens se confondirent. Elle avait depuis longtemps dépassé la cime des arbres, pourtant, elle entendait à nouveau le craquement des branches et le chant des oiseaux. Le vent s'était depuis longtemps gelé avec la hauteur, pourtant, il s'adoucissait à présent pour n'effleurer que légèrement les joues de la jeune femme. En franchissant les dernière marches pour gagner le premier palier, elle cligna des yeux ; l'escalier disparut, sa vision se voila.
Puis, alors qu'elle clignait une nouvelle fois des yeux, elle fut aveuglée par une lumière vive. Une magnifique plaine se matérialisa devant elle, baignée de l'éclat d'un soleil matinal. Tout était gelé, le moindre souffle, lui-même se muait en une colonne vaporeuse avant de se dissiper dans l'air frais. La glace recouvrait l'entièreté du décor, de telle sorte que le monde semblait blanc et bleu. Le ciel était si clair qu'il se confondait avec l'horizon, et aucun nuage ne venait s'y attarder. Quelques pins couverts de neiges se tenaient non loin, grand et fiers.
La jeune femme inspira à plein poumon l'air frais en fermant les yeux. Hélas, avant qu'elle n'ait pu en profiter, l'air devint âcre et chaud, et une détonation assourdie ses sens.
Elle se retrouva soudain au milieu d'un champ de bataille, et moins d'une seconde après, elle sentit une intense chaleur prendre possession des lieux. Une vague d'air brûlant emportait tout sur son passage, vaporisant le moindre être vivant qu'elle rencontrait, tandis qu'une immense colonne de feu s'élevait dans les airs, à plusieurs kilomètres de hauteur. Au milieu de la spirale infernale, la jeune femme ne parvint pas à fermer les yeux et elle vit ainsi le malheur s'abattre autour d'elle sans pouvoir rien faire.
Quand la tempête ardente se calma, il ne restait plus un souffle de vie à des kilomètres à la ronde, excepté celui de la spectatrice, dont le visage ruisselait de larme. Elle était tombée à genoux, secouée par le choc. Cependant, elle fut ranimée par une force qu'elle-même ignorait. Elle se releva ainsi, et, les paupières closes afin d'ignorer le champ de bataille dévasté, elle fit un pas. Puis un autre. Et un autre encore. Son souffle affolé se calma, et le vent glacé revint effacer ses larmes. Elle rouvrit les yeux, l'escalier apparut à nouveau sous ses pieds ; le premier palier était derrière elle.
En ayant assisté à ces visions cauchemardesques, n'importe qui aurait pleuré, aurait tremblé de peur. Effrayé par cette expérience, n'importe qui aurait songé à rebrousser chemin pour échapper à ces images horrifiques. La jeune femme continuait pourtant, là où tant d'autres avaient abandonné. Le fait est qu'elle n'avait plus rien à perdre, plus même une infime trace d'espoir. Son seul objectif était d'atteindre le sommet. Elle n'avait pour autant rien à souhaiter si tantôt elle parvenait au temple. Mais cela lui était égal. Monter, monter et monter encore, c'était devenu sa raison de vivre.
Deuxième palier.
Des heures passèrent tandis qu'elle escaladait les marches une à une. Ses pensées s'égarèrent dans le vide alors qu'elle traversait la première couche nuageuse. De temps en temps, le vent chassait le brouillard pour lui permettre d'apercevoir l'escalier qui la surplombait encore. Ses pas étaient devenus machinaux, et elle ne sentait même plus la douleur sourde qui s'était emparée de ses muscles. Elle ne fit aucune pause avant d'apercevoir le deuxième palier.
Son pied ne rencontra soudain plus de marche, et elle se sentit tomber avec effroi. Elle se retrouva miraculeusement sur ses pieds après un long temps en suspension dans l'air, et le brouillard se dissipa progressivement. Debout sur un tapis de mousse humide, des centaines d'arbres aux feuilles extravagantes l'entouraient. Sur un même arbre, on apercevait côte à côte des feuilles de chêne mauves, des aiguilles de pin blanches, et des baies vertes. L'écorce elle-même était couverte de zébrures argentées qui formaient par endroit des quadrillages étranges. Leurs branches descendaient quelques fois jusqu'au sol à la façon d'un saule pleureur, et lorsqu'elles touchaient la terre, des fleurs turquoise bourgeonnaient tout autour.
La jeune femme aperçut alors une étrange créature : un faune. Mi-chèvre, mi-homme, le faune se déplaçait de manière habile, et malgré les petites cornes qui perçaient ses cheveux broussailleux, son visage était tout à fait amical. Il ne portait aucun vêtement, – cela ne lui était pas nécessaire puisqu'une épaisse fourrure couvrait presque tout son corps – mais il tenait entre ses mains un livre épais, à la couverture brune et abîmée, et aux coins racornis.
Ce livre éveilla un sentiment familier chez la jeune femme, mais elle préféra en faire abstraction pour concentrer son regard sur celui, brillant et frétillant, du faune.
« Voilà bien longtemps que je n'avais pas reçu quelque visite... », s'enthousiasma la créature en s'approchant. « Toi qui gravis les marches, quel souhait t'a conduit jusqu'ici ? »
Le faune avait une voix claire, que l'on aurait pu attribuer à un petit garçon. Cette voix, autant que la question, prit de court la jeune femme, qui s'agita fébrilement. Sa propre voix sembla désincarnée, tremblante :
« Je désire simplement parvenir au temple. Je ne possède rien d'autre, aucun bien, aucun espoir, aucune envie... »
Le faune pencha la tête, intrigué.
« Voilà qui est inattendu... Rare sont ceux qui montent sans convoiter. Mais peut-être... Oui peut-être... »
Le faune prit un air songeur, et refusa d'exprimer le bout de sa pensée. Il s'assit sur un coussin de lierre et resta ainsi de longues minutes, jouant mécaniquement avec la touffe de poils qui lui servait de barbichette.
« Puisque c'est ainsi, je vais t'ouvrir le passage... Je suis curieux d'assister à la suite de ton périple... »
La jeune femme entendit à peine la fin de la phrase ; le brouillard la saisit pour la ramener à la réalité. Surprise, elle jeta un coup d'œil derrière son épaule, et aperçue succinctement le deuxième palier entre les masses cotonneuses de la couche de nuage. Le ciel se dévoilait à présent à elle dans toute sa splendeur, d'un magnifique bleu. Le monde semblait coupé en deux, comme s'il n'était plus composé que de deux couleurs, dont l'escalier serait la frontière : le bleu du ciel et le blanc des nuages.
Elle avait toujours été seule, depuis son plus jeune âge, mais désormais, elle goûtait à une autre forme de solitude, celle qui lui donnait des ailes autant qu'elle la ridiculisait face à l'immensité de l'univers. Après le premier palier, elle s'était sentie écrasée par le poids du monde, à présent, malgré ce poids, elle se sentait grandement apaisée.
Malgré tout, le livre du faune avait réveillé chez elle un souvenir douloureux.
De longues années auparavant, avant que sa vie ne bascule, ses parents possédaient une immense bibliothèque ; sa bibliothèque. La jeune femme y avait passé tout son temps libre, depuis bien avant qu'elle ne sache lire. C'était la plus grande réserve de livre du village, et de nombreux habitants venaient la consulter régulièrement. La maîtresse des lieux, malgré son jeune âge, les conduisait à travers les rayonnages qu'elle connaissait par cœur, et leur conseillait ses livres préférés avec une innocence enfantine. Cette bibliothèque avait été pour elle bien plus qu'un simple lieu d'apprentissage, c'était surtout un refuge, un endroit où elle se sentait bien. L'odeur y était unique, l'atmosphère : merveilleuse. C'était son petit paradis. La jeune femme sourit tristement en y repensant, le regard vide.
Le soleil, à présent presque à son zénith, se faisait lourd. Le visage pâle de la jeune adulte s'était coloré d'une teinte écarlate, et luisait de sueur sous le coup de l'effort. Elle commençait à se demander si cette peine qu'elle se donnait était réellement justifiée. Après tout, pourquoi souffrir si c'est pour n'en tirer aucun bénéfice ? Puisqu'elle n'avait aucun désir, pourquoi ne pas simplement profiter de la hauteur pour régler, de manière définitive, sa vie parsemée de malheurs ? Elle avait vécu dix-huit ans. Et parmi elles, dix ans de tristesse et de solitude. Elle était lasse. Lasse d'attendre que le temps efface les souvenirs. Lasse de vivre au fil de la bonté de villageois. Une chose, pourtant, la retenait de mettre fin à ses jours. Cette chose, quelle qu'elle fut, la poussait à continuer, et la persuadait que son calvaire prendrait fin.
Elle aperçut alors le dernier palier.
Troisième palier.
Elle ignorait combien de temps elle avait déjà passé à gravir ces marches. La fatigue lui nouait les muscles et elle peinait à lever ses jambes pour continuer son ascension. La faim lui tiraillait l'estomac et la soif lui asséchait la gorge ; seul son esprit lui permettait encore de ne pas s'écrouler.
Enfin, elle posa le pied sur le troisième palier. La fatigue accumulée était telle, qu'elle s'assit sans s'étonner de l'absence de changement dans son environnement, comme il avait pu y avoir aux deux autres paliers. Oubliant momentanément l'escalier interminable, elle s'allongea petit à petit, jusqu'à ce que sa tête repose sur le marbre dur. Elle glissa alors progressivement dans un sommeil profond, emplit de rêves sombres.
Elle y vit une jeune fille, de huit ans tout au plus, rentrer chez elle sur un chemin de terre, non loin d'un ruisseau, avec un épais volume dans les mains.
Celle-ci, soudain, constata une épaisse colonne de fumée noire à l'horizon. Complètement affolée, elle lâcha son livre qui tomba au fond de l'eau, et courut le long du chemin à en perdre haleine, poussée par un sentiment de danger manifeste. Alors, elle arriva à la source de la colonne de fumée. Son visage se décomposa, ses yeux s'emplirent de larmes et elle se laissa tomber au sol. Les villageois accouraient autour d'elle pour tenter d'apaiser l'incendie qui ravageait l'immense bâtiment de bois, mais ils ne parvinrent à rien. Les flammes avaient déjà dévoré les fondations de la maison qui s'effondrait sur elle-même, libérant une nuée d'étincelles et de cendre.
La jeune femme se réveilla en proie à une panique incontrôlable, et secouée de sanglots violents. Ce cauchemar ne lui était pas inconnu. Elle connaissait l'identité-même de la petite fille, et le lieu de l'incendie : sa propre maison, dix ans auparavant. Ce jour-là, elle avait vu les flammes engloutir son foyer, sa bibliothèque, mais aussi ses parents, qui étaient morts d'asphyxie avant même d'avoir pu sortir du bâtiment.
Depuis cet incident, elle avait essayé de se relever, de se reconstruire une vie avec des personnes aimantes qui l'auraient recueilli sans hésiter. Mais elle n'y était pas parvenue. La petite fille ouverte et innocente qu'elle était, s'était transformée pour ne laisser paraître qu'une enveloppe vide de sens.
Désormais tout à fait éveillée, la jeune femme comprit alors ce qui la poussait à continuer l'ascension. Elle ne souhaitait pas mourir, mais malgré tout, elle voulait plus que tout échapper à ce passé qui la hantait, à ce vide qui la torturait et l'empêchait d'avancer. Elle voulait se libérer de ces flammes, se défaire de ses cauchemars.
Sans plus réfléchir, elle se releva, et, faisant face au soleil brûlant, elle s'élança le long de l'escalier, perdant toute notion de temps ou d'effort. Elle avait oublié le faune, de même que la bombe du premier palier ou la plaine gelée. Avancer et avancer encore, échapper à ces monstres qui la hantaient. Elle avait désormais un unique souhait, et elle n'attendait plus que de le réaliser.
Enfin, elle franchit la dernière marche et déboucha sur un large plateau suspendu au milieu du bleu du ciel, si loin de la terre qu'il semblait plus proche des étoiles. Il n'y avait aucun temple, aucun bâtiment, rien d'autre qu'un autel, au centre du plateau.
Elle s'en approcha doucement, le cœur battant à toute allure, et elle aperçut des runes gravées sur l'autel. Au-dessus de ce même autel, sur un présentoir de modeste, un livre ouvert avait été placé. Il était simple, mais épais, et ses pages étaient vierges. En proie à l'incompréhension la plus totale, la jeune femme se pencha pour décrypter les runes. Elle se redressa alors soudainement, les yeux écarquillés avant de river ses prunelles sur le livre dont elle comprenait enfin le sens.
« Quel que soit ton souhait, si tantôt cette ascension ne l'a pas exaucé, prends ce livre, car c'est lui qui le fera. »
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