Rien ne va plus
Quand on est enfant, on comprend rarement ce qu'il se passe autour de nous. Rien ne semble grave et en même tout est un drame. Mais les choses se réparent, guérissent, disparaissent. La douleur, la souffrance, le chagrin, c'est éphémère. Jamais on n'imagine que le monde peut être aussi cruel, aussi violent.
— Je t'ai dit de me foutre la paix ! hurle soudain sa voix grave.
Je serre les poings, essayant de rester le plus immobile possible dans mon lit. Au loin, dans la cuisine, un verre de casse. J'entends maman parler, mais je ne comprend pas ce qu'elle dit. J'aimerais me lever et aller dans le couloir pour les écouter, mais je sais que je risque de le croiser. Et ça ne finirait pas bien pour moi.
— T'es qu'une traînée ! Je t'ai vu avec lui !
Un bruit sec résonne dans la maison, je le connais bien. Ma poitrine me fait mal tout à coup alors que j'entends maman pleurer. Ses pas, plus légers, viennent vers les escaliers. Je l'entend monter, doucement, sanglotant dans le couloir silencieux. Quelque chose d'autre se casse en bas. Je sursaute au moment où la porte de ma chambre s'ouvre. La silhouette de maman apparaît. Elle reste un instant là, sans bouger. Je l'entend renifler, puis elle s'approche. Doucement, elle s'assoit au bord du lit et sa main délicate vient se poser sur mes cheveux.
— Tu ne dors pas ?
Je secoue la tête, retenant mes larmes en voyant la rougeur sur sa joue. Je sais qu'il l'a frappé. Quand il boit ce truc, il devient méchant et nous tape. Surtout maman.
— Je vais m'allonger avec toi.
Sa voix tremblante laisse tout de même entendre le sourire qu'elle se force afficher. Repoussant les couvertures, maman se glisse à côté de moi, passant ses bras autour de mes épaules.
— Je t'aime, Kyle.
— Moi aussi je t'aime.
Ma réponse n'est qu'un chuchotement. Ses lèvres humides viennent se poser sur mon front. J'enfoui mon visage dans son cou et tout à coup, la voix de mon frère me fait sursauter. Je serre les poings, m'accroche à maman de toutes mes forces, mais elle s'éloigne soudain.
— Kyle ! m'appelle mon frère énervé.
J'essaye de lutter, de me lever pour rattraper maman, mais elle disparaît dans le noir et d'un coup je me cogne la tête. Le choc m'oblige à ouvrir les yeux. La lumière terne de la petite pièce où je me trouve me fait progressivement revenir à la réalité. Devant moi, le regard noir, Drew se tient les mains sur les hanches.
— Ah ! Salut.
Mon marmonnement ne lui plaît pas, visiblement. Secouant lentement le menton, il passe une main sur son visage, l'air de vouloir se calmer. Je me frotte la tête pour faire partir la douleur, sachant que celle dans ma poitrine n'a aucune chance de me quitter. Je n'avais pas rêvé de ma mère depuis longtemps. A chaque fois, ce genre de rêve mêlé à mes souvenirs, me laisse un vide énorme, comme une part de moi-même qui m'a été arraché.
— Prends t'es affaires, on s'en va, m'ordonne Drew.
Mon frère n'est pas du genre à garder ses mots pour lui. Je m'attendais à un sermon d'une heure avec des menaces et des punitions plus délirantes les unes que les autres. Mais à son mutisme, ça, je ne m'y attendais pas.
Attrapant mon téléphone sur la table, je le suis jusqu'à la porte où patiente l'agent de sécurité.
— Merci, lui dit mon frère en lui serrant la main.
— Oh ! J'ai été jeune moi aussi. Mais tache de ne pas recommencer, me lance-t-il avec un regard sévère.
Légèrement effrayé par le comportement de mon frère, je me contente de hocher le menton. Sans un mot de plus, Drew avance vers la sortie du magasin, ne s'assurant même pas que je le suive. Mais une fois sur le parking, il s'arrête à côté de sa voiture et se tourne vers moi pour m'adresser un regard de tueur. Merde ! Il est vraiment en rogne. Je recule d'un pas, ne faisant pas vraiment le malin. Je suis certain qu'il se demande en cet instant s'il ne doit pas me laisser là à me débrouiller tout seul pour rentrer.
Sa bouche s'ouvre, mais aucun mot ne sort. Il ouvre la portière et attend que je sois monté dans la voiture pour la claquer.
Pendant 10 longues et interminables minutes, mon frère reste derrière son volant, muet, roulant lentement sur la route de campagne qui mène au camping. Il reste quelques minutes de route avant d'y arriver, mais enfin, il me parle.
— Quand on arrive, je veux que tu entres chercher tes affaires et que tu reviennes immédiatement.
Est-ce utile de protester ? Entre lui et mes amis, je sais que dans un cas comme dans l'autre je vais avoir droit à des reproches et des leçons de morales.
— OK.
Je sais que ça ne sert a rien de débattre. Je ne l'ai jamais vu aussi silencieusement furieux. J'ai fait pas mal de conneries par le passé, j'ai déjà eu droit aux cris, aux menaces, aux punitions, mais à son silence, c'est la première fois.
— Tu n'en dis pas un seul mot à Tess.
Je hoche le menton.
— Tu lui as dit quoi pour...
— J'ai dit que Jake a eu un problème avec sa voiture et que je devais venir vous récupérer. Tu t'en tiens à ça.
— Compris.
S'il y a bien une personne que je ne veux pas contrarier ou faire souffrir inutilement c'est ma belle-sœur. Elle est la seule à pouvoir rendre mon frère heureux. Et même si je lui en ai fait voir de toutes les couleurs, je sais quels sacrifices il a fait pour me sauver la vie. Sans son dévouement, sans son aide, j'aurai certainement terminé dans une famille d'accueil avec peut-être des gens pires que mon propre père. Si je peux encore l'appeler ainsi. A part sur le papier, il ne représente rien. Il croit même dur comme fer qu'il n'est pas mon géniteur. Ce pauvre con a le cerveau tellement bousillé par l'alcool qu'il ne se souvient pas de sa propre vie. Je me demande encore aujourd'hui comment notre mère a fait pour vivre aussi longtemps avec cet espèce de sous-merde.
Nous arrivons au bungalow, au milieu du camping, tranquille avant la prochaine fête. Sans un mot, je sors de la voiture et tombe nez à nez avec la fille de ce matin. Cheveux noirs, peau mate, regard de braise et visage angélique, le tout accompagné d'un corps aux courbes appétissantes.
— J'ai bien cru que tu avais disparu, lance-t-elle les mains sur les hanches.
— Parce que tu me cherchais ?
Ses sourcils se dressent, puis ses paupières se plissent et son regard devient soupçonneux.
— Tu ne te souviens pas de notre nuit, pas vrai ?
Elle n'a pas l'air en colère ce qui est... rassurant.
— C'es flou, je l'avoue.
Juste au moment où je l'admet, Drew klaxonne, nous faisant sursauter. Par-dessus mon épaule, je croise son regard noir et le vois agiter la main pour me dire de me dépêcher.
— C'est donc lui ? demande la fille en agitant la main pour saluer mon frangin.
Je hausse un sourcil tout en avançant lentement vers l'entrée du bungalow.
— Ton frère, précise la fille en me suivant.
— Ouais, c'est lui... je t'en ai parlé ?
Je n'ai rien à cacher, je n'ai pas honte de la vie que j'ai eu jusque là, mais ce n'est pas dans mon habitude de raconter ma vie à un plan cul.
— Entre autres choses. Mais si tu ne t'en souviens pas, alors tu ne dois plus te rappeler de ce que je t'ai raconté.
J'aimerais m'en excuser, mais j'en ai strictement rien à faire et de toute façon elle a l'air de préférer mon amnésie. Pour une fois que ça m'est bénéfique !
— Pas le moindre mot.
Au moment où j'entre dans la petite maison, deux visages inquiets se tournent vers moi. Jake se lève d'un bon, me regardant de la tête aux pieds avant de tourner un regard étonné vers sa copine. Iris quant à elle, semble vouloir me tuer avec ses yeux.
— Qu'est-ce qui s'est passé, putain ? m'interroge Jake. Et c'est qui, celle-ci ?
Juste derrière moi, la fille lève la main pour le saluer. J'ignore ce que nous avons partagé hier soir mais elle semble croire que nous sommes proches maintenant. Assez pour qu'elle s'invite sans gêne.
— C'es une longue histoire, je marmonne en allant vers ma chambre.
Dehors, Drew klaxonne encore une fois. Si je ne me dépêche pas il va venir me chercher par le fond du boxer. Mais Jake n'a pas l'air de vouloir lâcher l'affaire. Me suivant dans ma chambre, il se plante les bras croisés devant la porte.
— Je te laisse seul avec ma copine et elle revient seule et en larme. Tu me dois une explication !
En larme ? Décidément, je ne la pensais pas aussi fragile. J'avoue que ça a du lui faire peur de me voir escorté par un agent de sécurité armé et pas très content.
— C'est trois fois rien. Mais le vigile a appelé Drew, donc je dois partir. Désolé pour tes vacances, Jake. On se refera ça une autre fois.
Je termine de fermer mon sac et me tourne vers lui pour le trouver la bouche ouverte, choqué, les yeux écarquillés.
— Une autre fois ? Bordel ! Kyle tu déconnes vraiment là !
C'est lui qui me fait la morale ? Lui qui m'a conseillé de m'amuser et baiser tout ce qui bouge ? Il se fout vraiment de ma gueule.
— Ouais, t'as raison. En fait, on va oublié cette idée. Il vaut mieux que tu t'occupes de ta petite vie et que tu te trouves quelqu'un d'autre pour faire tes conneries par procuration. Je suis désolé pour Iris, mais toi tu peux aller te faire foutre !
Le visage en feu, sentant la colère bouillir dans mes veines, je passe à côté de lui et le bouscule sans ménagement pour sortir de là. Dans l'autre pièce, Iris et la fille me regardent l'air abasourdie.
— Ouais, casse-toi, fuis tes problèmes ! lance Jake derrière mon dos. T'es pas si différent de ton père.
En une fraction de seconde, mon sac tombe au sol dans un bruit sourd et mon poing percute la mâchoire de Jake avant qu'il ne puisse réagir. Iris pousse un cri, mais j'en ai rien à foutre. Fallait pas me chercher.
Le visage marqué par la colère, celui que je considérais comme mon ami, me rend mon coup avec force. Mais il m'en faut plus pour m'arrêter. Bien plus. Sans ménagement, je m'acharne sur lui, le planquant contre le mur, le frappant aux côtes, au visage, le poussant au sol. Je ne me suis jamais battu avec lui, mais nous ne venons pas des mêmes racines. Jake a toujours vécu dans cette petite ville tranquille alors que moi je viens de Détroit, des quartiers chauds, là où donner des coups était une façon de se saluer. Il n'a aucune chance contre mes poings, mais il lutte tout de même. Je sens la douleur de chaque réplique, mais rien ne m'arrête. J'en ai marre de tout ça, j'en ai marre de devoir me retenir. Je veux tout exploser pour montrer au monde entier la colère qui m'habite depuis si longtemps.
Mes mains sont douloureuses, les cris d'Iris et de la fille qui essaye de me retenir vrillent mes oreilles, et soudains, une poigne de fer vient m'encercler le torse, bloquant mes bras avant que je ne me retrouve au sol, face contre terre, les bras pliés derrière mon dos, un genoux entre les omoplates.
— Putain c'est quoi ce bordel ? rugit mon frère en appuyant un peu plus son genoux pour m'empêcher de bouger.
Du coin de l'œil, je vois Iris s'agenouiller près de Jake. Je ne peux pas le voir, mais j'entends son grognement.
— Qu'est-ce qui vous prend ? insiste Drew.
Je n'essaye pas de me débattre, je sais que ça ne ferait qu'aggraver les choses. Comme je ne réponds pas, mon frère se relève et empoigne mes épaules pour me redresser. A genoux, la tête basse, je ne me relève pas.
— Jake ? Qu'est-ce qui se passe ?
— Rien. C'est rien. Il ferait mieux de s'en aller.
Mon cœur bat toujours trop vite et ma respiration n'a pas retrouvé son rythme normal. En entendant les mots de Jake, je me lève enfin, mais continue a lui tourner le dos. Les poings serrés, je récupère mon sac à dos et sors du bungalow sans un mot. J'ai du sang sur mes doigts, j'ai mal à la main, mais je n'en ai rien à foutre. Une fois près de la voiture, je me contente de rester planté devant la portière, me demandant si je dois vraiment rentrer à la maison.
— Bon d'accord, maintenant je te crois, lance la fille juste derrière moi.
— T'as pas quelqu'un d'autre à faire chier ?
Mon ton se veut agressif, mon regard noir quand je me tourne vers elle, mais la fille n'est visiblement pas facile à impressionner. Repoussant ses courtes boucles noires, elle m'adresse un sourire amusé.
— Ça serait moins drôle.
Je lève les yeux au ciel au moment où mon frère nous rejoint. A la fois furieux et confus, il vient directement vers moi et se plante à peine à quelques centimètres mon visage.
— Je ne sais pas ce qui te prend, Kyle, mais je ne compte pas te laisser sombrer à nouveau. Monte dans cette voiture.
J'ai envie de répliquer, mais s'il y a bien une personne qui peut me flanquer une raclée ici c'est lui. Alors comme d'habitude, j'avale ma colère, je ferme ma gueule, et ouvre la portière.
— A bientôt, peut-être, lance la fille avec un réel espoir.
Je ne me souci même pas de lui répondre et grimpe dans le véhicule.
— Je peux savoir qui vous êtes ? l'interroge mon frère.
Visiblement ravie qu'il lui pose la question, elle lui tend la main.
— Willow Akeloa, se présente-t-elle. Je suis secouriste, mais pour l'instant je suis en vacances. C'est moi qui me suis assurée qu'il ne perde pas connaissance hier soir.
Drew dresse un sourcil à mon égard en lui serrant la main. Il s'attend vraiment à ce que je lui explique quoi que ce soit ?
— Eh bien merci, marmonne mon frère.
Elle lui sourit puis m'adresse un clin d'œil alors que mon frère monte dans la voiture. Face à elle, les sourcils froncés, j'essaye encore de me souvenir de la soirée passée mais c'est le néant.
— T'as cru que t'avais goûté à ça, pas vrai ? lance Willow en se donnant une tape sur la fesse droite.
Son rire m'arrache un sourire. J'aurais bien aimé y goûter, je ne peux pas le nier.
— Une occasion manquée visiblement.
Mon marmonnement la fait glousser. Drew démarre la voiture et entame une marche arrière pour faire demi tour lorsque Willow lève deux doigts à son front et me salue.
— À plus tard !
Je me contente de lever la main tandis que nous nous éloignons vers la sortie du camping. Je ne sais pas pourquoi cette fille semble si convaincue qu'on va se revoir, mais une chose est sûre, rien n'est plus flou en cet instant que mes prochaines semaines de vie. Si mon frère ne décide pas de me tuer en chemin.
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