L'attente
— Salut, murmure Sarah alors que j'entre dans sa chambre.
Elle est si petite au milieu de ce lit. Mes pieds ont du mal à me ramener jusqu'à elle et pourtant j'en meurs d'envie. Mes yeux me brûlent, sans doute parce que j'ai envie de pleurer en la voyant là, en vie, mais j'ai déjà épuisé toutes mes réserves dans la chapelle.
— J'espère que tu pensais vraiment tout ce que tu m'as dit, souffle-t-elle la voix éraillée, parce que je ne suis pas près de partir.
Je sais qu'elle essaye d'alléger l'atmosphère, d'enlever cet air accablé sur mon visage, mais je n'ai même pas la force de redresser mes épaules. Je n'essaye même pas de forcer un sourire sur mes lèvres et cette constatation lui fait froncer les sourcils. Mes mains tremblent alors que je m'approche et saisis son visage. J'essaye d'être tendre, mais le désespoir rend mon geste plus possessif que je ne le voulais.
— T'es coincée avec moi, mon ange.
Ma voix est rauque, je la reconnais à peine. Sarah agrippe mon poignet de sa main délicate et glacée, et sourit. Mes doigts glissent dans ses cheveux, s'y accrochent sans se soucier de la douleur dans mes articulations et je pose mon front contre le sien, inspirant profondément pour calmer mes nerfs.
— Je ne voulais pas te faire vivre toute cette souffrance.
Je secoue la tête, les yeux fermés, toujours accroché à Sarah comme à mon dernier souffle.
— Toutes les souffrances valent la peine si tu me reviens à la fin.
— Toujours.
Pour la première fois depuis des jours, quelque chose réagit dans ma poitrine et me coupe le souffle. J'ouvre les yeux et recule juste assez pour croiser son regard embué de larmes.
— Je t'aime tellement, Sarah.
Elle sourit et une larme s'échappe pour rouler sur sa joue. Je l'intercepte de mes lèvres, savoure la chaleur de sa peau contre ma bouche.
— Plus près, supplie-t-elle en accrochant ses bras autour de mon coup.
Mes lèvres quittent sa joue pour retrouver les siennes. Un effleurement, une caresse qui me pousse à contracter tous mes muscles pour ne pas l'écraser. Appuyé sur le matelas, je laisse son souffle impatient répondre au mien alors que ses lèvres me cherchent encore. Un grognement de douleur vibre entre nous, mais Sarah rassemble ses forces pour me ramener contre elle. Sa langue vient me chercher, me supplier de continuer. Ma main glisse dans ses cheveux et notre baiser devient plus désespéré. Ce qui s'est brisé en moi tout à l'heure, saigne encore dans ma poitrine, mais il y a quelque chose en elle, dans sa présence et l'amour qu'elle me donne, qui commence déjà à cautériser les plaies.
********
Mes doigts jouent avec le scotch dans le pli de mon bras alors que mon regard refuse de quitter le corps de mon frère. J'ai beau lutter, j'ai du mal à respirer à chaque fois que je suis là. Ce héros, cette montagne, semble si petit et dénué de force.
— T'as mangé quelque chose ? me demande Tess de l'autre côté du lit.
Je secoue la tête, mes pensées s'échappent vers des souvenirs heureux. Je revois Drew m'emmener à mon premier match de hockey. Je me souviens à quel point je l'admirais, la fierté que je ressentais à chaque fois que je levais les yeux vers lui. Et je me rends compte que je me sentais si minable face à lui. Ce sentiment n'a fait que s'accroître avec le temps. Lui, l'homme que rien ne peut ébranler, ou presque.
Mon regard se tourne vers Tess, sa chaise contre le lit, Rose endormie dans ses bras. Si quelque chose devait arriver à l'une d'elles, mon frère ne survivrait pas. Je le sais, parce que je ressens la même chose pour Sarah. Et je le vois chaque jour dans ses yeux. Cette dévotion, cet amour, qui brillait presque autant pour moi. Je me demande si ma mère avait ce regard. Je suis incapable de m'en souvenir.
— Les infirmières t'ont laissé partir sans te donner quelque chose à manger après ton don?
Je baisse les yeux vers le morceau de coton dans le pli de mon bras et arrache le scotch qui le retient. Il n'y a plus qu'un petit point, seul trace du don de sang que je viens de faire.
— Elles avaient hâte que je m'en aille.
Ma tentative d'humour lui arrache à peine un sourire. Drew a perdu tellement de sang qu'il a fallu lui en transfuser une grande quantité. Je n'étais pas présent assez rapidement et mon sang n'aurait pas correspondu au sien de toute façon. Pourtant, je ne pouvais pas rester là à rien faire et attendre qu'il se réveille. Une autre famille pourrait être dans notre cas, et mon sang pourrait aider un autre héros, une pilier d'une autre famille, le frère d'un type aussi inutile que moi.
— Comment va Sarah ?
Le sourire qui étire mes lèvres est sans doute le plus sincère que j'ai eu aujourd'hui.
— Aussi bien qu'une femme à qui on a retiré un sein et qui se prend maintenant pour une amazone.
Tess glousse mais je vois la peine dans ses yeux. Ça fait une semaine que Drew est ici, inconscient. Son coéquipier s'est réveillé il y a deux jours. L'espoir de voir Drew se réveiller à son tour nous a fait tenir jusque là, mais plus les jours passent, plus il est difficile de lutter contre les idées macabres qui m'assaillent.
— Quand Drew sortira de l'hôpital, on fera une fête pour eux.
Je tourne mon regard vers mon frère, inconscient, pour ne pas laisser voir le doute dans mon regard. Tess est si sûre qu'il va se réveiller, que je m'en veux à chaque fois que j'imagine le pire.
— Et si... s'il ne se réveille pas ?
Je n'ose même pas la regarder en posant cette question, parce que je ne veux pas voir à quel point je la blesse.
— On devra avancer.
Sa réponse me surprend, mais c'est le tremblement de sa voix qui me fait tourner les yeux vers elle. Elle serre Rose contre sa poitrine, mais ses yeux sont sur mon frère, sa main dans la sienne. Elle le regarde comme si ça pouvait être la dernière fois, avec ce besoin d'imprimer son visage dans sa mémoire, d'enregistrer chaque détail pour ne jamais l'oublier.
— Il doit se réveiller. Je lui ai dit que s'il ne t'épouse pas, je le ferais, mais j'ai trouvé Sarah depuis. La polygamie est illégale.
Tess laisse échapper une souffle amusé, mais nos sourires n'ont rien d'heureux. Ce ne sont que le reflet des façades qu'on se force à avoir pour ne pas sombrer.
— Il reviendrait sans doute te hanter, si tu m'épouse.
Je lève exagérément les yeux au ciel.
— Comme si je ne l'avais pas déjà assez sur le dos.
— Avoue que t'aime quand il s'inquiète pour toi.
Le sourire de Tess est plus tendre que taquin. Et quelque chose d'étrange se produit à nouveau dans ma poitrine.
— Il est le seul à s'être toujours inquiété pour moi. Même quand je ne le méritais pas. Mais je vais faire mon possible pour qu'il n'ait plus besoin de s'inquiéter.
— Ça ne fonctionne pas comme ça, Kyle. Il s'inquiétera toujours pour toi. Même quand vous serez deux vieillards se poursuivant en chaise roulante dans une maison de retraite.
J'éclate de rire à cette idée, pour la première fois depuis ce qui me semble des mois. Mon amusement a un goût amer, mais je préfère ça que les ténèbres.
Le sourire encore aux lèvres, j'avance sur ma chaise et attrape la main de mon frère pour la serrer entre les miennes. Comme à chaque fois que je dois quitter la chambre, je lui propose un deal.
— Si tu te réveilles maintenant, je changerais les couches de Rose jusqu'à ce qu'elle n'en porte plus.
Tess inspire brusquement, amusée.
— C'est vraiment le moment de te réveiller, Drew.
Je ris et ne me préoccupe pas de sa main qui se serre légèrement autour de la mienne. Le médecin nous a déjà dit que ce sont des spasmes qui arrivent fréquemment. Mais à chaque fois, mon cœur a une demi-seconde d'arrêt. Pourtant, Drew n'ouvre pas les yeux et la déception est inévitable.
— Je reviendrai demain.
Je me lève et serre sa main une dernière fois avant de l'éloigner du lit. Mon regard croise celui de Tess où la même déception est visible.
— Si t'as besoin de quelque chose, tu sais quoi faire.
Je m'approche pour poser un baiser sur le front de Rose et un autre sur la tempe de Tess avant de quitter la pièce, laissant silencieuses les paroles d'espoir qu'on n'a plus la force de prononcer.
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