Juste une pierre

Je ne sais pas ce que je donnerai pour avoir des écouteurs en cet instant. Mettre la musique à fond dans mes oreilles et ne plus entendre ce silence pesant dans l'habitacle de la voiture.

— Je suis content que tu sois venu, marmonne Drew encore une fois alors que nous approchons du cimetière de Detroit où notre mère est enterrée.

Je n'ai pas la force de lui répondre. A travers le rétroviseur, je lui accorde juste un hochement de menton et détourne le regard assez vite pour ne pas être touché par les émotions qui gagnent mon frère.

— Quand êtes-vous venus pour la dernière fois ? demande Tess.

J'ai l'impression qu'elle essaye de retenir ses émotions elle aussi. J'imagine que ça lui rappelle la mort de ses parents. Ce week-end était franchement loin de faire parti de ma liste de moment en famille à rattraper. Non pas que j'ai réellement une liste, mais si je devais en faire une, venir dans un cimetière et passer le week-end à montrer à ma nièce où j'ai passé les pires années de ma vie ne serait certainement pas dans le top 10. Je le mettrai plutôt sur la liste de mes cauchemars.

— La dernière fois que nous sommes venus pour... l'audition de notre père.

Je frissonne rien qu'à l'emploi de ce statut pour cet homme qui n'a jamais été plus que mon géniteur. Et même ça, il ne l'a pas assumé.

— J'avais besoin de force, continue Drew en tendant la main pour prendre celle de sa femme.

Je ne savais pas qu'il était venu au cimetière. Je n'ai pas bougé de notre chambre d'hôtel à l'époque, je ne suis sorti que pour aller à l'audition et même ça je l'ai regretté.

— Et toi, Kyle ?

Drew arrête la voiture et j'en sors sans lui répondre. Je ne me rappelle même pas la dernière fois que je suis venu.

— Ce n'est qu'une pierre.

Le regard à la fois sévère et triste de Tess me ferait presque regretter mes mots. Mais je l'ignore et récupère Rose dans son siège. Elle somnole, après la longue journée que nous venons de passer à visiter la ville. Nous repartons demain, Drew a garder cette dernière visite pour la fin, comme le bouquet final de ce week-end de l'enfer.

— J'aurais dû ramener plus que ça, marmonne Tess en sortant l'énorme bouquet de fleur qu'elle a acheté cet après-midi.

Drew lui accorde un sourire ému et pose un baiser sur son front, puis sur ses lèvres.

— Ce n'est qu'une pierre.

Je me répète, mais ils ne semblent pas le comprendre. Un caillou au milieu d'un champs d'autre cailloux et de cadavres. En quoi ces fleurs vont changer quelque chose ? À part mettre un peu de couleur, je ne vois pas l'intérêt. Même si l'on croit aux fantômes, est-ce que quelqu'un s'est déjà demandé s'ils peuvent vraiment sentir l'odeur des fleurs ?

— Tu supportes mon frère, c'est déjà le plus gros cadeau que tu puisses lui faire, gronde Drew en m'accordant un sourire moqueur.

Je lève les yeux au ciel et resserre mon bras autour de Rose qui frotte son nez contre mon cou. Mais contrairement à mon frère, sa femme me regarde avec peine et pose sa main sur mon bras, le serre doucement, ses doigts à peine enfoncés dans ma chair avant de me relâcher. Sans un mot de plus, je leur emboîte le pas, me rendant compte que je ne me souviens même pas de l'emplacement de sa tombe. Quand suis-je réellement venu pour la dernière fois ? Ça ne fait que prouver que ce n'est pas important.

Je les suis sans trop y faire attention, critiquant silencieusement quelques tombes franchement kitchs. Lorsque Tess et Drew s'arrêtent, je mets un instant à comprendre que nous sommes arrivés. Elle me semblait beaucoup plus loin dans le cimetière. Mais je suppose que quand on est enfant, tout nous semble insurmontable et disproportionné.

— Bonjour maman, marmonne Drew d'une voix si pleine d'émotion que je suis obligé de tourner les yeux vers lui.

Il ne pleure pas, Dieu merci ! Ça aurait été le comble. Tess en revanche, renifle déjà. Je dois faire un effort considérable pour ne pas lever les yeux ciel.

— Je suis si triste de ne pas avoir pu vous connaître.

Sa voix pleine de sanglots retenus m'est désagréable. Pleurer devant une pierre, c'est stupide. Tess dépose délicatement les fleurs devant la pierre tombale où le nom de notre mère est gravé au-dessus d'une phrase latine dont je ne me souvenais même pas.
Per espera ad astra.
J'ignore ce qu'elle signifie mais si c'est notre géniteur qui l'a choisi, elle doit être vide de sens. Tess s'assoit en tailleur devant la tombe, à notre plus grand étonnement, mais Drew l'accorde juste un haussement de sourcils avant de s'assoir avec elle. Puis il tend les bras vers moi et je suis bien obligé de lui rendre sa progéniture. Moi qui espérait l'utiliser comme excuse pour aller me balader et retourner à la voiture au plus vite, c'est raté.

— C'est votre petite-fille, madame Jacobs, annonce Tess en caressant les cheveux court et soyeux de Rose.

Ma nièce lui sourit et s'assoit parterre en tendant les mains vers la pierre tombale. Je suis sûr qu'elle va essayer de la mâchouiller si elle s'en approche assez.

— Elle a votre regard, souffle Tess en laissant les larmes rouler sur ses joues.

Drew écarquille les yeux et jette un regard à Rose, semblant la voir sous un autre jour tout à coup. Cette dernière s'énerve de ne pas réussir à toucher la pierre, alors mon frère la soulève et l'approche du caillou. Ce n'est sans doute qu'une coïncidence, mais en regardant Rose poser ses petites mains potelées sur la pierre et y écraser son nez, j'ai soudainement un pincement à la poitrine. J'ai juste peur qu'elle se fasse mal, rien de plus. Je repousse la sensation désagréable et recule d'un pas en croisant les bras.

— Comment penses-tu qu'elle aurait été avec Rose ?

La question de Tess me fait lever les yeux au ciel, mais c'est la réponse de Drew qui me donne envie de partir.

— Elle lui aurait sans doute fait plein de gâteaux et serait venue chez nous tous les jours pour la voir.

Le rire dans sa voix n'allège qu'un peu l'atmosphère ambiante.

— Elle passait son temps à chantonner pour Kyle. Et elle le serrait si fort dans ses bras que parfois je me demandais s'il respirait encore.

Je détourne le regard, priant pour partir au plus vite parce que cette visite commence à être ennuyeuse.

— Elle vous aimait plus que tout, confirme Tess comme si elle pouvait en témoigner.

Un son moqueur m'échappe, un grondement qui m'attire le regard noir de Drew.

— J'avais un chat dans la gorge.

Il n'avale pas mon sourire faussement désolé, et grâce à la meilleure complice du monde, il détourne le regard sans me sermonner quand Rose se met à crier des syllabes sans aucun sens en pointant quelque chose en l'air à côté de la pierre. Elle agite ses doigts comme quand elle essaye d'attraper la queue de Boomer, mais il n'y a rien. Je lève les yeux vers le ciel, cherchant le soleil à travers les branchages qui couvrent se coin du cimetière.

— Il va pleuvoir, non ?

Aucun des deux ne me prête attention. Fascinés devant le comportement de Rose, ils lui demandent ce qu'elle voit comme si tout à coup elle allait se mettre à l'expliquer. Ils sont dingues.

— J'ai faim.

J'insiste un peu plus fort, mais Tess marmonne quelque chose à propos de biscuits dans la voiture alors j'en conclue que je peux m'en aller. Les mains dans les poches de mon jean, je sors mon téléphone pour vérifier que Sarah ne m'a pas appelé. Elle a refusé de répondre à mes messages ou mes appels tant que je ne promettais pas de venir ici avec mon frère. Maintenant que c'est fait, j'espère qu'elle va me répondre.

La sonnerie retentit six fois avant que Sarah ne décroche. Je suis adossé à la voiture, dont j'ai oublié de demander la clé.

— Salut beauté !

— Kyle, soupire-t-elle comme si elle venait de courir un marathon.

Mon cœur se comprime dans ma poitrine et mes muscles se tendent. Elle allait plutôt bien quand j'ai quitté la ville il y a deux jours. Mais tout peut arriver si vite et la connaissant, elle est capable de garder secret un arrêt cardiaque juste pour être sûr que je fasse ce qu'elle me dit.

— Bébé ! Ça va ?

Elle gronde et je sens mes jambes faiblir. Je suis trop loin pour arriver à son chevet dans la minute. C'est en grande partie la raison pour laquelle je ne voulais pas venir. Je savais que je n'y arriverai pas, que si quelque chose devait advenir, je serais trop loin, trop lent, trop tard.

— Sarah !

Mon cri vient de faire décoller un oiseau qui picorait je ne sais quoi dans l'herbe.

— Oh ! Pas si fort ! Laisse-moi reprendre mon souffle.

Son agacement fait sortir un soupir de soulagement de ma bouche alors que je passe ma main dans mes cheveux.

— Je faisais une sieste, et tu m'as réveillée en sursaut, laisse-moi deux minutes pour reprendre mes esprits avant de me hurler dessus.

Je ris de soulagement et pose une main sur le toit de la voiture pour me soutenir. Putain, je ne pensais pas être aussi faible face à la peur de la perdre.

— Désolé, mon ange. C'est ta punition pour m'avoir forcé à partir aussi loin de toi.

Elle gronde et je sais qu'elle réprime un sourire attendri.

— T'es de bonne humeur, constate-t-elle avec étonnement.

— Ne t'exprime pas trop vite. Mon frère et ma
Belle-sœur parlent à un caillou et Rose va sans doute essayé de le manger quand elle aurait fini de faire coucou aux oiseaux. Je t'en veux de m'avoir envoyé aussi loin pour que je te laisse tranquille.

Son soupir s'entend à travers le haut-parleur. Un mélange de résignation et d'amusement.

— Tu sais que ce n'est pas pour ça que je t'ai envoyé là-bas.

Je hoche le menton bien qu'elle ne me voit pas et pose mon front contre mon bras replié sur la voiture.

— T'es allé au cimetière ?

— J'y suis.

— Tu m'appelle depuis la tombe de ta mère ? Tu veux nous présenter ?

Mes sourcils se froncent et je me retourne pour voir si Drew et Tess sont toujours à la tombe. C'est quoi leur délire à tous de se présenter à un fantôme ?

— Je ne crois pas que les fantômes puissent parler au téléphone.

Sarah glousse et m'arrache un sourire qui tire un lien fragile jusqu'à ma poitrine.

— Tu me manques, mon ange.

— Je sais. Mais ça en vaut la peine, non ?

Je secoue la tête, pas du tout de son avis. J'ai juste l'impression d'avoir perdu du temps ce week-end. Drew a essayé de rendre ça plus sympa, d'honorer la mémoire de notre mère en faisant des choses qu'elle aimait, comme aller à son restaurant préféré, se promener dans le parc où elle nous emmenait, mais tout ça est vide de sens.

— Je commence à croire qu'il y a quelque chose qui cloche chez moi. Je ne ressens rien du tout ici, à part...

— De la colère ? devine-t-elle comme si c'était le but de tout ça.

Sauf que j'étais déjà en colère avant et que ça ne change rien. Je veux juste oublier, m'en débarrasser, passer à autre chose.

— Ouais. Parce que ça n'a aucun intérêt. Parler à une pierre ? Aller dans des endroits où elle aimait passer du temps ? Ça ne va pas changer quelque chose à mon présent. Ni à mon passé.

— Je suis désolée, Kyle.

Et moi donc ? Tout ce temps perdu alors que j'aurais pu le passer avec elle. Je lève les yeux au ciel en laissant échapper un soupir, résigné.

— On se voir demain ? Avant que tu ne retournes à l'université ?

— Bien sûr. Mon démon mérite une bonne fessée pour ce week-end inutile.

Son rire est plus teinté de déception que de joie. Je ne sais pas ce qu'elle attendait de ce voyage, visiblement je ne l'ai pas trouvé. Peut-être que ça fonctionnerait mieux si quelqu'un pouvait me donner un putain d'indice, parce que franchement, je n'ai pas l'âme d'Indiana Jones. Retrouver des choses perdues me semble sans intérêt. Y'a-t-il vraiment quelque chose de plus  à trouvé que de la peine et de la colère ?

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