Iris
J'ai toujours aimé la neige. Surtout regarder tomber les flocons. La couche épaisse, blanche, qui assourdie tout, fige tout, comme si le temps pouvait s'arrêter. Mon bras se resserre autour du paquet endormi, sa petite bouille toute joufflue et ses lèvres boudeuses me font sourire. J'ai mal à la poitrine à chaque fois que je la regarde. C'est probablement la seule personne sur cette planète qui ne me déteste pas. Et pourtant, me voilà à la trimballer dans le froid glacé de l'hiver, sous prétexte que la fraîcheur fait mieux dormir les bébés. Ma belle-sœur n'avait pas vraiment besoin d'une excuse pour me laisser m'occuper de Rose quelques heures. Je parie qu'elle s'est endormie dans la buanderie sur l'un des paniers de linge qu'elle a juré vouloir trier toute seule.
— Tu sais, à la base, le bébé se pose dans le landau.
Un sourire vient creuser ma joue avant que je ne tourne mon regard vers Iris. J'arrête le landau que je pousse d'une main depuis que Rose a hurlé jusqu'à ce que je la prenne dans mes bras. Cette boule de bave m'a complètement à sa merci.
— Je me disais bien que c'était pas pratique.
Iris lève les yeux au ciel et traverse la route pour me rejoindre. Mon corps se tend malgré moi. Je ne peux pas m'empêcher d'attendre sa claque. Je la mériterais, je le sais, et c'est sans doute pour ça que j'ai emmener Rose avec moi. Personne ne peut en vouloir à quelqu'un qui trimballe un bébé.
Les mains dans les poches de sa veste, le souffle court après son footing, celle que j'appelais mon amie se plante devant moi et m'offre le regard noir qu'elle sait si bien faire.
— T'es cruel.
Je ne suis pas étonné, mais ce n'est pas le commentaire auquel je m'attendais.
— Emmener ce bébé trop mignon pour que je ne te fasse pas passer le pire quart d'heure de ta vie ? C'est cruel, Kyle.
Son regard noir disparaît et un large sourire vient illuminer son visage. Sans hésiter, elle se penche sur Rose et caresse sa joue du bout de l'index. Ma nièce ne se laisse même pas perturber. Elle a le sommeil aussi lourd que moi. Probablement parce qu'elle fait la plupart de ses siestes avec moi.
— Comment tu vas ?
Son regard ne se lève qu'une fraction de seconde vers le mien, juste pour m'assurer que c'est à moi qu'elle parle et non au bébé.
— Je marche. J'ai fait trois fois le tour du quartier pour tomber sur toi par hasard.
L'exaspération dans ses yeux me fait sourire. Iris lâche un soupir et cesse de chatouiller la joue de Rose pour croiser les bras sous sa poitrine, le regard sévère.
— T'étais pas obligé de torturer cette pauvre enfant pour me parler. J'ai un téléphone. À moi a que tu n'ais jeté mon numéro en même temps que ton amitié.
Je ne me fais pas de souci pour Rose. Elle adore nos promenades, c'est ce qui me manquera le plus après les fêtes de fin d'année. Et je l'ai tellement bien emballée dans ses combinaisons et ses couvertures, qu'elle n'a aucune chance d'avoir froid.
— T'aurais décroché si j'avais appelé ?
Iris fronce le nez, la tête penchée sur son épaule. Nous connaissons tous les deux la réponse à cette question. Iris est peut-être l'une des meilleures personnes à avoir croisé ma route, mais elle n'est pas idiote. J'ai été un vrai con, je ne suis même pas certain d'avoir changé, et à sa place, je n'aurais même pas traversé la route pour me parler.
— De très bonne humeur, après avoir gagné au loto, j'aurais envisagé de répondre.
Mon rire fait sursauter Rose, mais elle n'ouvre même pas les yeux et enfouit son visage dans la couverture. Iris repousse la couverture de son nez et soupire encore une fois.
— Tu lui manques. Et à moi aussi. Évidemment, il est trop fier pour le dire, alors je te passe le message.
Je ne sais pas comment encaisser ses mots, des mots que j'avais envie d'entendre mais auxquels j'aurais sans doute toujours du mal à croire. Qui pourrait vouloir de ma présence ? À qui je pourrais manquer ? Je suis complètement déglingué.
— J'ira à l'université après les fêtes.
— Je sais.
Mes sourcils se haussent malgré moi.
— Tu le sais ?
— Sarah me l'a dit.
Évidemment. Je ne la vois pas aussi souvent que je le voudrais, Sarah a encore beaucoup de mal à accepter que je l'aime. Ça me retourne les tripes à chaque fois que le doute s'immisce dans son regard, mais je ne manque aucune séance de chimio. J'y mets un point d'honneur, d'abord parce que j'ai besoin de voir qu'elle suit son traitement et qu'elle n'est pas seule. Et aussi parce que c'est devenu ma thérapie. Toutes les trois semaines, sans faute, on se retrouve à l'hôpital et pendant qu'elle subit ce traitement qui l'affaiblit à chaque fois, je lui raconte tout ce qui me passe par la tête. Je lui parle de Rose qui grandit trop vite, de mon frère qui a toujours du mal à me regarder sans cette lueur de peur dans les yeux, je lui promet de faire mon possible pour m'en sortir et faire quelque chose de ma vie. Et elle me promet de se battre pour me voir y arriver.
— Tu devrais apporter de la tequila demain, suggère Iris.
— Demain ?
— Tu sais qu'il y a une fête demain. Ne fais pas l'innocent. Si je ne te connaissais pas, je dirais que t'es venue exprès aujourd'hui pour que je t'invite officiellement. Alors, demain, tu ramènes de la tequila.
— Une m'dame.
— Et des citrons !
Son index autoritaire me fait sourire plus largement. D'un hochement de menton, je confirme, mais cache mon sourire pour ne pas avouer que j'ai fait le tour du quartier pour la croiser et espérer qu'elle m'invite à cette fête du nouvel an. J'ai des choses à mes faire pardonner, des personnes à qui je dois présenter mes excuses et même si je ne suis pas doué pour ça, même si je pense encore que leur vie est probablement meilleure sans ma présence, je me dois de le faire. Je l'ai promis à Sarah.
— Tu m'as vraiment fait peur, tu sais ?
Je tourne mon regard vers Iris, sors de mes pensées et fronce les sourcils face à ses yeux brillants. Un rire sans joie passe ses lèvres dans une bulle de vapeur blanche. Comme ces filles dans les films, elle lève les yeux au ciel et essuie le dessous de son œil.
— Tu vas pas de nouveau me faire pleurer, s'agace-t-elle en donnant un coup de pied dans un tas de neige.
— Encore ?
Je ne me rappelle pas l'avoir fait pleurer. Je suis un connard, mais ça je m'en souviendrais.
— T'es peut-être un emmerdeur, et probablement le type avec le moins d'estime de soit que je connaisse, mais je t'aime, et quand ton frère nous a dit que t'étais à l'hôpital, j'ai cru qu'on venait de me planter un couteau dans les côtes.
— Tu m'aimes ?
Je ne sais pas pourquoi ma voix est aussi grave, pourquoi une boule monte soudain dans ma gorge et me donne envie de fuir en courant. Mais je reste là, planté devant Iris et ses yeux écarquillés, comme si j'étais un putain de bonhomme de neige.
— Évidemment ! Même si tu ne t'aimes pas toi-même, ça ne veut pas dire que nous on ne peut pas t'aimer, Kyle.
Ses mains gantées saisissent mon visage, la laine en réchauffe mes joues. Pendant une seconde, je m'autorise à fermer les yeux et laisser cette boule dans ma gorge descendre dans ma poitrine.
— J'espère juste que t'es enfin prêt à l'entendre.
Mes yeux s'ouvrent pour trouver son regard brillant de larmes retenues. Peut-être que le mien brille tout autant. Et pour une fois, je m'en fiche. Je ne sais pas quoi lui dire. Je n'arrive pas à trouver les mots, ni même à organiser mes pensées. Tout mon être est bien trop déglingué, trop foutu pour y arriver. Alors j'enroule mon bras libre autour des épaules d'Iris et la ramène contre moi. Malgré Rose entre nous, j'enfouie mon visage au creux de son cou et inspire longuement, un poids infime et pourtant bien réel s'échappant de ma poitrine.
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