Franchir le pas
La pluie s'est abattue sur la ville depuis deux jours. Les rues sont inondées, à croire que le déluge a frappé. Drew se retrouve à faire beaucoup d'interventions pour sécuriser les routes, mais aujourd'hui, il a pris sa journée pour aller chercher Tess et Rose à l'hôpital. La maison ne va pas être calme. Les meilleurs amis de Drew et Tess sont là pour les accueillir, il y a des ballons, du gâteau, des banderoles, à croire que Tess à gagner un prix Nobel. Je ne serai pas étonné de voir la presse locale devant la maison pour couvrir l'événement.
— T'es sûr qu'il y a assez de gâteaux ? demande Sophia en les comptant à nouveau.
— Largement assez, confirme son mari en berçant leur fils âgé de quelques mois.
La sonnette de la maison retentit, mais mon frère n'est parti qu'il y a 5 minutes et surtout, il ne sonnerait pas. Échangeant un regard avec Sophia, j'attends de savoir qui ça peut bien être, mais ses yeux me foudroient.
— Tu comptes rester là et nous servir ton air d'enfant trop gâté toute la journée ?
Mon regard se fait plus assassin mais ma présence d'esprit me suggère que c'est une mauvaise idée de lui répondre. Les lèvres pincées, je me décolle de l'encadrement de la porte où j'observais le salon pour aller ouvrir la porte d'entrée.
— Salut Kyle ! lance Élise, une autre amie de la famille.
Un panier emballée de cellophane entre les mains, elle entre dans la maison pour aller tout droit au salon.
— T'es dans un sale état, commente son mari en entrant à son tour.
Je l'aime bien, il ne parle pas beaucoup mais c'est toujours pour dire quelque chose de pertinent.
— Les bières sont à la cuisine, je l'informe en pointant le bout du couloir.
Il m'adresse un clin d'œil mais n'y va pas tout de suite. Contrairement à moi qui ne voit pas d'autre endroit où attendre que le temps passe. Je sais que je ne vais pas échapper à cette petite réunion. Mon frère a été très clair sur les nouvelles règles à respecter, comme ne pas sortir sans prévenir, ne pas abuser de l'alcool et ne pas rester enfermé dans ma chambre à broyer du noir. Apparemment, il préfère m'avoir à l'œil quand je le fais. Sans doute pour m'empêcher de faire une nouvelle connerie. Mais je n'en ai pas l'intention. Du moins, je ne compte pas à nouveau mettre ma vie en danger. La première fois à bien trop merdé pour me donner envie de recommencer. Et puis, la vie n'est pas si mal quand on ne se souvient que de la moitié de son passé.
Bon d'accord, je me souviens pratiquement de tout. De notre départ de Detroit, de notre arrivée ici, de l'histoire de mon frère et Tess, de ma nouvelle vie rangée, de mes nouveaux amis, de la fille dont je suis tombé amoureux et de mon retour vers mes vieux démons quand elle m'a quitté. J'ai l'impression que c'était il y a une éternité, mais ça ne fait que quelques mois.
Maintenant, au lieu d'être à l'université, me voilà enfermé chez mon frère, à devoir suivre des cours à distance le temps de me remettre de mon traumatisme crânien et de me débarrasser de mes béquilles. Je pourrais me débrouiller seul sur le campus, mais mon frère ne le voit pas du même œil. J'ai échappé au suivi psychologique en promettant de rester là jusqu'à ce qu'il me juge apte à vivre seul. Je devrais me sentir rabaissé, infantilisé, mais à vrai dire, ça me permet de réfléchir et de faire le point sur ce que je veux vraiment. Où je veux mener ma vie, dans quelle direction, dans quel but.
— Encore à te morfondre ? lance Jules en arrivant à la cuisine avec Stuart.
— Pas du tout, j'attends avec impatience que la fête commence, je réplique avec un enthousiasme exagéré.
Stuart secoue la tête et attrape une bière avant de s'assoir sur le tabouret en face de moi. Mon regard se porte vers les plateaux de bouffe, les bouteilles, et pendant un instant je me demande qui de Drew ou Tess va péter un cable en premier. À leur place, je ne voudrais que du calme, pas une grosse fête barbante.
— T'as raison, lance Jules à Stuart alors qu'il n'a rien dit. Je n'ai jamais vu un mec aussi heureux.
Je fronce les sourcils, puis lève les yeux au ciel. Un rire m'échappe face à la grimace de Stuart qui se contente pourtant d'avaler la moitié de sa bière.
— C'est mon frère qui vous a demandé de me parler ?
— Non, on fait ça de bon cœur, assure le mari de Sophia.
La sonnette retentit à nouveau, mais cette fois, Elise se charge d'aller ouvrir. Depuis ma place dans la cuisine, je vois très bien qui entre dans la maison. Et mon estomac se tord. Avant qu'elle ne croise mon regard, je me lève et m'approche de la porte qui donne sur le jardin. Je regrette que la pluie n'ait pas cessé.
— Tu sais, j'en connais un rayon sur les cœurs brisés, affirme Jules en venant se planter à côté de moi.
— J'ai pas...
Je ne termine pas ma phrase. À quoi bon? Ils le savent tous de toute façon. J'ai juste l'impression d'être l'idiot de la bande, celui dont tout le monde parle et se moque.
— J'ai un chalet dans les montagnes si t'as envie de t'enfuir.
— Ne me tente pas.
— Sinon tu peux aussi crever l'abcès et trouver quelque chose qui te redonne le sourire, propose Stuart.
Je me tourne vers lui, croise les bras, une hanche appuyé contre l'évier pour ne pas peser sur ma jambe et hausse un sourcil dubitatif.
— Comme quoi ?
— Une carrière ?
Je lève les yeux au ciel et me perche sur un tabouret pour soulager le poids sur ma jambe encore en mauvais état. Je suis passé du plâtre à l'athlète. D'après le médecin, dans quelques mois tout sera comme neuf.
— Je n'ai pas l'impression d'être bon à autre chose que foutre ma vie en l'air.
— Il paraît que t'as assuré pour l'accouchement. Tess n'arrête pas de dire qu'elle n'y serait pas arrivée sans toi.
— Elle exagère. Ou peut-être que les médocs l'ont fait halluciner. Je n'ai rien fait.
— T'étais là, souligne Jules. Et t'as pas tourné de l'œil.
Sa grimace en le disant me fait rire. Je ne lui pose pas la question, mais je suis sûr qu'il s'est effondré comme un château de cartes quand sa femme a accouché.
J'avoue que si ça avait été quelqu'un d'autre, je n'aurais sans doute pas été pris par l'émotion. L'adrénaline que j'ai ressenti, l'impression d'avoir été utile même si ce n'était que pour laisser Tess broyer ma main, ça m'a apporté une étrange sensation d'apaisement. Peut-être que, même si je le nie tout le temps, aider les autres comme mon frère me ferait sans doute du bien.
— Bonjour.
Une petite voix qui m'a hanté plusieurs jours s'élève depuis la porte de la cuisine. Je lève les yeux avec hésitation pour croiser le regarde de Sarah. Elle a l'air moins fatiguée, ses joues semblent avoir repris des couleurs. Mais elle est toujours aussi mince et fragile.
— Salut.
Stuart et Jules disparaissent après l'avoir saluée et même si j'aimerais les suivre, je me force à rester là, à la regarder sans détourner les yeux. Je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve, si tout a déjà été gâché. Y'a-t-il une infime chance de recoller les morceaux ? Ai-je envie de recoller les morceaux ? Je me suis perdu si loin.
— Ta jambe va mieux ?
Je hoche le menton, même si je ne suis pas certain que ce soit vrai.
— Tu veux t'asseoir ? Un truc à boire ?
Elle s'installe sur l'un des tabourets mais secoue la tête.
— Je ne vais pas rester longtemps.
— Pourquoi ?
L'étonnement dans ma voix lui fait redresser les épaules. Elle a l'air si fragile et pourtant si forte. J'ai eu quelques flashs de souvenir depuis notre rencontre à l'hôpital. Quelques brides de moment passés avec elle qui ont l'air heureux. Mais c'est comme un lendemain de cuite, je n'arrive pas à remettre les images dans l'ordre, ni à savoir si elles sont toutes réelles.
— J'ai une séance de chimio demain. Je n'ai pas une vie très palpitante ces derniers temps.
Ma poitrine se comprime et seul un « oh » pathétique m'échappe.
— Tu... hum...
Je ne sais même pas ce que je veux lui demander. Ma question est complètement déplacée et son refus va sans doute écraser un peu plus la boule dans ma poitrine qui essaye encore de battre.
— Comment ça se passe ? Ta tumeur... euh...
Oh je me sens pathétique. J'ai les mains moites et le cœur qui fait des sauts dans ma poitrine comme s'il essayait de se faire réanimer. Détournant le regard, je passe une main sur mon visage et serre les paupières un instant.
— La chimio fonctionne, d'après les médecins.
L'amusement dans sa voix me fait ouvrir les yeux. Les coudes sur le comptoir, elle est penchée vers moi, un petit sourire sur les lèvres. Je revois des moments amusants, une chute à la patinoire, sa manie de me voler ma casquette au lycée.
— Je ne suis qu'à la moitié du traitement. Mais les médecins sont confiants. Du moins, ils en donnent l'impression. Ce n'est peut-être que pour que je me batte et ne baisse pas les bras trop vite.
Elle hausse une épaule, baisse les yeux, et pendant une seconde j'y vois les larmes jaillir, mais elle les ravale bien trop vite. Son petit rire, je le connais. Elle ne veut que cacher les émotions qui la gagnent.
— Tu vas t'en sortir.
Ma main glisse sur la table pour attraper la sienne et je la serre brièvement. La détermination dans ma voix lui fait dresser un sourcil, comme toutes ces fois où elle essaye de savoir si je suis sérieux ou si je parle sans réfléchir. Je ne suis pas médecin et je ne vois clairement pas l'avenir, mais je sais que si elle ne s'en sort pas, je n'arriverai pas à le surmonter.
Le regard déterminé, cette flamme sauvage au fond de ses yeux, celle que je passais bien trop de temps à guetter, Sarah serre ma main en retour et affirme avec plus de conviction que je n'en ai jamais eu :
— On va s'en sortir.
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