Agonie

— Vous n'êtes pas avec moi aujourd'hui.

Je relève les yeux pour croiser le regard de ma psy. Assise dans son fauteuil, les jambes croisées, décontractée comme si nous prenions un café ensemble à discuter de la pluie et du beau temps, elle m'observe avec bien plus d'attention que je n'en ai l'habitude. Je me sens décortiqué, mis à nu devant son regard expert.

— J'ai beaucoup de chose dans la tête.

Elle sourit et penche la tête sur son épaule.

— L'opération de Sarah ?

Je hoche le menton et passe une main nerveuse dans mes cheveux. Mon pied n'arrête pas de tressauter.

— J'ai un mauvais pressentiment.

Sans un mot, madame Weber me fixe, patiente, parce qu'elle sait que je vais finir par parler tout seul.

— Une opération, ce n'est jamais sans risque. Tout le monde le sait. Et on m'a expliqué plusieurs fois que son opération a peu de risques. Mais... et si ça rate ? Si elle ne supporte pas l'anesthésie ? Si son cœur lâche ? Si je la perds ?

Mes derniers mots ne sont qu'un souffle alors que mon cœur agonise à cette idée.

— Qu'est-ce qui se passera ? me demande madame Weber de sa voix neutre, sans la moindre émotion.

— Quoi ?

— Si vous la perdez ? Qu'est-ce qui se passera ?

Je n'en a pas la moindre putain d'idée ! Sarah est tout pour moi. C'est elle qui me rend meilleur, qui me fait voir la vie avec un peu plus de couleur. Je n'ai plus l'impression de vivre dans le noir depuis que je l'ai rencontrée, mais si je la perds ? Est-ce que j'arriverai encore à voir les couleurs ? Est-ce que mes démons reviendront m'attraper pour de bon cette fois ?
Je serre les dents et secoue la tête pour ne pas laisser l'agonie me gagner.

— Je ne peux pas la perde.

— Pourquoi ?

— Vous êtes sérieuse ? Je ne peux pas, c'est tout ! Je n'y arriverai pas.

Ma psy hoche le menton et note quelque chose sur son carnet. J'imagine que si j'y jette un œil, je verrai écrit en grand « cas désespéré ». Cette idée m'arrache un rire sans joie et les yeux de ma psy s'écarquillent en m'interrogeant.

— Vous aussi vous l'avez compris ?

Son sourcil droit se lève, mais ses lèvres restent une fine ligne sans expression.

— Que je suis un cas désespéré ? Que je ne vaux pas le peine d'être sauvé ?

— C'est ce que vous pensez ?

— C'est ce que tout le monde pense. Il n'y a juste personne qui ose l'admettre.

Je détourne le regard pour ne pas affronter la pitié dans le sien et porte mon attention sur ses diplômes accrochés au mur. Combien de personne s'inquiètent pour elle ? Combien sont fières d'elle et se battront corps et âme pour son bien ?

— Vous pensez que votre frère vous considère ainsi ?

Mon point se serre et je me force à le relâcher avant de lui accorder à nouveau mon attention.

— Je suis une charge pour lui. Il n'avait pas vraiment le choix quand il m'a emmené avec lui. Ça ne veut pas dire qu'il a l'espoir de me voir devenir comme lui.

— Comme lui ?

— Un type bien, un héros, stable et capable de prendre soin de sa famille. Quelqu'un qu'on regrettera et pour qui on veut se battre.

Je sens ma colère revenir. Sournoise et brûlante au fond de mes entrailles. Mes poings se serrent et je fixe mon regard vers celui de ma psy, la défiant de me dire le contraire, de prétendre que je suis comme mon frère ou que je peux le devenir.

— Vous avez raison, réplique-t-elle à mon plus grand étonnement. Vous ne pouvez pas être lui.

Je pensais qu'entendre quelqu'un d'autre l'admettre me ferait me sentir mieux, rendrait ma colère plus légitime. Mais cette brûlure au fond de moi refuse de s'apaiser. Je me sens stupide et inutile.

— Vous pensez que je ne peux pas devenir quelqu'un de bien ?

— Est-ce ce que vous pensez de vous, Kyle ?

Un sourire sans joie étire mes lèvres.

— J'en sais rien.

Depuis le plus loin que je puisse me souvenir, j'ai cette colère en moi, au fond de mes entrailles, qui gronde et refuse de me laisser avancer. Cette rage sans raison qui me torture. Une personne bien n'est pas constamment en colère. Je suis trop dérangé pour être quelqu'un de bien. Mais j'aimerai tellement m'en débarrasser. Prendre toute cette colère et l'enterrer comme ma mère.
Mes paupières se ferment un instant et j'inspire profondément en forçant mes poings à s'ouvrir. Mes doigts sont crispés, aussi tendus que le reste de mon corps. Quand me suis-je réellement détendu pour la dernière fois ?

Le minuteur sonne et j'ouvre les yeux avec un mélange de soulagement et d'insatisfaction. J'ai l'impression d'avoir entrebâillé une porte que je ne pourrai jamais refermer. Une porte de laquelle trop de souffrance cherche à s'échapper.

***********

J'arrête d'agiter ma jambe en voyant le père de Sarah s'approcher. Dans la cafétéria de l'hôpital, attablé dans un coin, seul, j'observe la salle se remplir et se vider au fil des heures. Mon ordinateur est allumé mais son écran est en veille depuis un moment, parce que je suis incapable de me concentrer sur mes cours. Les feuilles devant moi ne portent que quelques lignes de notes et des gribouillis qui ne m'aident pas à me concentrer.

— Avale quelque chose, mon grand, dit Peter en posant un sandwich et une bouteille d'eau devant moi.

Mon poing se serre sous la table mais je force un sourire et hoche le menton sans toucher à ce qu'il a ramené.

— Comment se passe tes cours ?

Il veut vraiment parler de ça maintenant ? Son regard clair et ses rides lui donnent un air bien trop sympathique alors que je sais de quoi il est capable. Après tout, il m'a déjà jeté de force de sa maison après que Sarah m'ait fait entrer en leur absence. J'avais cru ma dernière heure arrivée. Mais étrangement, il n'a rien dit à Drew et m'a juste fait promettre, après une semaine sans avoir le droit d'approcher Sarah, que je ne viendrais plus jamais sans son autorisation.

— Je... hum...

Impossible d'aligner deux mots. Mon regard ne cesse de se tourner vers l'entrée de la cafétéria, où une grosse horloge indique l'heure comme si la vie de chaque personne dans cette salle était en suspend.

— Ça va bien se passer, Kyle.

Je ne sais pas s'il parle de mes cours ou de Sarah.

— Je suis sûr que ton frère est très fier de toi. Je le suis aussi.

Son clin d'œil est assez surprenant pour que tous mes muscles se contractent. Je n'ai pas l'habitude de passer du temps avec les parents de Sarah sans qu'elle ne soit dans les parages. J'ai rarement dîné chez eux, ou passé du temps dans leur maison. À vrai dire, je m'attends encore à devoir partir en courant parce qu'ils refusent que je sois avec leur fille. Comment peuvent-ils accepter que je l'approche alors qu'elle est si innocente et moi... je suis... moi.

— Je voulais te remercier, Kyle.

Encore des mots que je ne m'attends pas à entendre. Mon sourcil se dresse et mes épaules se tendent un peu plus.

— Cette épreuve est difficile pour nous, tu t'en doutes. Sarah a tout fait pour nous exclure de tout ça. Je sais que ce n'était que pour nous éviter de souffrir, mais vous verrez quand vous aurez un enfant. Ce n'est pas possible de ne pas souffrir pour eux.

Quand on aura un enfant ? Cette perspective n'était qu'un très lointain rêve enfouie sous une couche de malheur et de souffrance. Mais l'entendre le dire fait resurgir quelque chose que j'ai du mal à contrôler. Un sentiment de panique que mon cœur a bien compris si j'en crois son rythme soudainement effréné.

— Mais ne soyez pas pressés, hein ! Je suis trop jeune pour être grand-père.

Son rire n'atteint pas ses yeux. Comme Sarah, il fait tout pour berner les autres, faire croire que tout va bien, qu'il gère, mais au fond, s'il est comme sa fille, je sais qu'il est à l'agonie.

— Pourquoi vous me dites tout ça ?

Il hausse une épaule et jette un œil à l'entrée d'où approche la mère de Sarah.

— T'as réussi à le faire manger ? demande-t-elle en s'asseyant à côté de moi, en face de son mari.

Son regard tombe sur le sandwich que je n'ai pas touché et se yeux s'assombrissent avant de se tourner vers moi.

— Ne te torture pas autant, Kyle, souffle-t-elle en posant sa main sur mon poing.

Je le force à se relâcher, mais suis incapable d'ouvrir la bouche pour lui répondre.

— L'opération de Sarah va bien se passer.

Je secoue la tête, me demandant comment elle peut en être aussi sûre. Ne devrait-elle pas être en train d'agoniser comme moi, torturée par l'attente ?

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