Chapitre VIII : La Grande Porte
Je fus doucement réveillée par une lointaine odeur de sucre et de miels fleuris. L'appel de la nourriture avait toujours été plus fort que tout, et je décidai rapidement de ne pas faire attendre mon estomac plus longtemps.
Je m'étirai de tout mon long, savourant cet état de semi-conscience caractéristique des matins comme celui-ci. Les éclats du soleil artificiel créé par le docteur Alphys s'infiltraient au travers des fins rideau de soie jaune et illuminaient la pièce d'une manière surréaliste. Grâce à eux, les ombres grandissaient sans pour autant être effrayantes. La pièce, elle aussi, se réveillait lentement, rallumant les couleurs fanés d'un bureau, d'une armoire, de ce simple bouquet de boutons d'or. J'étais spectatrice d'une nature qui sortait de sa torpeur, et cette simple idée me mit du baume au coeur. Décidément, la journée commençait bien.
J'entrepris de me lever. Ma tête, comme souvent, tournait légèrement, mon esprit encore embrouillé par les vestiges d'un sommeil trop léger. Aujourd'hui, c'était le grand jour. Il fallait que j'annonce à Toriel mon départ et rejoigne la ville voisine. Ma détermination était à toute épreuve, mais mes pensées demeuraient secouées par le doute : qu'allais-je faire, une fois arrivée dans la prochaine ville ? Comment retrouverais-je cet allié dont Mère m'avait parlé, cet inconnu aux yeux bleus ? Je ne savais rien de lui, comment pourrais-je le reconnaître dans la foule ? Des centaines de monstres devaient avoir les yeux bleus... En quoi se rendrait-il utile ? Accepterait-il au moins de me venir en aide ? Question secondaire : où allais-je passer ma prochaine nuit ? Je n'étais pas vraiment rassurée, d'autant plus que je craignais la réaction de Toriel. Je ne voulais pas la laisser seule, comme tous les autres enfants qui m'avaient précédée. Elle ne supporterait pas davantage de pertes humaines... Mais, comme je lui avais déjà expliqué, je n'avais pas vraiment le choix. Je devais retrouver mon père et sauver l'Underground... Si Mère ne me mentait pas tout du moins.
Je sortis de la pièce et m'empressai de rejoindre la cuisine, d'où venait ce parfum si alléchant. L'horloge indiquait à peine huit heure et demie, pourtant je bouillonnais déjà d'énergie. La détermination...
Je fus extrêmement surprise (et remplie de joie) de voir Toriel s'affairer à la préparation de crêpe. Un peu plus et je sautais dans ses bras. Ça faisait tellement longtemps que je n'en avais pas mangé !
« Bonjour, mon enfant. Bien dormi ?
- Bien sûr. Et toi ?
- J'ai fait un cauchemar, impossible de me rendormir... Alors je me suis occupée, j'ai préparé le petit déjeuner.
- Tu te souviens de ton rêve ? »
Ses yeux, qui étaient alors rivés sur le saladier en verre, se plongèrent aussitôt dans les miens. Des pupilles dilatées, gonflées par l'effroi. Un teint éteint, comme mon père en avait longtemps eut le secret après la disparition de maman. Une peur intense, qui suintait de tout son être.
« J'aurais bien voulu oublier ces images. », déclara-t-elle avec une lenteur à vous briser le coeur.
Et il y eut son sourire. Ce sourire faux qui ne relevait que les déchirures de son âme. Derrière ses canines pointues plongeait un trou béant. Un gouffre dont tout l'amour avait été aspiré, laissant en son sein un coeur vide et torturé. Gouffre auquel j'allais contribuer, je le savais. Derrière sa bienveillance naturelle et son aura protectrice, Toriel était profondément blessée. Peut-être ne voulait-elle pas que quiconque subisse la solitude, l'abandon ou la perte d'êtres chers, la souffrance, sa souffrance, celle qu'elle avait trop connu depuis son enfance, depuis l'exil de sa race.
« Tu veux en parler ?
- Ça... », elle hésita, puis replongea ses yeux dans la pâte. « Ça ira. Ce n'est qu'un rêve. Pas la réalité. La réalité est ici, avec toi. »
Cette remarque me fit l'effet d'une décharge électrique. Non Toriel, cette réalité allait bientôt prendre fin. Tous ces moments que nous avions partagés deviendraient des souvenirs; l'oubli arrondirait les bords, rendrait floues les images, effacerait les visages. Un jour, mes jours au sein des ruines seraient aspirés par le Néant. Tu oublierais mon existence, toi aussi...
Il n'y avait rien d'autre à ajouter. Le silence demeurait, plein et rond, à la fois si paisible et déstabilisant. Les mots, à ce moment-là, auraient été de trop, comme tout le reste. Nous ne laissions bercer par nos soupirs mélancoliques, nos regards lassés. Enfermées dans une bulle qui nous éloignait du monde et de sa réalité, sa fichue réalité...
L'odeur des crêpes remplissait le vide autour de nous, ainsi que nos cœurs dénués d'amour.
« Si ça ne va pas, Tori, je suis là pour toi, tu le sais... »
Sa patte blanche se resserra sur le fouet en bois qui lui servait à mélanger la pâte, et ses yeux se reportèrent sur moi. Cette fois-ci, l'effroi laissa place à la colère. Elle essayait de la dissimuler, presque désespérément. Cacher un perroquet parmi des pigeons aurait sûrement été plus aisé. Je reculai d'un pas.
« Ne m'appelle pas Tori. », sa voix tremblait légèrement, comme si elle essayait de retenir tout ce qui remontait en elle. « Je ne veux plus jamais entendre ce surnom. »
L'atmosphère chaleureuse qui s'était formée entre nous depuis quelques jours commençait à se fissurer, pareille à un œuf près à éclore. Qu'en sortirait-il ? Probablement les pleurs et l'incompréhension, un condensé de haine dont je plaidais coupable.
« Je suis désolée Toriel. », ma voix tremblait également. « Je ne voulais pas... »
La femme-chèvre lâcha le fouet et enfouit son visage dans ses mains en un long soupir. Ceci fait, elle me caressa la tête, peut-être juste pour m'empêcher de culpabiliser. Mais mes fautes ne s'effaceraient pas.
« Ce n'est rien. Excuse-moi, je... Je suis fatiguée. Tu serais très gentille si tu pouvais mettre le couvert pendant que je cuis les dernières crêpes. Ce sera bientôt prêt. »
Je m'exécutai, saisissant cette occasion d'éviter une nouvelle situation gênante. Je sortis la vaisselle de porcelaine bleu et blanche, fourchettes et couteaux, ainsi que le sucre, le miel et la confiture. J'y ajoutai un panier de fruits frais, une bouteille de lait et une cafetière remplie de ma source d'énergie quotidienne. Ceci fait, je jetai les jonquilles fanées du bouquet reposant sur la table du salon.
Quelques minutes plus tard, Toriel et moi nous mirent à table. Je salivais d'avance devant cette pile de crêpes à l'allure si appétissante. Cependant, le regard qu'affichait mon hôtesse me serrait le coeur. Elle cachait ses sentiments distordus derrière un masque qu'elle pensait infranchissable, mais j'avais appris à voir au travers des fissures. Comme avec mon père, Nathanaël, et bon nombre de mes camarades de classe. Elle ne se doutait pas que j'allais bientôt lui annoncer mon départ...
« Alors, comment tu les trouves ?
- C'est délicieux Toriel, comme d'habitude.
- Heureuse de l'entendre. »
Elle me sourit de nouveau, mais la panique semblait prendre possession d'elle, chaque seconde un peu plus. Je me resservis une crêpe, cherchant mentalement un moyen de l'aider alors que je ne connaissais même pas la source de ses souffrances. Je ne pouvais pas la laisser dans cet état. Pourtant, je savais que j'allais empirer la situation, dans très peu de temps.
« Oh, tu as oublié de prendre le jus d'orange dans le réfrigérateur.
- Effectivement, désolée. Je vais le chercher.
- Ne t'embête pas, j'y vais. », elle se leva et se dirigea vers la cuisine. « J'ai beaucoup réfléchi cette nuit et je me suis dit que ce serait très agréable d'inviter Croâpaud et ses parents à manger demain à la maison. Qu'est-ce que tu en penses ? », j'entendis le fracas du frigo qui se ferme, ou peut-être était-ce celui de l'étau qui me comprimait le coeur.
« Toriel, je... »
Elle réapparut dans l'encadrement de la porte, la bouteille en verre de jus de fruit contre sa poitrine. Son sourire solaire me fit culpabiliser. Comment pouvait-elle continuer à sourire ainsi ?
« Il n'y aura pas de demain. », me contentai-je de déclarer, me mordant la lèvre pour ne pas pleurer.
La bouteille s'écrasa aussitôt au sol, explosant en un vacarme épouvantable. Le jus se répandait sur le parquet usé par les années, comme les ténèbres dans mon corps. Spectatrice de cette pathétique scène, je vis bientôt apparaître des larmes aux coins des yeux de Toriel. J'en étais l'unique cause.
« Je quitte les ruines aujourd'hui. Je ne peux pas me permettre de rester ici plus longtemps. »
Les larmes roulaient sur ses joues, humidifiant sa fourrure blanche. Je voulais me cacher, disparaître, être partout sauf devant cette femme que j'aimais autant que je venais de la blesser. Paralysée par la souffrance qui me prenait à la gorge, mes mots durs commençaient à détruire ce silence froid et oppressant. Je comblai la douleur par quelque chose de plus noir encore.
« Toriel, je suis désolée, tellement désolée. Je n'ai jamais voulu te faire de mal, te voir pleurer. Je suis désolée. Je ne vaux pas mieux que tous les humains qui t'ont fait souffrir par le passé. J'aurais voulu rester avec toi, me nourrir de tes si beaux sourires, continuer de te voir si rayonnante... Découvrir cette femme-chèvre qui me rappelait tant ma mère disparue, dont les talents me dépassent... Toriel, pardonne-moi. Je t'aime, tu resteras toujours pour moi mon guide dans l'Underground, l'épaule sur laquelle me reposer, une seconde mère. Ta présence m'a permis de me sentir bien dans ce monde qui ne m'appartient pas. Merci pour tout ce que tu as fait pour moi, je ne t'oublierai jamais.
- P-pourquoi ? »
Elle hoquetai et reniflai, sans pour autant bouger. Son regard se vidait de toutes émotions, comme si, eux aussi, avaient été aspiré par le Néant. Je ne pouvais pas soutenir ce regard.
« Mon père... Il faut que je le retrouve, avant qu'il ne soit trop tard. Plus je reste dans l'Underground, moins j'aurai de chance de survivre. Je ne suis pas en sécurité ici.
- Je ne t'ai pas donné assez d'amour, c'est ça ? Tu ne t'es pas sentie à l'aise sous mon toit ? Tu me détestes ? »
Alors que sa voix chevrotante se transformait en cris désespérés, je sentis toutes mes forces m'abandonner. Mes larmes blessaient mes muqueuses, emplissaient mes poumons, m'empêchant graduellement de respirer. Je perdais tous mes moyens. Quels mots risquaient de la détruire davantage, lesquels pourraient recoudre ses déchirures ?
Je me levai et lui fis face sans un bruit. Quand je vis ses yeux humides plonger dans les miens, qui ne tarderaient pas à se remplir de perles de sel également, je n'hésitai pas une seconde et la pris dans mes bras. Chacun de ses muscles étaient raidis par un sentiment d'abandon, de déception et d'incompréhension à cause de moi. J'enfouis ma tête au creux de son cou, me mettant sur la pointe des pieds pour atteindre sa hauteur.
« Toriel... Je me suis rarement sentie aussi bien avec quelqu'un. Tu m'as accueillie de la plus belle des manières, je n'aurais pas pu rêver mieux. Ne t'en fais pas pour ça... Et si mon père ne m'attendait pas, si j'avais ma place dans ce monde, j'aurais aimé rester des années avec toi au sein de ces ruines. Lire des livres merveilleux, découvrir l'étendue de tes talents culinaires, entendre tes histoires d'avant l'Underground, en apprendre plus sur tes enfants... Passer tout ce temps avec toi, m'enfermer dans cette bulle confortable et apaisante... Mais je ne peux pas Toriel, je ne peux pas... », chacun de mes mots sonnaient comme des excuses.
« Si tu quittes les ruines, Asgore va essayer de te tuer. Mon enfant, ne pars pas...
- Je te l'ai dit : je n'ai pas prévu de mourir. Tant que je resterai déterminée, rien ne pourra m'arriver.
- Ce n'est pas parce que tu as décidé de ne pas mourir que ton âme ne se brisera pas.
- Au contraire. Je te fais une promesse Toriel : je reviendrais te voir. Une fois que j'aurai quitté l'Underground et prévenu mon père, je retomberai dans les ruines. Alors, je pourrai y passer autant de temps qu'il le faudra. Je respecte toujours mes promesses, alors ne t'en fais pas. Je ne mourrai pas.
- Mon enfant... », elle enroula ses bras dans mon dos. « Je t'en supplie, n'allonge pas la liste des morts...
- J'y veillerai. Au nom de notre promesse, aucun humain ne mourra de nouveau. »
Je me séparai d'elle, un peu à contre-coeur. Même en pleurs, elle restait d'une beauté à couper le souffle. C'en était presque vexant, et surtout très culpabilisant. Qui étais-je pour ternir le splendide visage de cette femme-chèvre de ténèbres ? Je séchai ses larmes du bout des doigts, comme si je cueillais des étoiles dans la neige.
« Quand comptes-tu partir ?
- Il faut que j'aille faire mes adieux à Croâpaud et que je rassemble mes affaires, je ne sais pas...
- Si tu veux atteindre la prochaine ville avant la tombée de la nuit, il ne faut pas que tu tardes. Je vais préparer tes affaires et le déjeuner. Va voir ton ami pendant ce temps. Tu pourras partir après le repas.
- Merci infiniment Toriel. Je te serais infiniment redevable.
- Même si ça me fait souffrir et que je crains pour ta vie, je ne peux pas me résoudre à te garder enfermée dans ces ruines. Même avec des amis, on en fait vite le tour. Une fille comme toi a besoin d'espace et de liberté. Si je te forçais à rester ici, tu finirais pas être malheureuse...
- J'ai toujours vécu à l'extérieur. J'ai passé mon enfance à jouer dans la montagne de ma petite ville, à me baigner dans les rivières, à regarder les étoiles. Effectivement, si je restais cloîtrée dans cette grotte, je serais triste, un jour ou l'autre. Merci de comprendre Toriel.
- Tu vas grandement me manquer, mon enfant...
- Toi aussi... Tu es la meilleure chèvre humanoïde que j'ai jamais rencontré.
- Parce que tu en as rencontré d'autres ? »
Et elle éclata de rire. Ce que je ne tardai pas à faire, en dépit de la situation. Les notes sonnaient comme des clochettes, commençait à recoudre nos déchirures. Un peu de lumière dans ces ténèbres qui ne tarderaient pas à nous engloutir.
« Dépêche-toi d'aller retrouver Croâpaud, profitez de vos derniers instants tous les deux...
- Tu n'es pas fâchée ?
- Non, ce serait stupide. Ne t'en fais pas pour moi. Cours le voir, tu n'as pas beaucoup de temps, je me trompe ?
- Merci de comprendre Toriel. Je te le revaudrais. »
Je ne pris pas la peine de ranger la table, ni d'aller me doucher. Je filai directement dans ma chambre, prenant conscience que chaque seconde serait précieuse lors de mon combat contre le soleil. Je me contentai juste d'enfiler une robe-pull grise et ma paire de chaussures.
Quand je claquai la porte d'entrée derrière moi, j'entendis les sanglots étouffés de mon hôte, ou peut-être était-ce le bruit de son coeur qui se brise comme du verre.
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C'est ainsi que je quittai la demeure de Toriel, les cheveux en bataille et les traits encore tirés par ma courte nuit. Je courais après le temps, après le sourire de mes amis, après les lointains murmures de ma "mère". Je courais après quelque chose que je désirais mais que je ne connaissais pas encore. Je courais vers quelque chose de grand, de tellement grand, mon destin peut-être ? Je courais pour me prouver que j'étais en vie, que ma détermination me sauverait, que rien ne pouvait m'atteindre.
Les salles défilaient les unes après les autres, le rouge des murs décrépis semblait me poursuivre où que j'aille. Du rouge, du rouge, toujours du rouge. Aussi terne que mes yeux embués de fatigue, que mes sourires faux lorsque je repensais à Nathanaël. M'attendait-il là-haut ? S'en voulait-il de m'avoir quittée ainsi ? Qui, à la surface, se souciait de ma disparition mystérieuse, excepté mon père ? Une vague de culpabilité déferla sur mon coeur dont je n'entendais plus que les battements irréguliers. Pendant que je m'amusais avec mes amis monstres, lui devait croire à mon enlèvement, voire ma mort, comme avec maman. Je craignais de savoir dans quel état il pouvait bien se trouver. Si je n'étais plus là pour éviter que les cordes qui le maintiennent debout ne se brisent, je ne savais pas le temps avant qu'il ne s'effondre... définitivement. Décidément, j'étais la pire des idiotes.
C'est le souffle coupé et le sang battant à mes tempes que j'aperçus enfin les grands yeux gris de Croâpaud, assis tout seul contre un mur à moitié effondré. Il faisait rouler un ballon d'un geste las, cherchant un moyen de s'amuser sans vraiment y arriver. Je sentais la sueur me coller à la peau, mais je n'en tins pas compte : ni une ni deux, mon petit monstre préféré était déjà dans mes bras.
Il poussa un petit cri de surprise, visiblement étonné de mon action. Ce son aigu, semblable à celui d'une petite fille, était on ne peut plus adorable.
« Frisk ! Tu viens tôt ce matin !
- C'est parce que tu me manques trop, petit coquin ! », ris-je.
« Moi aussi tu m'as manqué ! »
Il aurait fallu que je lui dise. Que je lui explique qu'il s'agissait de nos derniers éclats de rire, de nos derniers jeux, de nos derniers instants partagés ensemble. Que ces quelques jours ne pouvaient malheureusement pas s'étendre à l'infini. Mais il y avait son regard d'enfant, ses petites mains tremblantes contre mon coeur et la maladresse de ses mots : je n'arrivais pas à me résoudre à lui faire du mal, à lui annoncer mon départ, à lui dire que c'était fini.
« Emoplasme et Légumoïde ne doivent pas encore être levés, mais on peut jouer quand même ! »
Ça, c'était un problème. Parce que si les deux petits monstres ne venaient pas, Croâpaud serait encore plus mignon, et je serais bien incapable de me contrôler. Avec ses immenses pupilles d'ange, j'allais me mettre à pleurer, à un moment ou à un autre.
« Ça va pas ?
- Si, pourquoi ?
- Je sais pas... Je te vois, pourtant c'est comme si tu étais pas là. Tu as l'air absente.
- Tu dis des choses bien trop matures pour un garçon de ton âge. Ne t'inquiète pas pour moi. »
Pourtant je me mordais la lèvre pour empêcher mes mains de trembler, que je resserrais dans son dos. Ce corps si petit, si fragile que je portais, pareil à la porcelaine, m'était extrêmement précieux. Je ne pensais pas un jour pouvoir tisser de tels liens d'amitié avec un enfant, qui plus est un monstre-grenouille. Ses mots doux et tendres avaient balayé mes doutes, posé un voile sur le visage de Nathanaël, sans que je puisse toutefois l'oublier. Avec lui, je me sentais tellement bien. Peut-être parce que son innocence et ses sourires me rappelaient cette époque bénie où Elena, ma mère, partageait encore ma vie; ou celle ou le bonheur et la candeur faisait partie intégrante de mon corps. Malheureusement, tout ceci était révolu, et depuis bien trop d'années. J'espérais au fond de moi que l'avenir de Croâpaud ne serait jamais terni par quelques sombres nuages nommés par exemple "décès", "maladie", "échec", "rejet", "harcèlement" ou encore "dépression". Plus que tout, je voulais qu'il trouve le rayon de soleil qui lui permettrait de développer sa détermination, de ne jamais se laisser abattre. Il fallait qu'il vive, aussi intensément que cela puisse être.
« On joue à quoi ? », demandai-je finalement au concerné, qui s'extirpait déjà adroitement de mes bras.
« Je ne sais pas, à quoi tu veux jouer ? J'ai pas trop envie de courir, mais tant que ça te fait plaisir, ça me va.
- On pourrait peut-être se balader un petit peu ? Parler comme des grands.
- Mais tu es déjà une grande Frisk !
- J'espère que tu mens ! Les adultes sont bien trop ennuyants. Je n'ai pas envie de vieillir, je veux rester une enfant comme toi toute ma vie. Malheureusement je deviens trop mature pour ça. Ça me rend un peu triste.
- Tu peux devenir une adulte mais garder une âme d'enfant, non ?
- Comment peux-tu dire de si belles choses à ton âge ? Décidément, tu es le plus parfait des petits monstres que j'ai pu rencontrer.
- Arrête Frisk... »
Ses joues s'empourprèrent d'un coup, et voir mon petit Croâpaud si intimidé me fit comme l'effet d'une décharge électrique. Je ne voulais pas le quitter, pas lui, pas maintenant. Pourtant il le fallait, je n'avais pas d'autres choix. Mère avait dit que je le reverrais plus tard... Mais qu'entendait-elle par là ?
« Allons marcher, petit monstre. »
S'il n'avait pas été si petit justement, je lui aurais attrapé la main et j'aurais fait en sorte de ne jamais la lâcher. Je me contentai de l'observer, essayant vainement d'encrer dans mon regard la chaleur de ses yeux, la lumière de ses sourires, la pureté de ses traits.
« Tu es sûre que ça va ?
- Pourquoi est-ce que tu reposes cette question ? », je le fixai de plus belle.
« Tu es différente aujourd'hui. Tes cheveux sont mal coiffés, tu as volontairement mis une robe, couru jusqu'ici pour me trouver, et tu me regardes pas comme d'habitude. Il s'est passé quelque chose ?
- Si tu veux bien, mon petit, nous reparlerons de ça plus tard. Ce n'est pas le moment.
- Pourquoi tu veux pas me dire ?
- Je sais que ce n'est pas facile pour toi, mais essaie de comprendre. J'ai envie de passer du temps avec toi, et ce serait dommage de gâcher tout ça avec des conversations sérieuses. Tu ne crois pas ?
- C'est pas grave au moins ?
- Malheureusement, je pense que si...
- Frisk... »
Mon prénom sonnait comme une prière, probablement pour que le Néant ne vienne pas ternir notre relation naissante.
« Quel serait le plus beau cadeau qu'on puisse te faire ? », demandai-je alors.
Il me scrutait avec des yeux ronds, cherchant probablement à lire les réponses sur ma peau. Il fallait avouer que ma question tombait un peu comme un cheveu sur la soupe.
« Le problème avec les cadeaux, c'est qu'on s'en lasse vite. Mais je pense que je donnerais tout ce que j'ai pour aller voir les étoiles de la surface, juste une fois. »
Ce souhait était à la fois extrêmement touchant et particulièrement horrible : actuellement, j'étais la seule à pouvoir le réaliser, mais en avais-je vraiment les capacités ? Parviendrais-je à sortir l'ensemble des monstres de l'Underground, ou en sortirai-je seule, n'écoutant que mon égoïsme comme je m'apprêtais à le faire ? Je ne pouvais pas encore répondre à ces questions, et d'une certaine manière l'ignorance me rongeait plus que les réponses elles-mêmes.
« Croâpaud, écoute-moi bien, car je ne vais pas rester longtemps. Je réussirais à te sortir d'ici, et nous irons voir les étoiles ensemble, rien que tous les deux. Cela prendra du temps, mais un jour, tu verras... Je te le promets.
- Mais Frisk, je suis un monstre, je pourrai jamais franchir la barrière...
- Si c'est la barrière qui t'empêche de venir avec moi, alors je la briserai. Si c'est pour te faire plaisir, rien ne me pourra m'effrayer. D'accord ?
- Frisk, tu es un super-héros !
- Tu pourras me le dire lorsque tu verras les rayons du vrai soleil, et pas celui qu'a créé le docteur Alphys. En attendant, ne perds jamais confiance. Tant que tu crois en moi, j'accomplirai l'impossible.
- Je te le promets Frisk. Je te le promets. »
Son sourire d'ange finit par me convaincre que malgré tout, je faisais le bon choix. Je ne quittais pas les Ruines uniquement pour mon propre bonheur, mais aussi pour l'ensemble des monstres. Je me battais pour leur liberté future et, si c'était pour tous les sauver, ma vie valait bien d'être mise en danger. Je ne pouvais pas me permettre de perdre, au nom de tous ceux qui croyaient en moi. Voilà mon destin.
« Bonjour Croâpaud, bonjour Frisk ! Ça va ? »
La voix lointaine de Légumoïde me sortit de mes pensées. Il arrivait au bon moment.
« Ça va.
- Tu as oublié de te coiffer ce matin, Frisk ? », m'interrogea la carotte vivante.
« Est-ce que c'est si moche que ça ? », m'insurgeai-je.
« Non, moi je trouve pas ça moche. », intervint ma grenouille préférée. « De toutes façons, Frisk, elle est toujours jolie.
- Tu dis ça parce que tu es amoureux ! », ricana Légumoïde.
« C'est même pas vrai !
- Ouh le menteur, il est amoureux ! », chantonna la carotte, se balançant d'avant en arrière.
« Les garçons, arrêtez... », demandai-je, rouge d'embarras.
« Frisk, il ment !
- Pourquoi t'es tout rouge alors ?
- Parce que c'est gênant !
- Je dis juste la vérité !
- Arrête de te moquer de moi ! », gémit le garçon.
« Tu es même pas assez courageux pour le lui dire !
- Tu racontes que des bêtises ! Je suis assez courageux si je veux.
- Les garçons ! », les priai-je.
Croâpaud vint se blottir derrière mes jambes tout en faisant la grimace à son ami. Les chamailleries entre petits garçons m'avaient toujours un peu dépassées. Entre filles aussi, d'ailleurs. Pas étonnant que mes amis se comptent sur les doigts d'une main, et j'avais pris l'habitude de garder les poings fermés.
« Vous vous comportez comme des bébés ! Arrêtez de vous disputer, ça ne sert à rien.
- Mais...
- Il n'y a pas de "mais" qui tiennent. Faites la paix et on n'en parle plus.
- Désolé. », firent les deux enfants en chœur, les yeux rivés vers le sol.
« Bon, maintenant que tu es là Légumoïde, on pourrait peut-être jouer au foot, ou à chat ? Qu'est-ce que tu préfères ?
- Chat !
- Ça te va Croâpaud ?
- Oui, je suis super fort ! »
Nous rîmes de bon coeur, savourant ces derniers instants de bonheur. Les parties se sont naturellement enchaînées, rompant le silence habituel de notre terrain de jeu avec nos éclats de voix, nos respirations haletantes et difficiles sous l'effort, nos cris, nos rires. Enrichies de notre présence, les ruines semblaient reprendre vie.
~~~~~~~~~~~
« Frisk, j'ai faim ! », se plaignit Légumoïde.
Je scrutai ma montre : midi passé. Nous devions tous rentrer dans nos logis respectifs afin d'y partager le repas. Il était déjà l'heure des adieux...
« Il faut que je rentre manger, sinon mes parents vont s'inquiéter. », ajouta Emoplasme, qui s'était joint à nous quelques heures plus tôt.
« Oui je comprends...
- On fait le chemin ensemble, Emoplasme ?
- Ouais, bien sûr. » lui répondit-il. « À plus tard Frisk, on se voit après manger !
- À tout à l'heure ! », ajouta Légumoïde.
Croâpaud se tenait derrière moi, calant sa tête contre mes tibias. Une infinie tristesse remontait en moi, et elle ne mettrait probablement pas longtemps avant de se transformer en larmes.
« Attendez les garçons, il faut que je vous parle de quelque chose... », fis-je alors que les deux monstres commençaient à s'éloigner.
« Tu nous diras plus tard, il faut qu'on se dépêche !
- C'est important...
- On verra ça après manger !
- Ce ne sera pas long...
- On est déjà en retard, on en reparle cet après-midi, d'accord ?
- Oui, d'accord. », me contentai-je de soupirer, ma voix tremblante d'émotion.
Cette fois-ci, ils partirent pour de bon. J'attendis que leur silhouettes ne forment plus qu'un point mouvant dans l'obscurité, les larmes s'accumulant aux coins de mes paupières. Je n'avais pas pu me résoudre à leur dire au revoir. Les remords me serraient déjà le coeur comme un étau. Certes, les deux garçons avaient essayé de me tuer, mais depuis j'avais eu le temps de m'attacher à eux : nous avions passé presque tout notre temps ensemble. Bientôt ils ne seront plus que des fantômes, puis des souvenirs, jusqu'à ce qu'ils soient engloutis dans l'oubli.
« Ça ne va pas, hein ? »
Ses intonations enfantines me sortirent de mes rêveries. Je voulais parler, mais les mots refusaient de franchir la barrière de mes dents. Ils restaient là, au fond de moi, et ne tarderaient pas à se retourner contre mon âme. Comme des arrêtes de poisson qui ne passent pas.
« Qu'est-ce qu'il y a ? »
Une première roula sur ma joue, suivie de dizaines d'autres. Ma gorge brûlait, l'eau salée froissait les contours de mon ami, me plongeant dans une distorsion pathétique.
« Tu pleures ? »
Je répondis par un sanglot sourd et des reniflements répugnants. Mes jambes tremblaient comme des feuilles, distordues elles aussi.
« Frisk, réponds-moi... »
Le visage de Croâpaud passa de la joie à la tristesse, ou plutôt à l'inquiétude. Il ne tarda pas escalader mon épaule, enroulant ses petits bras dans ma chevelure désordonnée. Ses mains étaient si froides qu'il m'arracha de nouveaux frissons.
« Ça me rend triste de te voir pleurer. »
Mon ange, comme j'aimerais stopper ces fichus pleurs, gommer l'incompréhension de ton visage...
« Tu n'arrives plus à parler, hein ? »
Je hochai positivement la tête, avant de cacher mon visage dans mes mains. J'étais pathétique.
« Tu veux que je te laisse tranquille ?
- Non... S'il te plaît, ne pars pas... », réussis-je à articuler.
« Regarde-moi... »
Je plongeai mes yeux dans les siens, d'un gris lunaire. Je n'y avais jamais fait attention auparavant, mais je pus y déceler les flammèches de l'affection et du désir. Armé de son sourire à en fendre le coeur et de ses iris argentés, il essayait tant bien que mal d'anéantir mes démons. Malheureusement, ça ne suffirait pas, mais je me gardai bien de lui dire.
« Mon petit monstre... », soupirai-je, ma voix partant dans les aigus.
« J'ai le temps Frisk, ne te presse pas. Attends d'être calmée...
- Mais moi, je n'ai pas le temps... », je reniflai. « Il faut que je te parle de quelque chose, et après... », je laissai ma phrase en suspens, mon coeur se serrant encore un peu plus.
« Je t'écoute.
- En fait... » hésitai-je, peinant à trouver mes mots. « C'est... C'est la dernière fois que je venais jouer avec vous.
- Quoi ? »
Sa voix monotone ne traduisait aucun sentiment. Comme si mes assemblages maladroits de lettres avaient volé son âme et toutes ses émotions, ne laissant derrière eux que le vide, le Néant. Ses pupilles perdirent de leur éclat, il me serra plus fort.
« Ta blague est pas drôle, Frisk. »
Des perles salées apparurent au coin de ses paupières. Je venais de briser ses espoirs et notre bulle confortable, juste par ma présence et quelques mots aussi tranchants que des poignards.
« Ne rends pas les choses plus difficiles, je t'en prie...
- Pourquoi ? Pourquoi tu veux partir ?
- Il faut que je quitte les Ruines. Je dois retrouver mon papa, sauver tous les monstres, et il y a cette petite fille qui essaie de me tuer...
- Il y a une fille qui veut te tuer ?
- Oui. Plus je reste ici, plus vite elle pourra prendre possession de moi.
- Mais qui c'est ?
- Je n'en ai aucune idée, mon petit...
- Je veux pas que tu partes, Frisk, s'il te plaît...
- J'aimerais rester... Vraiment. Mais je n'ai pas le choix. Je suis désolée, tellement désolée... »
Les larmes de mon ami vinrent humidifier mes joues et mes cheveux, dans lesquels Croâpaud s'enfouissait chaque seconde un peu plus. J'aurais voulu l'aspirer, comme le font les sables mouvants, le garder à mes côtés tout au long de mon aventure... Cependant, je savais que ma vie allait être mise en danger de nombreuses fois, et je n'avais aucune intention de l'entraîner dans mes ennuis.
« Pourquoi tu l'as pas dit plus tôt ? »
Sa voix se voulait douce et calme, mais elle tremblait tout autant que la mienne.
« Je savais que tu réagirais comme ça, mon ange... Je ne voulais pas que tu me vois différemment. C'était égoïste et stupide de ma part, pardon. Pardon...
- Frisk, s'il te plaît, ne pars pas...
- Croâpaud, je...
- Emmène-moi avec toi en dehors des ruines ! Je serai gentil, je te le promets ! Je connais bien l'Underground, je pourrais t'aider ! », enchaîna-t-il à toute vitesse, comme pour se rassurer.
« Tu sais que c'est impossible, petit ange. Beaucoup de monstres vont vouloir me tuer. Si tu restes avec moi, tu finiras par souffrir... Je t'aime trop pour revoir cette souffrance sur ton visage.
- Non, tu m'aimes pas ! Si tu m'aimais vraiment, tu aurais tout fait pour que je puisse t'accompagner ! », cria-t-il de colère.
« Pense à Emoplasme et Croâpaud, tes parents... Ils t'aiment, eux aussi. Tu les connais depuis si longtemps, tu ne peux pas les laisser tomber. Fais comme si je n'étais qu'une humaine un peu stupide avec qui tu aurais passé quelques jours. Oublie-moi, ou tu continueras de souffrir...
- Mais moi, Frisk, je t'aime ! Tu peux pas me laisser !
- Tu ne m'aimes pas, tu m'idéalises. C'est différent. Tu ne connais pas le vrai amour, Croâpaud...
- Je te dis que je t'aime ! »
Il me serra si fort le crâne qu'il semblait avoir compressé mon cerveau. Ma peau devenait brûlante à son contact, les larmes signant notre extrême proximité. Mon coeur battait la chamade dans ma cage thoracique, et une douce chaleur se répandait dans mon bas-ventre. "Je t'aime..."? Depuis quand ne croyais-je plus en la puissance de ces trois mots ?
« Ne dis pas de bêtises, voyons... Tu ne peux pas m'aimer, tu me connais seulement depuis quatre jours. Tu es un monstre, je suis une humaine...
- Et alors ?
- Le vrai amour se construit. Le coup de foudre ça n'existe pas, et ça n'existera jamais.
- Pourquoi tu dis des choses aussi horribles ?
- Je ne...
- En fait, tu ne comprends pas ce que je ressens. Tu n'as jamais compris. Pour toi, je suis qu'un bébé ! Mais non, je suis un grand garçon. J'ai été bête de penser que tu pouvais m'aimer...
- Je t'aime, petit monstre... Mais pas de la manière dont tu l'entends. Je t'aime comme une petite fille aime son ami, ou une fille aime son petit frère. Et toi, tu m'aimes comme une grande soeur, celle que tu n'as jamais eu, mais pas comme un vrai amoureux. Tu te trompes sur tes propres sentiments...
- Pourquoi tu n'essaies pas de comprendre ? »
Il sauta aussitôt de mes bras, le visage plein de larmes. Je fis quelques pas en sa direction mais mon ami s'empressa de reculer. Notre univers s'effondrait sous nos pieds, laissant derrière lui uniquement des pleurs, des regrets et des cœurs meurtris par des mots trop durs.
« Croâpaud, ne te fâche pas, je ne voulais pas te faire du mal...
- C'est trop tard ! T'es bête Frisk, j'aurais jamais dû m'attacher à toi ! En vrai, t'es comme tous les autres humains, toujours là pour faire souffrir les autres !
- Non, mon petit monstre, ce n'est pas vrai...
- Alors emmène-moi avec toi !», hurla-t-il, relevant des yeux lunaires vers moi.
« Je t'ai dit que c'était impossible.
- Si c'est comme ça, j'espère qu'on ne se reverra plus jamais ! Adieu Frisk, bon courage pour ton voyage débile ! »
Ses jambes se mirent en marche toute seule, bondissant avec agilité loin de moi. Je me lançai à sa poursuite, le priant de m'attendre, lâchant des excuses entre deux sanglots étouffés. Malgré son faible gabarit, il ne tarda pas à me semer. Le souffle court et la vue troublée par tous ces sentiments qui me consumaient, je finis par m'écrier, suffisamment fort pour que ma
voix résonne dans l'ensemble des ruines :
« Un jour, je t'emmènerai voir les étoiles de la surface ! Je vivrai pour cette promesse ! »
Je ralentis mes foulées, me rendant compte qu'il était déjà trop tard. Je venais de lui briser le coeur.
~~~~~~~~~
Je mis une vingtaine de minutes à calmer mes pleurs, comme si chacune de mes larmes devait systématiquement être suivie d'une autre. Ma peine ne s'arrêtait pas cependant, et nul doute qu'elle resterait ancrée dans mon corps pendant encore des semaines. Comme une marque au fer rouge qui nous poursuit toute une vie. Le poids de la culpabilité et des regrets alourdissait mes mouvements : rejoindre la maison de Toriel me prit une petite éternité, ou peut-être avais-je perdu toute notion du temps à cause de la semi-obscurité. Je me sentais pire qu'un déchet, une ordure qu'il faudrait brûler pour ses sentiments nauséabonds et ses mots avariés.
Je poussai la porte d'entrée après cette errance mortifère, tentant vainement d'afficher le visage le plus serein possible. En soit, j'essayais aussi de me mentir à moi-même.
L'odeur du repas vint me cueillir dès que j'eus le nez à l'intérieur. Les plats de Toriel aussi allaient me manquer... Je me dirigeai calmement vers la cuisine, où je vis mon hôte dresser la table. Elle releva aussitôt la tête, me décrochant un petit sourire compatissant.
« Ça s'est bien passé ?
- Oui, je suppose ? Croâpaud est triste mais il s'en remettra. Je m'attendais à ce qu'il soit plus en colère. », niai-je. En vérité, la situation n'aurait pas pu être pire.
« Il faut le comprendre, il t'aimait beaucoup... »
Je me mordis la lèvre pour ne pas pleurer. Tout devenait si dur.
« Oui, je sais, et je l'aimais beaucoup aussi...
- Les adieux ne sont jamais des choses faciles, n'est-ce pas?
- C'est vrai...
- Mets-toi vite à table, tu n'as pas beaucoup de temps... »
Je hochai un peu la tête. Le temps, toujours le temps... Pourquoi me filait-il entre les doigts en permanence, comme du sable trop fin ? J'aurais souhaité l'enfermer, en faire des colliers que j'aurais échangé contre la présence de ma grenouille préférée. Mais le temps n'est qu'un cheval sauvage qui n'hésite pas à ruer et se cabrer sans cesse, qui galope plus vite que le vent lui-même et qui demeurerait indomptable jusqu'à la destruction de notre univers.
Le repas ressemblait presque à tous les autres, à l'exception du sourire de Toriel qui avait perdu de sa lumière.
« Ton but est de rejoindre Snowdin, la ville voisine le plus rapidement possible. J'ai prévenu un ami de ta venue pendant ton absence. Il risque de te paraître un peu froid aux premiers abords, mais il est vraiment... sensationnel. », finit-elle par ajouter, avant de partir dans un fou rire incontrôlable.
« À quoi ressemble-t-il ?
- Comment pourrais-je te le décrire ? Je pense que... C'est un vrai sac d'os.
- Il est si maigre que ça ?
- Oui. », répliqua-t-elle, avant de rire de nouveau aux éclats. « Il se comporte souvent comme un gamin, mais c'est juste qu'il ne sait pas s'y prendre avec les gens...
- Si tu l'apprécies tant, j'imagine que c'est quelqu'un de bien.
- Tu pourras lui faire confiance. », me confia-t-elle. «Bref, reprends un peu de tarte avant ton long voyage...
- Oui, bien sûr. »
Sa tarte cannelle-caramel devait être tombée du paradis. D'une part parce qu'elle restaurait l'intégralité de mes points de vie quand j'en mangeais, d'autre part parce que je n'avais jamais goûté quelque chose d'aussi bon.
« Je vais te mettre quelques parts dans ton sac à dos. En cas de soucis, recharger ta barre de vie pourrait t'être utile.
- Merci Toriel.
- Je t'ai aussi préparé des vêtements chauds, de quoi te laver et des sous-vêtements de rechange. J'espère que ton sac ne sera pas trop lourd...
- Ne t'en fais pas, j'ai le dos solide.
- Tu es bien une fille de la nature, toi. File te doucher et tu pourras te mettre en route. J'ai mis ton pull et un pantalon isolant dans la salle de bain, ce sera sûrement mieux que cette robe. Dépêche-toi, ma petite...
- Combien de fois devrais-je te dire merci pour tout ce que tu as fait pour moi ?
- Ta simple existence me suffit, mon enfant. »
C'était probablement la plus belle chose qu'on m'ait jamais dite. Si je l'avais regardé dans les yeux à ce moment-là, nul doute que j'aurais fini en larmes. Mais il fallait que je reste forte, peu importe les difficultés. N'écoutant que ma raison, je courais jusqu'à la salle de bain, où je me déshabillai à vive allure. Jamais je n'avais fait une douche aussi rapide de toute ma vie. Si seulement toutes mes idées noires avaient pu s'enfuir avec la mousse du shampoing et du savon, de manière à ce que mon coeur se soulage de ce poids énorme... Mais la tristesse et les remords étaient sûrement ma punition en échange de mon comportement égoïste et de ma stupidité. L'eau me brûlait la peau, irradiait tout mon corps, mais je n'arrivais toujours pas à reprendre mes esprits... Comme si une partie de moi était déjà morte, quelque part entre le sourire de Croâpaud et le rouge fade des murs.
Ceci fait, j'enfilai les vêtements que Toriel m'avait préparé, me coiffai et me brossai les dents, avant de quitter définitivement la salle de bain.
Maintenant vêtue de mon pull bleu aux rayures roses, je retournai aussitôt dans la cuisine, sentant venir l'heure du grand départ.
« C'est l'heure, n'est-ce pas ? », dit-elle d'une voix lasse pleine de sous-entendu. « Suis-moi, je vais te conduire à la Grande Porte. »
Elle m'attrapa par la main fermement, tout en dégageant une douceur infinie. Je voulais la prendre dans mes bras, tout de suite, maintenant, sentir sa chaleur contre ma peau et ses caresses dans mes cheveux. Sentir son amour maternel, ce brasier qui ne s'éteint jamais.
Nous quittâmes la cuisine, puis le salon, avant de repasser dans l'entrée. Nous empruntâmes ensuite les escaliers proches de cette dernière, passant par-dessus la chaîne qu'il m'avait été interdit de franchir quelques jours plus tôt. Les marches paraissaient continuer à l'infini, et je serais incapable de dire combien de temps nous avons marché. Simplement éclairées par les torches accrochées aux murs décrépis, notre périple prenait des allures de film d'horreur.
« Encore dix minutes. », déclara lentement Toriel alors que nous arrivions au bas de l'escalier.
Le silence restait épais comme du brouillard tandis que l'atmosphère semblait se rafraîchir. Un souffle glacé nous léchait le cou et les oreilles, vent pervers aimant caresser des étrangers déjà engourdis par le froid. Je ne regrettai pas d'avoir mis mon pull.
L'obscurité se fit bientôt moins forte, jusqu'à ce que nous arrivions à l'ultime porte de chêne. La peinture violette qui la recouvrait s'écaillait par endroits, mais elle n'en restait pas moins impressionnante.
« Nous sommes arrivées.
- Alors voici la Grande Porte...
- Tous ceux qui l'ont franchi ont perdu leur âme... Es-tu sûre de vouloir quitter les Ruines ?
- Toriel, tu sais bien que je dois avancer...
- Ma question est très sérieuse, Frisk. Tu as beau te battre de toutes tes forces, ce ne sera pas toujours suffisant. L'Underground n'est pas comme ton monde, et tu le sais...
- Oui, mais je n'ai pas le choix.
- Très bien. »
Ne prenant pas la peine de lâcher ma main, elle se saisit de mon sac à dos à os bleus ainsi que mon manteau qui m'attendaient contre la porte. La femme-chèvre avait dû les descendre pendant que j'étais partie rejoindre Croâpaud, probablement. Elle me tendit mes affaires, derniers souvenirs de ma vie sur Terre.
« Si c'est ton choix, je ne peux pas m'y opposer. Mais fais-moi une faveur, mon enfant... Ne reviens jamais ici, c'est compris ? Ne parle de moi à personne, ni de tous tes amis des ruines. Personne ne doit savoir que nous vivons ici. D'accord ?
- Pourquoi ?
- Nous avons nos raisons.
- Je te le promets, Toriel. Je resterais muette comme une tombe.
- Sage petite. »
Elle me caressa tendrement les cheveux, avant de me prendre dans ses bras. Sa fourrure blanche et soyeuse me propulsait dans un monde où tout n'était que tendresse, pureté et sagesse.
« Tu vas beaucoup me manquer, mon enfant...
- À moi aussi...
- Tu as apporté beaucoup de lumière au sein des Ruines, je t'en suis très reconnaissante.
- C'est toi ma lumière, Toriel.
- Comme tu es mignonne... Continue de vivre comme tu me l'as montré ces derniers jours : ne cesse jamais d'espérer, garde ta détermination peu importe les épreuves. Ne blesse pas les monstres, donne-leur ton amitié et ta bonté infinie, et je suis sûre que tu pourras rejoindre ton cher père. Prends garde au roi Asgore, je t'en prie. Il sera sans pitié contre toi, et les mots ne suffiront pas à l'achever. Fais bien attention à toi, ma toute petite...
- Je ne t'oublierai jamais Toriel. Jamais... »
Elle s'écarta de moi, les larmes perlant aux coins de ses paupières, tout comme moi. Je mis mon manteau tout en essayant vainement de retenir mes pleurs, puis mon sac dans mon dos. J'étais prête, pourtant je ne souhaitais qu'une chose : remonter à l'étage, et faire comme si j'avais toujours vécu dans cette maison douillette.
« Bon voyage, mon enfant. Tâche de rester en vie.
- Toriel, merci, merci, merci pour tout. Tu es formidable, je me suis rarement aussi bien sentie avec quelqu'un. Je ferais en sorte de sauver ton peuple, peu importe les souffrances que ça m'apportera. Je t'aime, maman-chèvre. Tout comme Croâpaud. Prends bien soin de lui, maintenant que je pars. Ne t'inquiète pas pour moi, je vivrai pour toi. Notre promesse tient toujours, d'accord ?
- Bien sûr, mon enfant. Je t'aime aussi. »
Elle déposa son museau sur mon front, avant d'y déposer un baiser aussi léger qu'une plume. Un baiser qui chassait la peur, les regrets, mais aussi le froid.
« Adieu, Toriel. »
J'essayais de sourire, mais les larmes cassèrent mon masque de mensonge. Étais-je vraiment obligée de partir ? Toute cette eau sur le visage de mon hôte ne la rendait que plus belle : celui-ci brillait à la faible lueur des torches, resplendissant même dans la plus effrayante des obscurités. Sa beauté, à ce moment précis, resterait à jamais ancrée dans mon esprit, photographie éternelle que le Néant ne pouvait atteindre.
Elle ouvrit la lourde porte boisé à l'aide d'une clé presque plus grande que ma main. Je m'engouffrai à l'extérieur et remarqua aussitôt que l'air s'était encore rafraîchi. Des petits volutes de vapeur s'échappaient d'entre mes lèvres.
« Adieu, Frisk... »
Je vis la porte se refermer derrière moi, cachant progressivement le sourire et les traits fins de la gardienne des Ruines. Je ne pouvais pas m'empêcher de pleurer, et il fallait que je crie pour laisser sortir toutes ces mauvaises pensées. Je voulais la revoir, partager des rires et quelques mauvaises blagues, sentir son odeur de cannelle dans mes cheveux. Je voulais retrouver celle qui avait tant fait pour moi et que je ne pouvais pas remercier convenablement. Je voulais lui tenir la main une nouvelle fois...
La porte claqua, me sortant de mon état de semi-conscience. Bientôt le silence régna de nouveau, mais je refusais de bouger.
« Frisk, si tu es encore là... Ne finis pas comme ta mère. »
Je me ruai contre la porte, essayant de toutes mes forces de la rouvrir. Ma mère ? Comment pouvait-elle la connaître ? Elena, était-elle tombée dans l'Underground, elle aussi ? J'entendis le cliquetis des clés dans la serrure, et le loquet définitivement se bloquer.
« Où est ma mère ?! Toriel, je t'en prie, dis-moi ce qu'elle est devenue ! Toriel, pitié, ne me laisse pas dans l'ignorance !
- Je suis désolée mon enfant. Tu dois trouver les réponses par toi-même.
- Toriel, non !
- Adieu...
- Non, reviens, je t'en supplie ! », hurlai-je, faisant vibrer les cordes vocales comme jamais.
J'entendis ses sanglots et la résonance de ses pas dans la poussière s'éloigner. Encore une fois, il était trop tard.
~~~~~~~~~
Assommée par cette nouvelle effarante, je me rapprochais à pas lents du bout du couloir. Plus j'avançai en direction de la lumière du tunnel, plus le violet des murs s'éclaircissait. Les ombres pourtant semblaient se déchaîner contre moi, et je n'avais plus suffisamment de détermination pour lutter. Tous ces adieux déchirant m'avaient volé tous mes espoirs et mon énergie. Le mystère planant autour de ma mère ne me rassurait pas plus, et remuer le couteau dans la plaie de mon deuil était terriblement douloureux.
Alors qu'est-ce que ça fait d'être trahie par celle qu'on considérait comme une mère ? Tu n'es qu'une idiote.
Je fermai mon coeur, mes oreilles et mon esprit face aux mots dévastateurs de la dénommée Chara. Ignorer, ignorer, vider sa tête, ignorer encore. Ne penser à rien d'autre qu'à avancer. Courir, courir, fuir mes problèmes avant qu'ils ne me rattrapent. J'avais toujours été douée pour la course, n'est-ce pas ?
Tu es si faible... Si pitoyable. J'ai bien envie de te mordre un peu le cou.
Tais-toi, tais-toi, tais-toi.
Voir ton visage se tordre de douleur, tes bras couverts de cicatrices, tes poils qui se hérissent d'effroi... Hummm, j'en frémis de plaisir.
Son sourire parasitait mon cerveau, bloquant mes pensées. Je sentais ses mains d'enfant sous mon pull, son souffle chaud sur ma peau, ses lèvres mordillant mes oreilles, glissant sur ma nuque, la naissance de ma clavicule.
J'accélérai mes foulées, me débattant sans réel succès pour l'empêcher de me toucher. Les ténèbres m'étouffaient dans leurs bras, je n'arrivais plus à respirer, à trouver une issue de secours.
Tu es si jolie Frisk. Pas étonnant que tu aies volé le coeur de Croâpaud.
L'humidité de sa langue au creux de mon cou, dessinant furtivement les lignes de ma mâchoire, ses doigts sur mes lèvres.
Au secours...
Au secours...
Pitié...
Pitié...
Pitié...
Non...
Laisse-moi tranquille !
Un petit agneau qui gémit face au loup, comme c'est mignon... Ça me donne envie de faire des choses interdites. Pas toi ?
Chara... Je t'en supplie, arrête.
Je te l'ai dit. Je te ferai payer pour les crimes de ta race. Tu ne peux plus rien contre moi.
« Au contraire, Frisk est bien plus forte que toi, Chara, et tu le sais. »
Ma "mère" était de retour, éclairant les ténèbres de ses étoiles de lumière. Je vis un sourire pur se dessiner sur ses lèvres, alors qu'une boule lumineuse grossissait à l'extrémité de son index. Quand celle-ci eut atteint la taille d'une balle de tennis, elle me la lança dessus. Mon corps tout entier devint lumineux, presque fluorescent, et je ne sentis plus la pression de Chara sur ma peau. La lumière était-elle à ce point forte face à l'obscurité ?
« Elle devrait te laisser tranquille pour le moment. Dépêche-toi d'avancer, on se reverra plus tard, mon enfant.
- Oui mère. »
Je fus soulagée, mais mon calvaire était encore loin d'être terminé. Chara ne tarderait pas à surgir de nouveau, à s'amuser avec moi, à manipuler mon esprit... Après tout, ce fantôme mettait un point d'honneur à me hanter, et je n'avais pour l'instant aucun moyen de lui échapper.
J'arrivais en fin au bout du couloir, cherchant ma respiration. Les caresses de Chara m'apparaissait comme de la boue sur l'épiderme, je me sentais humiliée et souillée, sale. Je n'allais pas tarder à vomir. Seul un petit coin d'herbe était éclairé. En son centre, la plus horrifique des fleurs, comme si mes démons prenaient à malin plaisir à me poursuivre ici et maintenant. Quand prendrait fin mon supplice ? J'aurais aimé avoir oublié son rire à glacer la sang et sa voix faussement innocente. En vérité, j'étais terrifiée.
« J'espère que tu apprécies ton choix. Ce n'est pas comme si tu pouvais revenir en arrière et changer ça, de toutes façons. Dans ce monde c'est tuer... Ou être tué. Cette vieille bique semblait vouloir changer les règles, et toi aussi. Elle s'est efforcée de vous sauver, vous les humains. Mais finalement, tous ces humains qu'elle aime tant l'ont laissé tomber. Es-tu fière de lui avoir brisé le cœur une nouvelle fois ? Et penses-tu réellement que tu pourras rester en vie, avec tes soit-disant méthodes pacifiques ? Tu ne laisses que pleurs et désolation sur ton passage. Croâpaud, Toriel... Quelles seront tes prochaines victimes ? Réfléchis-bien... »
Flowey ricana quelques secondes avant de disparaître sous terre. Je ne savais pas vraiment si je devais m'en réjouir ou en être encore plus effrayé. Mes jambes se transformaient en compote répugnante, et si je ne sortais pas de cette ambiance morbide très bientôt, je risquais d'assez rapidement sombrer dans la folie.
Je poursuivis ma route, et je ne tardai pas à enfin trouver ma sortie de secours. Une porte violette, elle aussi, se dressait fièrement devant moi. Je saisis la poignée et la poussai avec toute mon énergie. J'arrivai à me faufiler dehors après des efforts surhumains, et je faillis perdre un bras lorsque la porte se referma derrière moi. Décidément, même les objets voulaient ma mort maintenant.
Ce fut lorsque que cette dernière claqua en un vacarme assourdissant que je compris que j'avais définitivement quitté les Ruines, ainsi que ses occupants. Je laissais derrière moi deux coeurs amochés et probablement quelques souvenirs parsemés de larmes.
Seul le blanc s'imposait à mon regard : le sol, le ciel, la parure des bouleaux dénudés. La neige semblait avoir pris ses aises depuis bien longtemps dans ce décor qui devenait de plus en plus inquiétant à cause de la lumière déclinante du soleil. Les flocons fondaient au contact de mon manteau. Je me serais presque crue sur le Mt Ebott, si bien sûr je n'y étais pas tombée. D'où sortait-elle, toute cette neige ? Pouvait-on vraiment trouver des micro-climats comme celui-ci sous une montagne, ou cela relevait-il de la magie des monstres, qui me dépassait totalement ? Je ne pouvais plus poser ces questions à qui que ce soit, me retrouvant maintenant seule et démunie face à moi-même.
Le vent glacé soufflait si fort qu'il semblait me gifler, m'immobilisant quelques instants. La tempête de neige qui s'élevait devant moi m'apparaissait comme un mur infranchissable et infini. Encore rongée par la culpabilité, j'eus l'impression de recevoir ma première punition pour tout l'égoïsme dont j'avais fait preuve. Comment pouvait-on passer de la douce humidité des ruines à ce froid polaire, juste en franchissant une porte ? Décidément, l'Underground ne cesserait jamais de m'étonner.
Je commençais à marcher, mes pas s'enfonçant naturellement dans la neige épaisse et molle. Chaque mouvement demandait un effort considérable, et mon souffle se fit rapidement court. Je me battais contre une bête féroce qui prenait un malin plaisir à mordre chaque recoin de ma peau, à me brûler la gorge, à me poursuivre sans relâche, à ne me laisser aucun répit : le froid. J'essayais de me motiver du mieux que je le pouvais, mais chacun de mes muscles s'engourdissait les uns après les autres, sans que je puisse y faire quoi que ce soit. Mine de rien, je doutais un peu de ma survie.
Je continuai ma route deux heures durant, la crainte gagnant progressivement chaque cellule de mon être. La fatigue n'allait pas tarder à avoir raison de moi : je ne sentais plus aucun de mes membres, mon t-shirt me collait à la peau tant je transpirais par l'effort, ma bouche réclamait désespérément de l'eau, ma vision devenait de plus en plus sombre, imprécise et restreinte, et je ne parvenais plus à réguler le rythme irrégulier de mon coeur. Il fallait que je fasse une pause, que je contente mon estomac qui criait famine, peut-être que je dorme un peu. Le problème était que le soleil débutait déjà sa descente dans le ciel, et je ne donnais pas chère de ma peau si je passais une nuit dehors, dans ce décor presque sibérien. Si je prenais le temps de m'arrêter, je n'étais pas certaine de pouvoir me relever, l'hypothermie me menaçait. Je pourrais perdre mon âme dans ce décor immaculé, totalement frigorifiée. "Frisk, dix-sept, morte de froid à la recherche d'une ville et d'un allié". Ça me faisait presque rire. Presque.
Le ciel se colorait de rouge, de rose, de bleu et d'orangé : le soleil n'allait pas tarder à remplacer son amante la lune dans le Néant. Les ténèbres grignotaient doucement mais sûrement ce paysage surréaliste, et probablement mes espoirs par la même occasion. Il fallait que je trouve une solution, immédiatement.
M'enfoncer dans les bois qui bordaient mon chemin, à la rechercher d'un abri ? Continuer d'avancer à l'aveugle ? Tenter de faire du feu avec ce que j'avais sous la main ? Je ne savais pas quoi faire.
Je continuais d'avancer, utilisant la lampe torche que Toriel m'avait laissé dans mon sac à dos. Sortir l'une de mes mains de mes poches me demandait une détermination à toute épreuve : chacune de mes phalanges passèrent d'une vitesse alarmante du chair au bleu pâle. La lampe n'était pas très puissante, mais il fallait bien faire avec. Le vent commençait à se calmer, et bientôt je ne fus plus qu'entourée par le lointain hululement de chouettes et ce voluptueux silence.
J'entendis alors quelque chose d'autre. Comme des bruits de pas, amortis par quelque chose semblables à de la laine. Ils se rapprochaient, et ceci beaucoup trop rapidement à mon goût. J'accélérai mes foulées, repoussant toujours plus les limites de mon corps. La neige m'arrivait jusqu'aux genoux, rendant mes mouvements terriblement lents. Mon coeur n'avait probablement jamais battu aussi vite, et je ne parvenais plus à trouver mon souffle. Transpirante et haletante, je n'allais pas tarder à m'effondrer.
« Humaine. »
Surgie de derrière moi, cette voix était aussi glaciale que mon environnement actuel. Ce simple mot se rapprochait plus de menaces que de simples salutations amicales. La peur aurait pu définitivement me paralyser, mais elle se transforma plutôt en une force toute puissante qui m'encourageait à ne pas abandonner. Je me mis à courir avec le peu d'énergie qu'il me restait, animée par ce pouvoir nouveau. Si je m'arrêtais, il en était fini de moi.
« Tu ne sais pas saluer un nouvel ami ? »
Cette fois, je sentis un souffle chaud contre mon oreille. Cela tranchait avec le froid extrême, ce qui me fit l'effet d'une vive brûlure. Sous la surprise, je poussai un petit cri suraigu parfaitement ridicule. Le sang paraissait s'être gelé dans mes veines. Comment avait-il pu m'atteindre si vite ?
Je pris la décision de quitter le sentier que je suivais depuis déjà plusieurs heures, et de poursuivre ma course dans les bois qui le longeaient. Ainsi le monstre qui me suivait aurait sûrement plus de difficulté à me voir, je pourrais aisément me cacher et éventuellement trouver un abri pour la nuit, voire faire du feu si je m'en échappais vivante. D'un autre côté, la probabilité que je me perde parmi tous ces arbres m'apparaissaient comme bien supérieure au reste.
De toutes façons, je n'avais pas d'autres choix.
Les secondes s'écoulaient comme des minutes, le temps se dilatant sous l'effort. Excepté le léger sifflement du vent contre les arbres dénudés par l'hiver et ma respiration saccadée, le silence régnait de nouveau. Étais-je sauvée ? Où était passé ce monstre ?
Je fis la grossière erreur de m'adosser au bouleau le plus proche, cherchant vainement à contrôler les pulsions effrénées de mon coeur. C'est alors qu'il apparut devant moi.
« Je t'ai trouvé. »
Ma vue s'assombrissait chaque instant un peu plus, et bientôt je ne pus plus faire de distinction entre le blanc immaculé de ce décor enneigé et le crâne de ce squelette effrayant. Un sourire malsain était gravé sur son visage, affichant une rangée de dents blanches, et bientôt ce fut la seule chose que je puisse percevoir. Ce sourire terrifiant et deux orbites noires, totalement privées de lumière. Je tremblais comme une feuille, non pas à cause du froid, mais plutôt parce que je ressentais l'imminence de ma propre mort.
« Courir ne sert à rien, gamine. Je connais ces bois comme ma poche, tu ne pourras pas t'enfuir éternellement. Surtout dans ton état. »
Sous cette vision d'horreur, mes jambes finirent par m'abandonner, ainsi que ma raison. Prise de convulsions incontrôlables, amplifiées par l'angoisse et le froid, je me sentis vaciller, puis m'écrouler au sol. Lorsque ma tête heurta violemment la glace, j'eus l'impression d'une véritable explosion. Un long craquement, une douleur indéfinissable, puis ce fut le noir.
Assassin
Assassin
Assassin
Assassin
Je te ferai payer.
___________________________
Wow. Ce chapitre fait 9821 mots.
Je n'en reviens pas. Il aurait fallu que je le coupe en deux j'imagine, mais je voulais absolument finir par la rencontre avec Sans. Cette longueur restera exceptionnelle, je ferai plus attention à l'avenir.
Sinon je m'excuse (encore) pour le retard de sortie, j'espère au moins que ça valait pour vous d'attendre un peu...? D'autant plus que j'ai eu pas mal de difficultés à écrire ce chapitre, et je ne suis pas particulièrement douée pour les adieux.
Sinon, le prochain chapitre sera un peu spécial. Je ne vous en dis pas plus :3
Pas de preview pour le prochain épisode donc ;) *rires diaboliques*
Sur ce,
Restez
D-É-T-E-R-M-I-N-É-S
~
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