Chapitre IX : Regrets

// Avant de commencer
Comme je l'avais annoncé à la fin du dernier chapitre, cette partie de l'histoire va être... un peu spéciale.
Pour la première fois (mais ce ne sera pas la dernière), l'histoire sera racontée sous le point de vue de Nathanaël. Oui, Nathanaël, le taré du prologue et premier chapitre, celui qui a propulsé Frisk dans l'Underground.
Alors oui, je sais, vous attendez tous les premiers moments entre Frisk et Sans. Ce sera pour le prochain chapitre, promis ! Il fallait que j'écrive ce chapitre. Je pense que j'en avais besoin aussi, histoire que vous soyez au clair avec les agissements de ce cher blondinet.
Les passages en italique, habituellement réservés à Chara, feront ici référence à des flash-back.
Je termine en ajoutant que certains passages/phrases font référence à des extraits de Tous nos jours parfaits de Jennifer Niven, qui est mon roman d'amour préféré. Si avez lu ce livre, sachez que je vous aime. Et si vous ne l'avez pas lu, je vous aime quand même, mais allez vite le lire !
Sur ce, bonne lecture ~ //








« Monsieur Nathanaël, je vous écoute. Qu'est-ce qui vous a poussé à avancer notre rendez-vous ? »

Je m'enfonçai plus profondément dans le canapé, en espérant secrètement qu'il m'engloutirait tout entier. Ou que ma peau imiterait celle du cuir usé par les années, afin que monsieur Delaunay ne puisse plus me voir. Malheureusement, et malgré toutes mes prières, je restais parfaitement visible. Il fallait que je me lance, que les premiers mots sortent, sans toutefois laisser échapper de larmes.

« Vous avez sûrement entendu parler de la disparition de Frisk Lamiot dans les journaux...
- Oui, effectivement, pauvre petite. J'espère que la police fera vite son travail.
- Frisk était ma petite amie. »

Je relevai les yeux vers mon interlocuteur. Quelques mèches blanchâtres cachant avec peine une calvitie prononcée, des sourcils épais, des joues creuses contrastant avec sa mâchoire carrée, aux contours presque ciselés. Il y avait également ses yeux minuscules, enfoncés dans leurs orbites, qui semblèrent disparaître à l'entente de mes mots. Son visage tout entier se figea en une expression de compassion, ou de profonde compréhension. Mon psychologue se gratta le haut du crâne, d'un geste maladroit. Après tout, c'était son travail, d'essayer de me comprendre.

« Je comprends mieux... La disparition d'un être cher n'est jamais une chose facile... Est-ce que vous pouvez me parler de Frisk ? Comment était votre relation ?
- Frisk... C'était une fille exceptionnelle. En vérité, notre rendez-vous ne suffirait pas à la décrire. Vous savez, à notre âge, beaucoup de gens sortent ensemble juste pour le physique, pour assouvir leurs désirs. Mais je ne suis pas comme ça. J'ai aimé Frisk, et je l'aime toujours.
- C'est tout à votre honneur. Poursuivez, je vous en prie.
- Nous nous connaissons depuis des années... En primaire, c'était une fille naïve, débordant d'énergie, toujours le sourire aux lèvres. Elle était comme beaucoup de filles de l'école... Jouant aux poupées, faisant de la corde à sauter avec ses amies... Avec ses longs cheveux et son beau minois, elle faisait craquer beaucoup de garçons, ce qui ne l'empêchait pas de se faire apprécier par la plupart des filles... Et puis... Il y a eu l'incident.
- L'incident ?
- Sa mère a disparu. On était en CE2.
- Qu'est-ce que vous entendez par-là ?
- Elle s'est envolée, sans laisser de trace. Frisk n'avait que sept ans, et...
- Ça l'a traumatisée.
- Elle n'est pas venue à l'école pendant plus d'une semaine. Rapidement, son absence est devenue le centre des discussions. Tout le monde ne parlait plus que de Frisk.
- Elle a fini par revenir...
- Oui, et en apparence rien n'avait changé. Elle avait expliqué et répété à toute la classe qu'elle avait juste été malade. Mais Frisk était bizarre...
- Est-ce que tu as essayé de l'aider ?
- Je ne savais pas qu'elle avait besoin d'aide. En fait, je voulais juste comprendre.
- Cette chère curiosité humaine.
- Ses réponses étaient toujours vagues, elle s'est progressivement éloignée de son groupe d'ami, et ses sourires francs sont devenus aussi faux que les seins de notre prof. Personne ne semblait y faire attention, ou alors peut-être qu'elle était bonne actrice. J'ai voulu découvrir la vérité, la raison de ce soudain changement de comportement.
- Alors vous avez décidé d'agir.
- Oui. Je savais où habitait Frisk car elle m'avait déjà invité plusieurs fois à ses fêtes d'anniversaire, et je m'entendais bien avec ses parents.
Alors, quand le week-end est arrivé, j'ai demandé à ma mère de me déposer chez Frisk, prétextant un exposé en groupes. »

J'appuyai longuement sur la sonnette du pavillon, jusqu'à ce que Léandre, le père de Frisk, vienne m'ouvrir. Ses mouvements étaient précipités, comme s'il attendait désespérément le retour de quelqu'un. Quand son regard se posa sur mes boucles blondes, ses yeux perdirent leurs dernières lueurs. Ce qui me choqua le plus furent ses cernes profondes et violacées : de véritables tranchées qui traduisaient une fatigue démesurée... Un sourire faux restait figé sur son visage, un sourire qui cherchait à cacher la vérité sans pour autant y parvenir. On aurait dit un fantôme. Quelque chose s'était fané en lui, tout comme Frisk...

La peur me prit à la gorge, et j'eus envie de rebrousser chemin. Certes, je voulais connaître la vérité, mais étais-je réellement capable de l'affronter? Un gamin de sept ans pouvait-il supporter et comprendre les conséquences de la disparition d'un être aimé ?

« Nathanaël, quelle bonne surprise ! C'est un plaisir de te voir, mon garçon. Comment vas-tu ? »

Si sa voix n'avait pas été tordue par la souffrance, j'aurais presque pu croire que rien n'avait changé. Peut-être ne dormait-il plus beaucoup parce que la pharmacie lui prenait du temps, qu'il croulait sous le travail ? Il ne pouvait pas se passer quelque chose de grave. J'étais tellement naïf et innocent, à l'époque.

« Je suis un peu enrhumé, mais ça va. Et vous ?
- Avec toute cette neige et le vent glacial, ça ne m'étonne pas. N'hésite pas à me demander si tu as besoin d'un médicament, je sais que ta mère est très occupée en ce moment...
- Oui, elle travaille sur un dossier vraiment important. Elle est un peu débordée.
- Tu lui diras bonjour de ma part. Tu as une super maman pour t'occuper de toi. »

Derrière ces mots se cachait le désespoir d'un homme. Le manque, l'amour, l'incompréhension, la culpabilité, la solitude... Tout se bousculait dans son regard, au bord de ses lèvres. Mais le père de Frisk avait toujours été un bon comédien. Je n'y avais vu que du feu.

« Tu es venu voir Frisk ?
- Oui, on doit préparer un exposé pour le cours d'anglais et je suis dans son groupe. Vu que maman n'est pas là, je me suis dit que ce serait mieux de venir. », mentis-je.
« C'est drôle, elle ne m'avait pas parlé de cet exposé... Tu sais où est sa chambre, frappe avant d'entrer surtout. Et enlève tes chaussures avant de monter.
- Oui monsieur, désolé de vous avoir dérangé.
- Il n'y a pas de mal, mon petit. Tu seras toujours le bienvenue ici.
- Merci beaucoup. »

Il me tapota amicalement l'épaule, et ce simple geste balaya mes doutes. Ses doigts fins comme des cigarettes, ses yeux brillants comme des astres, il dégageait quelque chose de si beau et terrifiant à la fois, on aurait dit que toute sa souffrance avait été gravée là, à même la peau.

Après avoir déposé mes bottes couvertes de neige au pied de l'escalier, je gravis les marches en bois, essayant vainement d'ignorer les battements de mon coeur. Pourquoi voulais-je absolument connaître la vérité ? Pourquoi n'étais-je pas resté dans l'ignorance comme tous les autres ? Pourquoi faisais-je cela pour elle ? J'étais propulsé par une force invisible que je ne maîtrisais pas.

Je toquai à la première porte qui se présenta à moi, avant de prendre une grande inspiration. Mais qu'est-ce que j'étais en train de faire, bon sang ?

« Tu peux rentrer papa... »

Ce que je fis.

Mais la chambre était vide.

Pourtant, je distinguais très clairement des sanglots. Des larmes qu'elle n'arrivait pas à retenir comme son père, des sentiments qu'elle ne parvenait plus à contrôler. Un désespoir à vous en exploser le coeur.

Je me dirigeai vers son placard, clos par une porte coulissante.

« Je peux venir ? »

J'entendis du mouvement derrière la porte, me prouvant sa présence. Mon coeur semblait s'être arrêté, mais je n'avais jamais été aussi déterminé. Elle essayait d'étouffer ses sanglots, mais cela ne les rendait que plus flagrants. Je pouvais sentir tout son mal-être émaner, rien qu'à travers la mince paroi.

« J'aimerais que tu y ailles mieux. »

Plus de mouvement, plus de bruit. Je me retrouvai désormais face à un mur.

« Il s'est passé quelque chose de grave, c'est ça ?
- Laisse-moi tranquille. Tu ne peux pas comprendre.
- Si tu ne me laisses pas rentrer, je ne pourrai même pas essayer de comprendre. Je suis ton ami, et j'ai envie de t'aider.
- Pourquoi tu fais ça ?
- Je ne sais pas. C'est instinctif.
- Tu vas te moquer de moi si je te laisse rentrer.
- Frisk, tu es têtue ! Je te promets que je ne me moquerai pas de toi. Je suis venu pour comprendre pourquoi tu n'étais pas comme d'habitude...
- Tu n'aurais pas dû essayer de comprendre.
- Ouvre-moi, s'il te plaît.
- Pourquoi, est-ce que je...
- Frisk, écoute-moi bien.», la coupai-je. « Peu importe ce qui s'est passé, je crois, et j'ai toujours cru, que tu étais une fille fantastique. Tu arrives à sourire tout le temps, comme si rien de mal ne pouvait t'arriver. Je ne veux pas que tu perdes ce sourire. Il y a beaucoup de gens qui t'aiment à l'école, et tes parents aussi.
- Ma maman a disparu. », enchaîna-t-elle aussitôt.

Sa voix tordue par les pleurs traduisait tout son désespoir, sa détresse. Elle cherchait quelque chose à quoi se raccrocher, une corde, une branche, même un rocher, car son père était déjà au fond du gouffre. J'imagine que j'incarnais son dernier secours, ce qui expliquerait pourquoi elle m'avait ouvert sa porte, ce jour-là.

Frisk me fit de la place, puis je rentrai dans son placard, me contorsionnant pour ne rien toucher, ni elle, ni ses vêtements pendus au-dessus de nos têtes.

On est souvent gêné d'aller dans la chambre de quelqu'un du sexe opposé, surtout quand on l'apprécie beaucoup. On a l'impression de découvrir une autre face de la personne, de lui violer une partie de son intimité, de sa zone de confort. Avec Frisk, ça avait été différent. Rentrer dans sa chambre n'avait pas vraiment été un problème, d'autant plus qu'elle ne m'était plus inconnue depuis longtemps. Son placard en revanche... Je venais de pénétrer dans son lieu secret, là où elle avait l'habitude de soulager toutes ses peines et le poids de son coeur. Combien de fois s'était-elle réfugiée dans cette pièce minuscule ? Y avait-elle invité d'autres personnes ?

Les autocollants en forme d'étoiles fixés au mur délivraient une lumière jaune-verte fluorescente, éclairant son visage d'une lueur surréaliste. Je distinguai avec difficultés des coussins roses et bleus, un gros lapin blanc en peluche, ce qui semblait être une lampe frontale et une pile de livres. Ses cheveux prenaient des teintes inédites, presque mystiques; avec ses yeux gonflés de larmes et son teint éteint, on l'aurait cru sorti d'un mauvais film de science-fiction. Un personnage onirique, irréel, en provenance d'un monde qu'il me tardait de découvrir.

Mon coeur de petit garçon se mit à tambouriner dans ma poitrine, sans que je sache trop pourquoi, alors que je prenais place en face d'elle. Nos pieds se touchaient : une paire de chaussettes blanches contre deux chaussons aussi bleus que ses yeux. Je m'en voulais de gâcher le silence ambiant par mes respirations irrégulières. Avais-je vraiment ma place à ces côtés, à ce moment-là ?

« Ta mère a disparu ? », répétai-je alors, désarçonné par cette soudaine révélation.
« Ça fait trois semaines qu'on ne l'a pas vu. Trois semaines sans nouvelles.
- C'est pas possible, elle doit être quelque part...
- Bien sûr, qu'elle est quelque part. Mais elle est plus là. Elle est plus là, avec moi, avec mon papa. Elle s'est envolée, comme dans tous ses livres.
- Il doit y avoir une explication... Il faut que tu te calmes...
- Comment est-ce que tu veux que je me calme ? », s'exclama-t-elle, haussant légèrement le ton.
« Je ne sais pas Frisk... Je ne sais pas... »

Je sentis les larmes remonter le long de ma gorge, brûlant tout sur son passage, les muqueuses, ma voix, ma confiance. Je me liquéfiais sur place, perdant toute ma contenance. Face à elle et ses yeux humides, je devenais le plus petit des hommes.

« J'imagine que tu es au courant, mais mes parents sont divorcés.», fis-je alors. « Je crois que depuis qu'ils ne sont plus amoureux, j'ai aussi un peu disparu pour eux. Ma maman fait très attention à moi, mais c'est juste parce qu'elle veut se sentir supérieur à mon papa. Que je l'aime plus. C'est juste un concours. Alors pour moi, je pense que mes parents sont déjà morts. C'est vrai, ils sont toujours vivants, mais des fois je me dis qu'ils ont disparu en même temps que leur amour. »

Alors que je n'avais même fini ces quelques phrases, je sentis quelque chose d'humide et de chaud glisser sur mes joues, puis s'échouer sur mon menton. Quand mes parents nous avaient annoncé, à ma soeur et à moi, qu'ils allaient se séparer, ça avait été un grand choc. Nous n'étions que des enfants, et nous n'arrivions pas à comprendre que ceux qui nous avaient donné la vie ait pu cesser de s'aimer. Pour nous, l'amour était éternel, pur et beau, capable de résister à tout. J'apprendrais plus tard, à mes dépends, que l'amour n'a rien de tout ça. Il est indéfinissable, aussi apaisant que destructeur. Comment pouvait-on arrêter d'aimer celui avec qui on avait tout bâti ? Peut-on vraiment se lasser de son amour de toujours ? Ces questions ne trouvaient pas de réponses au sein de mon esprit enfantin. Nous avions accepté leur rupture sans broncher, puisqu'il ne nous restait plus que ça à faire. Et puis, un divorce, c'est tellement banal, de nos jours... Les enfants sont habitués à ce genre de chose... Nous étions jeunes, nous allions nous adapter... Foutaises.

En vérité, je crois qu'au travers de mon indifférence, je les avais haïs de tout mon être. Ma soeur également. Nous nous étions rebellés en silence, mais personne n'avait voulu nous entendre. Ou peut-être que nous avions déjà disparu, nous aussi.

« Tu ne m'en as jamais parlé, Nathanaël... »

Ses sanglots s'étaient calmés sans toutefois s'être arrêtés. Pourquoi déballais-je ma souffrance ainsi, devant elle ? Qu'essayais-je de prouver ? Mes larmes redoublaient, et je peinais à respirer. L'étroitesse du lieu n'aidait pas.

Frisk me tendit un mouchoir, que j'acceptai en me perdant en excuses. Nos peaux se frôlèrent, et je m'empressai de me dégager de ce contact humain. Elle venait de me brûler, ou de m'électrocuter. Dans les ténèbres de ce placard, faiblement éclairé par les étoiles, je venais de vivre le coup de foudre.

« Ta maman est une femme incroyable. », poursuivis-je. « Je ne la connais pas beaucoup, mais je sais qu'elle arrivera toujours à se sortir d'une situation compliquée. Elle a... quelque chose de spécial.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Je ne sais pas. Elle n'est pas comme les autres mamans. Elle a l'âme d'une super-héroïne. Et elle t'aime trop pour te laisser toute seule. Je suis sûr qu'elle va revenir. »

Frisk essuya ses larmes d'un revers de manche, puis bascula sur ses genoux. Je la regardais faire sans rien ajouter, repliant simplement mes jambes contre mon torse. Ses cheveux retombaient harmonieusement sur ses épaules, dans son dos, et quelques mèches s'amusaient à lui cacher la vue. D'un mouvement chaste, elle en repoussa derrière son oreille, dévoilant quelques centimètres carrés de peau nue supplémentaire. Une douce chaleur se répandait dans ma poitrine, comme si partager avec elle toute cette souffrance refoulée me soulageait. J'étais hypnotisé par ce corps baigné dans la pénombre, enivré par son parfum qui me faisait tourner la tête et les yeux.

« Je ne pensais pas que quelqu'un essaierait de comprendre pourquoi je n'allais pas bien.
- Beaucoup de gens s'inquiètent, Frisk. C'est juste que je suis trop curieux.
- La curiosité, ce n'est peut-être pas un si vilain défaut, finalement. »

Parmi toutes ces fausses étoiles, son sourire brillait comme jamais. Était-il fluorescent lui aussi, pour emmagasiner tant de lumière ? Les larmes solitaires qui perlaient ses joues illuminaient encore davantage sa peau. On aurait dit des lucioles cachées dans des hautes herbes.

L'univers devait être fatigué d'être lui-même. Il avait décidé de compresser toute sa beauté et sa complexité en une plus petite forme, à la fois si tendre et fragile. Ainsi, toutes les personnes autour d'elle se sentiraient comme une partie des astres. Et quand j'étais avec elle, je me sentais comme une étoile.

Son visage s'approcha du mien, et les aiguilles du temps décélèrent. Les secondes devinrent minutes tandis que mes yeux s'habituaient à cette nouvelle source de lumière. Je remarquai pour la première fois la longueur de ses cils bruns, l'éclat singulier de ses yeux quand elle souriait, le léger creux laissé par une fossette, et ce minuscule grain de beauté au creux de sa nuque. Je voyais enfin Frisk pour de vrai, sans artifices. Elle était à la fois si proche, sans masques ou faux sourires, pleine et entière, et belle à en perdre la raison. Une vision de rêve.

Elle me prit dans ses bras, et le temps se figea éternellement entre nous. Ma peau brûlait, comme si chaque recoin découvert de sa peau avait été recouvert de petits charbons ardents. Je brûlais, j'étouffais, pourtant ce contact venait d'allumer quelque chose de nouveau en moi. Un feu ardent qui ne pourrait jamais s'éteindre.

« Merci Nathanaël. Merci d'être là.
- J'ai toujours été là.
- Mais moi, je n'ai jamais pensé que tu avais mal. Excuse-moi. Je serai là pour toi aussi.
- C'est une promesse ?
- C'est une promesse. »

Et l'avenir avait été scellé.

- Mais vous savez, monsieur Delaunay, tout ne se passe jamais comme prévu avec moi. Je gâche toujours tout.
- Je suis convaincu du contraire. Vous avez aidé la petite Frisk et elle vous en sera éternellement reconnaissante. Cessez de vous dévaloriser. »

Il m'adressa un sourire surfait, automatique, qui avait pour fonction première de me rassurer, mais qui ne me mit que davantage mal à l'aise. Certes, parler avec cet homme proche de la retraite me faisait un bien fou et me permettait d'extérioriser mes problèmes, mais nos rendez-vous demeuraient des échanges tout spécialement embarrassants. Je ne savais pas parler de ma douleur, ni partager mes tourments. Avec lui, ma carapace ne m'apparaissait plus que comme une mince feuille de papier, si fragile et peu protectrice... Mon psychologue me faisait affronter mes
démons avec pour seule arme ma bonne volonté. Mais ce n'était jamais suffisant, et chaque rendez-vous finissait toujours par des pleurs et des cris suppliants. J'étais si fragile, si faible, si loin de mon corps.

« Monsieur Nathanaël, est-ce que vous auriez quelque chose à vous reprocher vis à vis de la disparition soudaine de votre petite amie ? »

Je le dévisageai quelques instants, puis poussai un long soupir. Je m'enfonçai plus profondément au fond de ce canapé décrépi. Je ne voulais pas en parler. Je ne voulais pas me remémorer son sourire brisé alors que je lui annonçais que je la quittais. Je ne voulais pas qu'elle me hante de nouveau, et en même temps... Je donnerai tout pour revoir ne serait-ce qu'une parcelle de sa peau, ou la couleur de ses yeux.

« Tout est de ma faute, monsieur.
- Voyons, tu ne penses pas ce que tu dis...
- C'est à cause de moi si elle s'est enfuie. Je suis l'unique coupable, et je n'arrive pas à le supporter. J'aurais dû vous écouter, depuis le début. Je suis désolé, tellement désolé... Je sens mes péchés ramper dans mon dos, peser sur ma nuque. »

Toute ma culpabilité alourdissait mon coeur de manière inexplicable. On aurait dit que toutes mes mauvaises actions se diluaient dans mon sang, ralentissant sa circulation et m'empêchant de respirer. Je retirai immédiatement mon pull, suffocant presque. C'était ça, le mauvais karma ?

« Si elle a décidé de fuguer, c'était son choix. Vous devez le respecter.  Vous n'êtes pas responsable de tous ceux qui vous entourent. Peut-être la fuite a été le seuil moyen qu'elle a trouvé pour se sentir vivante.
- Vous ne comprenez pas. C'est moi qui l'ai poussé à partir. Je me suis comporté comme un idiot... Je...
- Ne me dites pas que... La petite amie que vous m'aviez confié vouloir quitter "pour son bien", la dernière fois, c'était cette Frisk ?
- Je pensais que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire... »

Il soupira de désespoir avant de mettre sa tête dans ses mains.

Oui, j'étais un idiot. Le plus parfait des idiots ainsi que le plus horrible petit ami de l'univers. J'avais quitté Frisk pour la protéger. Une fille comme elle ne méritait pas un lâche tel que moi. Elle valait tellement plus que ça. Et parfois, la meilleure preuve d'amour, c'est de laisser partir la personne, la laisser nous oublier. Je ne voulais pas qu'elle gâche son avenir à cause de moi. Je voulais simplement qu'elle sourit, pour de vrai. Et si pour cela, il fallait que nous souffrions un petit peu... Alors je choisissais de lui offrir le plus grand bonheur, quitte à disparaître.

Le psychologue me fixa quelques instants du regard, s'avançant au bord de son fauteuil. Il prit un air grave, et reprit :

« Je vous avais dit que ça n'arrangerait pas les choses.
- Mais je n'ai pas voulu vous écouter.
- Vous l'avez quittée sans raisons valables. Il est normal qu'elle soit en colère, et qu'elle vous fuit. Quand sa souffrance aura diminué, elle reviendra en ville, je vous le promets.
- Je n'avais pas d'autres choix. Tôt ou tard, j'aurais fini par la blesser... Je suis du poison pour elle. À cause de cette fichue dépression, de mon cerveau détraqué, je ne voulais pas qu'elle souffre davantage. Mes idées noires auraient fini par déteindre sur elle, elle se serait inquiétée pour moi, elle aurait essayer de me sauver...
- Vous refusez donc d'être sauvé ?
- Je ne refuse pas d'être sauvé. C'est juste que personne ne pourra m'aider. Ni vous, ni elle. C'est trop tard. Les gens comme moi ne peuvent pas être sauvés, peu importe la miséricorde dont on fait preuve. Parce que je suis déjà mort.
- Si vous étiez persuadé que votre cas était désespéré, vous ne seriez pas là en train de me parler. Au fond de vous, une petite voix appelle à l'aide.
- C'est Frisk qui me maintenait debout. Elle détenait toutes les ficelles qui relient les choses entre elles. Avec elle, j'avais presque l'impression d'être normal, d'avoir droit au bonheur. C'était mon seul antidépresseur. En la quittant, je pensais qu'elle me haïrait, qu'elle me fuirait, qu'elle finirait par tomber amoureuse de quelqu'un d'autre. Et c'est ce qu'elle va faire. Mais je lui ai brisé le coeur, et je ne peux pas le supporter. À cause de moi, elle est portée disparue !
- Nathanaël, vous ne pouvez pas jouer avec les sentiments des gens comme ça...
- J'ai fait ça parce que je l'aime !
- Je sais bien... Mais si elle vous aimait en retour, elle serait allée au-delà de la dépression et de vos pensées suicidaires. Elle vous aurait accepté tout entier, avec vos qualités et vos défauts. Et elle l'aurait fait si vous lui aviez ouvert votre coeur, si vous lui aviez dit toute la vérité.
- Comment aurait-elle pu m'aimer alors que moi-même je me déteste ?
- Nathanaël... C'est elle qui vous a demandé de sortir avec elle. Et les filles sont généralement plus sincères par rapport à leurs sentiments que les garçons, à votre âge. Elle vous aimait.
- Vous aviez raison. Je n'aurais jamais dû la laisser tomber... Je voulais la protéger, mais j'ai réussi tout l'inverse. Elle est partie à cause de moi, elle a fui mes sentiments avariés. Et si elle souffrait comme moi, depuis le début ? Si elle était dépressive et qu'elle me l'avait caché ? Elle n'a pas beaucoup d'amis au lycée, et avec sa mère disparue... Elle pourrait être n'importe où à l'heure qu'il est, et peut-être même morte, qui sait ? Je l'ai tué monsieur. De mes propres mains. »

Je fondis en larmes. Chacun de mes mots me blessaient le coeur et l'esprit, au-delà de ce que je pouvais supporter. Je voulais disparaître, arrêter de respirer, me figer pour l'éternité, mourir, là, maintenant.
La souffrance m'empêchait de respirer, mes poumons brûlaient comme jamais. Je voulais la revoir, plus que tout au monde.

« Vous n'êtes pas responsable. Il est difficile d'agir face à des personnes dépressives, et peut-être qu'elle ne savait pas vraiment agir non plus, avec ses propres sentiments. La colère, le désespoir, l'impression d'abandon; tout comme la peur, possèdent deux facettes : le bloquage et la capacité d'avancer. Peut-être l'avez-vous propulsée vers quelque chose de plus grand encore ? Une adolescente ne peut pas éternellement disparaître dans la nature. Elle va revenir. Évidemment, vous lui avez fait beaucoup de peine... Si cette situation vous convient, vous pouvez laisser les choses comme elles sont, et faire en sorte qu'elle vous oublie, au fil des mois... Ou alors, vous pouvez essayer de rattraper votre choix, et lui expliquer vos raisons. Si elle vous a vraiment aimé, elle saura comprendre vos agissements, malgré la souffrance.
- Mais je ne veux pas qu'elle sache ce qui se passe dans ma tête, mes pensées distordues, la folie qui me ronge les cellules graduellement, ces fichus fantômes qui dansent au sein de mon esprit ! Elle ne doit pas savoir que je suis malade, que je n'arrive pas à imaginer le futur, que la seule chose que j'ai envie de faire, c'est de m'exploser les veines, ou de me tirer une balle ! Depuis qu'elle est partie, c'est encore pire. Y'a plus rien qui me retient de faire le grand plongeon. Je la vois partout, à chaque coin de rue derrière chaque fille aux cheveux courts, à travers chaque sourire.... Mais elle n'est plus là. Elle n'est plus là !
- Nous avons déjà eu cette conversation Nathanaël. Le suicide n'est pas la solution... », déclara-t-il, avec un calme tout à fait perturbant.
« Vous ne comprenez pas ! », hurlai-je, alors pris de colère. « Votre métier c'est de ralentir l'aiguille de la mort histoire qu'elle ne se fige pas trop tôt. Mais vous ne faites que rallonger cette douloureuse agonie qui dure depuis des années. Vous savez que la barque va couler, et vous êtes là avec votre seau, à vous débattre du mieux que vous pouvez pour éviter que je me noie. Mais le trou est là, béant, et je vais mourir, on ne peut plus le boucher. Alors, à quoi ça sert ? Pourquoi est-ce que vous essayez de me sauver ? Pourquoi est-ce que vous ne pouvez pas juste me laisser mourir ? », aboyai-je, cherchant à transmettre ma souffrance à quelqu'un d'autre.
« Mourir ne mettra pas un terme à vos souffrances. », continua-t-il, toujours avec ce calme insupportable. « La mort est très différente de ce que vous imaginez. En vous donnant la mort, vous allez juste transmettre votre douleur à votre entourage. Et dans ce cas-là, effectivement, vous allez les empoisonner. Les suicidés ne pensent jamais à ceux qui restent. Est-ce que c'est ce que vous voulez ?
- Peut-être que plus personne ne veut d'un déchet comme moi.
- Cessez de raconter des bêtises auxquelles vous ne croyez même pas. Beaucoup de gens vous apprécient, et vous le savez.
- Mais personne ne m'aime. Personne ne m'aime. Et je les comprends. Comment pourrait-on aimer quelqu'un comme moi ?
- Nathanaël, cessez de...
- Mais taisez-vous à la fin ! », le coupai-je. « Voici vos trente euros, cette séance est terminée.
- Je vous interdis de partir. Vous êtes psychologiquement instable, je n'ai pas envie que vous vous fassiez du mal.
- Vous n'avez aucune autorité sur moi ! J'écourte notre rendez-vous si j'en ai envie. Et je me ferai du mal si j'en ai envie aussi ! », continuai-je de hurler.

Je sortis l'argent de ma poche et le déposai à la va-vite sur le bureau, puis sortis de la pièce en trombe, claquant la porte derrière moi. Au bout du couloir, je tournai à gauche, puis à droite, descendis les trois étages de l'hôpital en courant, et m'engouffrai à l'extérieur. Je l'avais semé. De toutes façons, ce n'était pas un vieux croulant comme lui qui pourrait me battre à la course. Je poursuivis ma route jusqu'au parking, et même au-delà. Je ne prêtais plus attention à la douleur lancinante qui me hachait les jambes, ni à mes poumons en feu, ni au vacarme dans mon crâne. Le désespoir et l'envie d'en finir dépassaient tout.

Crétin. Bon à rien.

Je courus des minutes entières, ignorant le rythme effréné de mon coeur, la fatigue écrasante, ma gorge qui brûlait à cause du froid. Seul le bruit molletonneux de la neige s'écrasant sous mes Doc Martens me rattachait à ce monde détraqué.

Crétin. Bon à rien.

Je courus des kilomètres, longeant des maisons bloquées par toute cette masse blanche, des routes verglacées et dangereuses, quelques cours d'eau gelés. Plusieurs fois, je me surpris à penser que je n'avais qu'à briser la glace puis me jeter à l'eau pour me donner la mort. Je pourrais sentir chacune de mes cellules fonctionner au ralenti, l'hypothermie veillant sur moi. Me laisser glisser dans le sommeil, et ne jamais me réveiller. Sauf que, comme l'avait si bien souligné monsieur Delaunay, je n'avais pas le courage de passer à l'acte. J'espérais désespérément que quelqu'un me vienne en aide. Mais cette personne existait-elle ? Ou était-elle encore vivante ?

Crétin. Bon à rien.

Mes larmes gelaient sur mes joues, et je laissais derrière moi de petits volutes de vapeur blanche, ma chaleur corporelle contrastant avec l'extrême froideur du lieu. Les arbres se succédaient les uns après les autres, ainsi que mes souvenirs.

Crétin. Bon à rien.

Le goût de ses lèvres contre les miennes, ses sourires en coin, la symphonie de ses rires. L'éclat de ses yeux quand tout devenait trop dur, la douceur de ses mots chuchotés au creux de mes oreilles. Sa beauté irréelle, d'un autre monde.

Crétin. Bon à rien.

Je me perdis entre deux lotissements, tous rendus identiques par l'omniprésence de la neige. Il n'y avait personne aux alentours, pas même quelques voitures cherchant à s'extirper de ce manteau blanc. Qui serait assez taré pour sortir, avec un temps pareil ?

Crétin. Bon à rien.

Je suis passée à côté de sa maison. Mes foulées ont cessé, et je me suis écroulée au sol. J'ai hurlé, j'ai hurlé de toutes mes forces, comme pour évacuer de mon corps tous mes
démons. Mais ils refusaient de sortir. J'ai hurlé de toute mon âme torturée, espérant au fond de moi que Frisk finirait par ouvrir la porte, qu'elle sauterait par-dessus la petite clôture et me prendrait enfin dans ses bras. Elle me transmettrait sa chaleur, la lumière de ses sourires, sa détermination, peut-être même un peu de sa volonté de vivre. Elle me répéterait des «je t'aime» doux, antiseptiques, capables de recoudre mes déchirures. Elle me ramènerait à la vie, rien qu'en effleurant ma peau.

Crétin. Bon à rien.

Je ne parvenais plus à respirer. J'avais à la fois si chaud... et terriblement froid. Une sueur glacée humidifiait ma chemise, me faisant suffoquer. Ma vue se brouilla peu à peu, tout se mit à tourbillonner. Ce qui était autrefois d'une blancheur immaculée se transforma en une mélasse brune, noire et jaunâtre, tout comme mon esprit. Je me sentais glisser en dehors de mon corps, tout doucement, alors que je commençais à vomir.

Crétin. Bon à rien.

La dernière chose que je vis ce jour-là fut le corps longiligne du père de Frisk, juste avant que je perde connaissance.

L'univers devait être fatigué d'être lui-même. Il avait décidé de compresser toute sa beauté et sa complexité en une plus petite forme, à la fois si tendre et fragile. Ainsi, toutes les personnes autour d'elle se sentiraient comme une partie des astres. Et quand j'étais avec elle, je me sentais comme une étoile.

Une étoile filante, qui renvoyait encore un peu de lumière aux autres, alors que j'étais déjà mort.

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Voilà, ce chapitre "spécial" est terminé !
Qu'avez-vous pensé de ce petit zoom sur Nathanaël ? Vous a-t-il permis de le voir un peu différemment ? Avez-vous envie de plus de chapitres sur ce petit blondinet, ou du strict nécessaire pour le bon cheminement de l'histoire ?

Je vous remercie également pour vos compliments en commentaires, et votre soutien. On a dépassé la barre des 2k lectures o_o !! C'est tout bonnement hallucinant, je vous remercie du fond du coeur T-T. Je vous aime très très fort, merci d'être là !
Pour vous remercier, je voulais savoir si ça vous dirait que je fasse une FAQ dans quelques chapitres... Vous pourrez poser des questions aux personnages déjà présentés dans cette histoire (si certaines étaient frustrées par les brusques adieux avec Croâpaud, lâchez-vous en commentaires!), ou à moi, si vous voulez en apprendre plus sur la fille qui se cache derrière Delarmesetdencre. Du coup, si ça vous intéresse, laissez le #FAQ juste histoire que je sache quelques questions je dois garder en réserve :3

Comment va finir Nathanaël ? Reverra-t-il notre petite Frisk préféré ? Restera-t-il en vie d'ici-là? Comment se passeront les premiers échanges entre Frisk et Sans ?
Vous verrez cela dans le prochain chapitre (qui arrivera une fois le bac passé, désolée :/) !
Sur ce,

Restez
D-É-T-E-R-M-I-N-É-S
~

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