Chapitre 7: Le grand départ

C'est le grand jour. Pourtant, je me sens comme dans un rêve. Mes gestes se font robotiques. Alors que tout semble normal autour de moi, je suis habitée d'un affreu sentiment de nervosité. Je me sens si désorientée...

Hier a été une journée formidable, soit, mais ce n'est pas sans raison et je le sais très bien. Le pire de tout ça, c'est que je ne plus parler à mes parents en face à face. Mon apparence les effrayerait au plus haut point. J'en ai le cœur énormément lourd.

En résumé, je suis en train de faire mes bagages pour partir... quelque part. Un quelque part dont je ne sais rien, pas même où il se trouve.

On est samedi, donc je n'ai pas d'école - je n'y serais pas allée de toute façon. Lorsque mes parents ont reçu le message de la direction comme quoi je ne m'étais pas présentée hier en cour, ils ont répondu que j'étais malade. Ce qui est plus ou moins vrai, mais j'ai décidé de jouer le jeu. Alors, ce matin, je feins de rester au lit. Ce n'est que mon excuse pour ne pas trop sortir de ma chambre: j'ai un tas de trucs à préparer avant mon départ.

Je saisis mon sac d'école. Je le vide de tous mes trucs scolaires: cartables, manuels, crayons. Puis, au fond du sac, je découvre un vieux papier replié. Intriguée, je le prends doucement et le déplie. Mon coeur se serre.

C'est une photo de Kat et moi lorsque nous avions treize ans. Nous avons les bras dans les airs et un grand sourire fendu jusqu'au oreilles. Nous sommes photographiées devant je-ne-sais-quel monument que nous avons visité avec l'école. Mon cœur se serre. Il y a quelques années, Kat et moi étions beaucoup plus proches que maintenant. Ensemble, nous étions un "nous", pas un "Kat et son chien de poche". J'ai toujours espérer retrouver la complicité que j'avais autrefois avec elle, en vain. Je serre la photographie entre mes doigts et lutte contre l'envie de pleurer qui vient brusquement de me prendre.

Qu'a-t-il pu bien arriver à Kat?

On en a même parlé hier à la télévision. Les enquêteurs soupçonnent un kidnapping ou un meurtre. Ça me glace le sang.

Au fond de moi, même si je sais que je me fonde sûrement sur de faux-espoirs, j'espère toujours retrouver Kat à Alteran. Si elle s'est rendue sous terre, peut-être s'y est-elle égarée?

Ce qui m'emmène à une de mes plus grandes inquiétudes. Alteran, quel genre d'endroit est-ce? Je sais seulement que c'est un lieu souterrain (bizarre), qu'on va m'envoyer à une sorte d'école ou je ne sais quoi où on va tester mes aptitudes (très bizarre), et qu'il aura des créatures aux yeux violets comme moi (très, très bizarre). Ah, oui, j'oubliais: je ne sais même pas ce qu'elle sorte de monstre je suis devenue encore (très, très, très bizarre: seuil de la démence).

Je suis profondément irritée de ne pas savoir ce que je suis moi-même. Je suppose que je vais le découvrir demain, voire aujourd'hui même. Rien qu'à cette pensé, je frissonne.

Je tente de chasser ces pensées de mon esprit et fourre le plus de vêtements possible dans mon sac: jeans, t-shirts, sous-vêtements et chaussettes.

J'y range aussi ma belle robe de soirée rouge vive. Je préfère prendre des précautions: si jamais il se déroule un bal ou un événement semblable à Alteran, et que je suis la seule qui est là, comme une folle, en jeans troués et en t-shirt, je serais vraiment embarrassée. Ce serait totalement mon genre, en fait. Ça m'ait déjà arrivé. J'avais quatorze ans et je revenais de mon cours de natation. Mes cheveux luisaient d'eau de piscine et mon corps empestait le chlore. Je me souviens que je portais des joggings et un vieux pull (bref, rien de très flatteur). Ma mère est venue me chercher après mon cours en m'annonçant que nous devions nous rendre au mariage de son amie. Je croyais que c'était une blague! Mais je suis réellement allée au mariage de l'amie de ma mère (que je ne connaissais même pas) en joggings. C'était très embarrassant.

Il est midi et demi. Je réussis tant bien que mal à refermer mon sac plein à craquer. Puis, je m'assois lentement sur le bord de mon lit. Je balaie pensivement ma chambre du regard. Autour de moi se dressent mes murs bleu poudre, dont j'ai toujours détesté la couleur, ma commode trop massive pour ma petite chambre devant mon lit, et à mon plafond, un luminaire discret que ma marraine m'avait rapportée d'Italie; je l'ai toujours adoré.

Je soupire lourdement. Et dire que ce décor réconfortant, cette pièce que je chérie depuis toujours, ne fera bientôt plus partie de ma vie.

Je saisis doucement le cadre avec ma photo de famille qui se trouve sur ma table de chevet. J'étais petite sur l'image. J'avais cinq ans. À mes côtés, il y a maman, papa et Alicia. Je caresse tendrement la photo du doigt. Ma vision se brouille progressivement de larmes. Je refoule vivement mon envie de pleurer et décide de retirer la photo du cadre. Je la range soigneusement dans mon sac, tout près de celle de Kat et moi, pour ne pas oublier ces visages rassurants.

J'avance de quelques pas. Je glisse légèrement mes rideaux de ma fenêtre afin que je puisse apercevoir la rue devant chez moi. La température est similaire à hier: partiellement ensoleillé. Je m'accoude au bord de ma fenêtre. Je vois le facteur passer en-bas en sifflant. Le voisin d'en face qui arrose son gazon. Plus loin, un groupe d'enfants à vélo. Ces gens-là, se doutent-ils seulement qu'un monde se trouve sous leurs pieds? Une cité souterraine?

Je fronce légèrement les sourcils, songeuse. On ne se doute pas que les choses que l'on juge "surnaturelles" puissent être bien réelles. C'est comme si nous ne nous arrêtions qu'aux choses qu'il est possible d'expliquer et ignorions l'inconnu. Par exemple, la voiture que j'ai défoncé hier, est-ce que ç'a un moindre lien avec les lois dans la science?

Je suis désormais embêtée par la question. Je décide donc d'agir comme n'importe qui aurait fait à ma place: je saisis mon cellulaire et vais sur Google.

Je tape rapidement: "humain qui détruit une voiture". Je n'ai que des résultats inutiles et hors-contextes. Je vais sur un forum de questions et je demande anonymement et avec beaucoup de sérieux:

« Bonjour! Il s'est passé un truc débile hier - enfin, vous comprendrez lorsque vous aurez terminé de lire ce message ou, du moins, je l'espère. Pour faire une histoire courte, une automobile a failli me tuer hier, mais c'est la voiture qui a reçu le choc et qui a été endommagée. J'ai détruit une automobile. Quelqu'un pourrait bien m'expliquer comment c'est possible? Merci à l'avance. »

Les réponses viennent immédiatement:

« T'as besoin d'aide. »

« C'est juste impossible. Qu'est ce que tu as consommé juste avant cet évènement? »

« ?? »

« Les amis... ne nourrissez pas le troll. »

Je suis découragée par ces réponses absurdes. Je suis totalement sérieuse, et voilà comment on me répond! Je range mon téléphone dans ma poche, un peu insultée.

Les minutes s'écoulent lentement. Il est treize heures. Je dois avouer que je commence à être nerveuse: je ne sais pas trop quand partir, ni comment. Je sais que je suis née à treize heures et dix, mais j'ignore s'il y a un lien entre l'heure de ma naissance et l'heure de mon départ.

Je m'assois près de ma fenêtre - question de profiter des rayons du soleil - et croise nerveusement les bras. Mon regard s'arrête à mon bracelet, ou devrais-je dire à ma stillad. Je la retire doucement pour la première fois depuis deux jours pour l'inspecter de près. Elle est délicatement forgée en argent. Ce bijou est très finement travaillé, on y voit de nombreux détails: parcouru de petites spirales, plaqué d'onyx à quelques endroits et constellé d'améthystes, c'est une merveille pour les yeux. Je me demande bien qui a pu la fabriquer, et de quelle façon. Je la glisse à nouveau à mon poignet.

Quelque chose percute lourdement ma fenêtre. Je sursaute vivement et me redresse. Juste dehors, sur le rebord de la fenêtre, il y a un petit caillou. Intriguée, je la glisse et me dépêche de prendre la roche. Un message semble y être collé. Curieuse, j'arrache le papier pour le lire:

« J'espère que tu es prête: c'est presque l'heure. Même si tu n'es pas prête, eh bien, tu partiras quand même! »

Je fronce les sourcils et regarde par ma fenêtre. Juste en-bas, il y a Alex qui me fait des grands signes avec ses bras en dansant bizarrement, un sourire béat sur les lèvres. J'éclate de rire. Il me fait signe de le rejoindre dehors. J'hésite: je consulte ma montre. Treize heures et huit. Je sens mon coeur s'affoler. Un peu tremblante, je m'empare de ma sac à dos et descends au rez-de-chaussée.

Mes parents sont partis faire des courses. Je retrouve donc ma maison vide. Je me sens déchirée: ma mère et mon père vont revenir chez eux et revivre leur pire cauchemar. Après quelques instants d'hésitation, je prends un crayon et le bloc-notes de ma mère pour écrire ceci:

« Chère maman, je suis partie. Je ne sais pas si je reviendrai. Je vais penser à toi et papa très fort. Vous ne devez pas vous inquiéter pour moi. »

Je m'interrompe, le cœur lourd. Je dois dire un truc de plus heureux à la fin. Je ne veux pas faire pleurer ma mère.

« Je jure sur toutes aubergines sur Terre que je vais bien. Tu sais à quel point j'aime les aubergines avec leur peau toute douce, alors tu sais pertinemment que ça signifie que je dis la vérité. Avec tout mon amour, Jenn XX »

La gorge serrée, je laisse la note sur le comptoir de la cuisine. J'enfile mes vêtements d'extérieur - sans oublier l'écharpe multicolore - avant de franchir le seuil de la porte. Je jette un dernier coup d'oeil à cette maison qui m'a abritée toute ma vie. Alex m'appelle dans la rue:

- Jenn, je t'avais déjà dit que tu étais l'humaine qui avait le plus de caractéristiques communes avec les tortues que je connaisse? Dépêche-toi!

Je ferme la porte derrière moi. Puis, je tourne la tête, décidée. Ça, c'était mon passé. Je dois avancer.

- On y va? me demande Alex.

- Quand tu veux.

Alex hausse un sourcil. (Je ne sais pas comment il fait ça... je suis incapable, moi, de ne lever qu'un seul sourcil sans froncer l'autre!) Il me dit:

- Tu ne comprends pas... c'est qu'on le sait lorsqu'on doit partir.

- Le savoir? l'interrogé-je, perplexe.

- Attends quelques minutes. Tu vas comprendre de quoi je parle.

Nous nous asseyons dans l'herbe devant chez moi. Mais à peine trente secondes après que nos fesses aient touché le sol, je me relève soudainement. C'est comme par instinct. Je dois partir. J'empoigne mon sac et commence à marcher sur le trottoir. Alex est à mes côtés et me lance, moqueur:

- Alors, tu comprends, là?

- Oui.

Je ne me sens pas bavarde. La seule chose à laquelle je pense, c'est partir.

- Tu connais le chemin? lance-t-il.

- Oui.

Partir.

- Et comment cela se fait-il?

- J'sais pas.

Partir.

Alex semble s'amuser de la situation, comme s'il avait déjà vu d'autres personnes comme ça. Mais je ne m'occupe pas de ça. Je dois juste partir. Je marche d'une allure énergique et frénétique. Je ne fais que fixer devant moi, comme si je consultais une carte invisible de la ville me montrant l'itinéraire jusqu'à ma destination que j'ignore moi-même. Mais on s'en fiche. Je dois juste partir.

Je traverse plusieurs fois la rue sur mon feu rouge et je manque plusieurs fois de me faire renverser par des voitures - ou plutôt renverser des voitures, mais peu importe. Lorsque les conducteurs nous lancent des injures à Alex et moi, mon camarade lui répond:

- Dès qu'on met le pied dans la rue, vous n'avez pas le droit de nous écraser, espèce d'abruti! Priorité piétons, la courtoisie!

On marche depuis au moins vingt minutes. Je suis infatigable. Je dois partir. J'entends Alex haleter un peu à mes côtés. Alors, je dis pour la première fois depuis qu'on a commencé à se déplacer une phrase longue et sensée:

- Avant-hier, on a couru pendant une heure de temps sans s'arrêter, et là on marche vingt minutes et tu t'essouffles?

- Peut être qu'avant-hier, on avait une motivation valable pour courir? soupir Alex en roulant les yeux.

- Bah nous avons une motivation valable de marcher aussi: partir.

- Parle pour toi...

Dix minutes plus tard, je m'arrête brusquement. Alex manque de me foncer dessus.

- Qu'est ce qu'il y a? m'interroge-t-il.

- Nous sommes arrivés.

Nous sommes au milieu de nul part, mais je sens que nous y sommes. Je fais quelques pas vers la droite. Devant moi descendent les escaliers qui conduisent à la station de métro. Je fais signe à mon compagnon de me suivre alors que je descends lentement ces escaliers qui, je le sens, me rapprochent de plus en plus de ma destination.

Nous aboutissons à la station. Il y a peu de gens en ce début d'après-midi. Au lieu de me rendre vers là où tout le monde va, c'est-à-dire près des trains, je pars dans la direction opposée qui semble conduire nul part. C'est vide. Je me déplace encore pendant une dizaine de minutes. C'est le calme plat. Il n'y a que moi, Alex, et le long couloir que nous suivons sans vraiment savoir pourquoi. Couloir qui, après tout ce temps, fini par s'achever. Nous sommes à la fin du corridor, faces à un mur de vieilles pierres. Mes yeux violets étincelants, je murmure:

- Ça y est, Alex, nous sommes vraiment arrivés, cette fois-ci...

- Jenn, débute-t-il, espiègle. Ça, c'est un mur.

Il semble vouloir me laisser deviner seule comment accéder de l'autre côté. C'est un jeu d'enfant: instinctivement, je colle mon poignet où ma stillad est contre le mur et j'attends. La paroi de pierre commence à changer de couleur: elle vire du gris acier au violet. Comme mes yeux. Comme les pierres de ma stillad. Certaines des roches qui montent le mur se mettent à disparaître. Le mur se transperce d'une ouverture grande comme une porte. Alex me fait un de ses sourires éclatants et me fait signe d'entrer. Inutile de sa part. Je suis déjà entrain de franchir la porte.

Un couloir très similaire au précédant se présente à nous. Mais au bout de celui-ci se trouve non pas un autre mur, mais une grande arche en argent. En vieille écriture gothique, on y lit, gravé dans le métal: "Alteran, stejk di restea."

- Ça signifie "terre de paix" dans notre langue traditionelle, me murmure Alex.

Mais je ne l'écoute plus: alors que je franchis l'arche, un formidable paysage s'ouvre à moi: sous mes yeux, je vois un monde souterrain, où le ciel est remplacé par une gigantesque voûte de pierre violacée taillée, les maisons, troquées par d'immenses tours longeant les murs, semblables à des termitières où chaque trou est illuminé par l'activité à l'intérieur, les étoiles, remplacées par de minuscules lucioles flottant un peu partout pour éclairer à un minimum ce monde souterrain. C'est un univers féerique. On se croirait en une nuit de pleine lune.

- Alors? me chuchote Alex.

- C'est magnifique, m'émerveillé-je. Tu vies ici depuis toujours?

- Oui, je suis né ici. Disons que... j'essaie d'y vivre...

- Tu essaies?

Que veut-il dire par là? Je n'ai pas le temps de lui poser d'autres questions. Un groupe d'une dizaine de personnes est venu à notre rencontre. Ces gens sont tous vêtus élégamment, d'une longue robe noire et violette pour les femmes, et d'un costume noir bordé d'argent pour les hommes. Le plus frappant dans tout cela, c'est qu'ils sont comme moi. Les yeux violets et la peau blême. L'homme qui était en avant de tous les autres du groupe, un personnage qui ne devait pas avoir plus de quarante ans, s'avance vers moi. Alex lui fait une courte révérence. Ce geste me surprend un peu de la part de Alex. Cet homme doit forcément être important. Il prend la parole:

- Bonjour, je suis Atenas, chef du Conseil. Vous devez être Jennifer Akson, la Nouvelle. Après-demain commenceront les tests. La journée de demain sera dédiée à votre initiation à notre monde et à la rencontre de vos camarades.

Des camarades? Je suis la pire pour me faire des copines. Ça ne commence pas très bien. Atenas fait un pas de plus vers moi et me dit, avec un sourire bienveillant:

- Bienvenue à Alteran.

Suivi des autres membres du Conseil qui répètent après lui. Je tourne la tête vers Alex. Il me fait un clin d'oeil et je lis sur ses lèvres un petit: "Ça va bien aller!"

Étrangement, je n'en suis pas si sûre que ça.

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