Chapitre 5: Insomnie et accident de voiture
Je n'arrête pas de me retourner dans mon lit. Tourne, retourne. Tourne, retourne. Je ne suis pas capable de m'endormir. J'ai l'impression d'être encore là, à sauter en-bas de l'école. Aujourd'hui a été la journée la plus débile de ma vie. Ce n'est pas à tous les jours que vos yeux changent de couleurs, que vous séchez presque tous vos cours, que vous vous précipitez en bas de votre école et que... vous tombez amoureuse.
Je dois admettre qu'Alex me plaît bien. Il est mignon, sympa (sauf le matin, mais on s'en fiche), compréhensif, courageux,... et surtout, il comprend la situation dans laquelle je me trouve. Je ne sais pas trop pourquoi, mais je compte le découvrir bientôt. En tout cas, je dois au moins essayer d'établir un lien entre le fait qu'il soit arrogant tous les matins, qu'il a réussi à tuer une chose noire, et qu'il dit être "comme moi". Allez savoir ce qu'il veut dire par là...! Lui, au moins, il n'a pas des yeux comme les miens.
Je me tourne, je me retourne. Il est maintenant onze heures du soir.
Après avoir passé un peu de temps avec Alex au bistro, j'ai décidé de rentrer chez moi. Mon compagnon a insisté pour m'accompagner. Seulement, en courant hors de l'école, j'avais perdu tous mes points de repaires. Je ne savais plus comment retourner chez moi! (Je sais, tout à fait mon genre.) Après s'être moqué de moi, Alex m'a payé un taxi pour retourner chez moi. Avant d'entrer dans le véhicule, il m'avait moqueusement lancé de l'appeler une fois que je serais rentrée, question de s'assurer que j'aie survécu au voyage en taxi. Alors, oui, il m'a donné son numéro.
Une fois rendue à ma maison (il était trois heures de l'après-midi), je l'ai appelé, comme il m'avait demandé. Puis, nous avons parlé de tout et de rien. J'ai appris que son animal préféré est la grenouille, et qu'il aimait bien les mettre dans les cheveux de sa grande soeur lorsqu'il était petit. Il m'a raconté qu'il jouait de la guitare. Je l'ai encouragé pour qu'il en joue au téléphone, mais il m'a dit qu'il n'était pas chez lui. Alors, je lui ai demandé pourquoi il n'était pas rentré: il m'a répondu que le réseau ne fonctionnait pas, chez lui. Ça m'a semblé bizarre, mais que voulez-vous! il ne m'a pas parlé d'où il vivait. Je ne sais donc pas si Kat mentait ou non sur le fait qu'il vivrait supposément dans les souterrains de la ville. Lorsque j'ai raccroché, il était cinq heures de l'après-midi.
Je me tourne, je me retourne.
J'avais ensuite entendu la sonner à la porte: mon père qui rentrait du boulot. Je suis donc allée lui répondre, sans toutefois le regarder en face. (Imaginez la réaction de mon père s'il voyait sa fille avec des yeux violets... ) Je me suis ensuite réfugiée dans ma chambre sous prétexte que je ne me sentais pas très bien et que j'avais besoin de repos. Je me suis mise à y chercher un vieil article de journal qu'on avait publié il y a dix ans et demi sur ma grande soeur, Alicia. Je l'ai rapidement trouvé et je l'ai lu au complet:
« Aujourd'hui, 10 mai, nous avons signalé la mystérieuse disparition d'Alicia Akson, dix-sept ans, dans le sud de la ville. Les autorités ignorent pourquoi, ni comment la jeune fille a disparu. Ses parents affirment l'avoir vue auprès d'eux dans leur domicile le soir même de la nuit où le drame s'est produit.
D'ailleurs, chaque année, on compte au total une vingtaine d'adolescents de dix-sept ans qui disparaissent à travers les États-Unis et le Canada. De tous ces mystérieux disparus, aucun n'a jamais été retrouvé. Serait-ce un complot, un groupe de criminels ou autre société secrète qui s'amuserait à kidnapper les jeunes de cet âge? La famille Akson a commenté à ce sujet: "Nous sommes atterrés." nous a confié le père de famille. "Nous craignons aussi désormais pour notre deuxième fille, Jennifer. Lorsqu'elle aura dix-sept ans, nous serons très vigilants."
Nous invitons toutes les familles à en faire de même. »
Mon ventre s'est noué: je savais très bien que je devais partir dans deux jours, moi aussi. Mes parents... Mes pauvres parents. Ils ont déjà enduré l'enfer qu'est celui de perdre un enfant. Méritent-ils réellement de le vivre à nouveau?
Cependant, je me suis immédiatement sentie rassurée d'apprendre quelques jeunes étaient sûrement comme moi, à travers le continent. Après le départ d'Alicia, mes parents sont devenus beaucoup plus protecteurs envers moi. Je comprends maintenant pourquoi.
Suite à ma lecture, je suis directement allée au lit, malgré l'heure hâtive. J'avais envie de disparaître, de me transformer en petite boule de poussière pour que plus personne ne s'occupe de moi. Tout ce que je venais d'apprendre me pesait sur les épaules. J'avais envie de sombrer dans l'oublie le temps d'une nuit.
Je me tourne, je me retourne.
Cependant, maintenant, j'attends toujours. J'attends quelque chose, un signe de fatigue pour m'endormir. Mais pleins de questions me torturent l'esprit: que faisait Madame Night avec Alex? Qui était ce type débile qui essayait de défoncer la porte du vieux vestiaire? Pourquoi Kat a-t-elle mystérieusement disparu? Je dois arrêter de penser à tout ça. Du moins, pour l'instant.
Il est minuit et demi. Je commence à désespérer: je vais passer une nuit blanche. J'ouvre ma lampe de chevet et saisis le livre qui repose sur ma table de nuit - un livre qui s'avère archi-nul, car c'est en fait celui qu'on doit lire pour le cours de Français. À peine dix minutes de lecture, et je n'en peux plus. Je balance le livre à travers la pièce. Il va s'écraser sur mon meuble et percute un objet qui tombe sur le sol. Un peu inquiète, je vais voir le truc qui s'est retrouvé sur le sol par la faute du livre (et non par la mienne, notez bien...)
C'est la petite boîte que ma soeur m'avait remise à mon anniversaire de sept ans. Le coeur serré, je prends précautionneusement le petit coffret noir. Il y a toujours le message à l'intérieur. Je soupire et retourne dans mon lit, le petit papier à la main. Je le lis et le relis plusieurs fois, comme si le texte cachait un message secret, ou une énigme à résoudre. Puis, j'accroche à un extrait du texte: "Moi aussi, à mon anniversaire de mes sept ans, on est venu m'offrir le bracelet, sauf que moi, c'est oncle Daniel qui me l'a remis."
Oncle Daniel. C'est le grand frère de ma mère. Célibataire, caissier dans un magasin grande distance, il est un type se nourrissant du mieux qu'il le peut dans son petit appartement au centre-ville. Je réfléchis un peu: si Daniel a donné le bracelet à Alicia il y a vingt ans de cela déjà, c'est évidemment parce qu'il sait quelque chose à ce propos.
Décidée, je dépose délicatement le message sur ma table de chevet et ferme la lumière. C'est officiel. Demain, j'oublie l'école et je retrouve Daniel.
Je me tourne, je me retourne. Je me tourne, je me retourne, jusqu'à ce que je me laisse glisser dans un sommeil agité.
Ce matin, bien que je me sente comme un verre d'eau trop à cause de la fatigue, je suis prête à affronter la journée. Rien ne pourra m'en empêcher! Je me dirige vers la douche, car je ne l'ai pas prise hier soir. La porte de la salle de bain est fermée. Je cogne et lance:
- Papa? C'est bien toi? J'ai besoin de la douche maintenant, je pars pour l'école dans une heure!
- Ah, Jennifer! crie mon père de la salle de bain. Tu te sens mieux, ce matin? Hier soir, tu n'étais pas dans ta journée. Tu as l'air bien, maintenant.
- Oui, je me sens très bien, t'en fais pas pour moi. Finis-en avec la douche, je suis pressée.
- Une minute, ma belle.
Une minute en signifie dix pour mon père, lorsqu'il est dans la douche. Exaspérée, je dirige vers la cuisine me servir un bol de céréales. Puis, je m'interromps brusquement et regarde autour de moi: ma mère n'est pas là, heureusement! Je n'ai rien pour me cacher les yeux. Par peur que ma mère ne me surprenne, j'engloutis mon déjeuner en moins d'une minute avant de retourner cogner à la porte de la salle de bain.
- Dépêche-toi, hurlé-je avec impatience.
- Ça y est, j'ai fini. Je sors...
L'eau cesse de couler et j'entends la porte de la douche s'ouvrir puis se fermer. Puis, je panique: mon père va me voir! J'accours à ma chambre et feins de fouiller dans mon sac, dos à la porte. Mon père apparaît dans le cadre de porte et me dit, les sourcils froncés:
- Je suis sorti... tu peux y aller.
- C'est bon, j'y vais, marmonné-je, toujours dos à lui. (Voyant qu'il ne part pas, je dis:) Tu peux t'en aller...?
- Bon, d'accord... s'étonne-t-il.
Lorsque je suis sûre qu'il est dans la cuisine, je me précipite dans la salle de bain et prends ma douche. Piouf! Faire les choses sans se faire voir, c'est difficile, ici. Je me lave rapidement avant de m'habiller, saisir mon sac, enfiler mon grand manteau d'automne noir - et l'écharpe multicolore de ma grand-mère. Si je mets cette atrocité dans mon cou, c'est vraiment parce qu'il fait terriblement froid, dehors. Sinon, elle reste écrasée dans le coin du placard. Je ne manque pas non plus de me mettre des lunettes de soleil afin de cacher mes yeux.
Je lance un petit "au revoir" rapide avant de claquer la porte derrière moi. Il fait un temps plutôt agréable, aujourd'hui. Enfin, pour une journée de novembre. Je respire un bon coup. (Mauvaise idée: le temps est tout de même glacial et prendre cette respiration m'a fait mal au nez, tellement l'air est frais... ) Puis je me lance.
Je parcours les rues de ma ville depuis une heure, maintenant. Je traverse la rue, songeuse: demain, si je dois réellement quitter ma maison, est-ce que ça signifie que je pourrai avoir un chat? J'ai toujours voulu en avoir un, mais ma mère est allergique. Ça peut paraître banal, comme réflexion, comparée à tout ce qui se passe présentement dans ma vie, mais j'ai pris la résolution aujourd'hui même que j'allais essayer, à l'avenir, de voir les choses du bon côté. (Bon, ça y est, je parle comme ma mère... )
Je m'engage rapidement sur la traverse de piéton. Puis subitement, j'entends une voix hurler:
- Dégage de la route, espèce d'idiote!
Avant que je ne puisse saisir le sens de ces paroles, je vois apparaître tout près de moi une voiture foncer à toute vitesse dans ma direction. Je n'ai comme réflexe que de me couvrir la tête du bras et de fermer solidement les paupières. Le véhicule va me percuter... J'entends ses pneus crisser, et son klaxon me japper dessus...
Je sens la masse de la voiture s'abattre sur moi. Elle me heurte violemment comme si j'étais un mur de pierre. Un énorme fracas retentit, puis plus rien. J'ouvre les yeux, et me retrouve devant le véhicule, à présent entièrement démoli en avant. Mais que vient-il de se passer? Pourquoi est-ce la voiture qui est endommagée, et pas moi? Je ne sais pas comment réagir. Les voitures cessent de circuler et les piétons, de marcher. Tous n'ont de que de yeux pour les dégâts que j'ai causés à cette automobile.
Je porte mes mains à ma bouche, sidérée. Ce n'est pas tous les jours que l'on cause des dommages à une voiture qui a passé à un cheveu de nous tuer. J'accours vers le conducteur, qui est en train d'évacuer sa voiture. Paniquée, je bredouille:
- M-monsieur? Vous allez bien? Rien de cassé? Laissez-moi vous...
- Espèce de...!
Le conducteur - visiblement sans séquelles de l'incident, mises à part quelques coupures - se jette sur moi. Il me serre l'avant-bras avec force et me regarde dans les yeux avec férocité. Heureusement que j'ai mes lunettes. Sinon, j'aurais été définitivement étiquettée "monstre" par cet homme. Je me débats un peu et, à ma grande surprise, je réussis facilement à me défaire de sa poigne. J'observe mon propre bras comme si je le voyais pour la première fois.
Et puis quoi encore?
- Qu'est-ce que tu viens de faire? hurle le conducteur. Dis-le-moi!
Je redresse la tête.
- Vous auriez pu me tuer, répliqué-je en évitant sa question. Et je jure que je n'ai pas voulu ce qu'il vient de se passer.
Je n'ai pas envie de discuter avec cet homme. De plus, j'entends le cri des sirènes de voitures de police se rapprocher d'ici. Après avoir adressé un dernier regard au conducteur, je m'éloigne en courant vers l'autre côté de la rue. Je l'entends me lancer des jurons et des insultes, mais je fais la sourde oreille: c'est lui qui aurait pu me tuer, après tout. Il est le fautif dans toute cette histoire, et non moi. Et puis, je ne veux pas rester une seconde de plus à côté de cette voiture.
Je marche d'un pas pressé sur le trottoir, la tête basse et les mains dans les poches. Ce qui vient de se produire n'a rien de normal. Bon sang, mais qu'est-ce qui cloche chez moi? Je presse le pas: j'arrive bientôt chez mon oncle, et je veux absolument lui parler de tout ça.
J'aboutis à son minuscule appartement au centre-ville. C'est une vieille bâtisse en brique, à l'apparence peu soignée. Je cogne, incertaine. Évidemment, avec mon côté inattentif, je cogne à la mauvaise porte. Honteuse, je vais à la suivante. Un homme à la fine barbe de deux jours, aux cheveux gris de la cinquante et aux traits fatigués me répond: oncle Daniel.
- Qui êtes-vous? marmonne mon oncle.
- Daniel, c'est moi, Jennifer. La fille de ta soeur cadette.
Le visage de mon oncle change radicalement. Son air fatigué laisse place à une expression mi-radieuse, mi-surprise.
- Jennifer! Entre, ma chère. T'es la bienvenue chez moi.
J'entre. Je découvre une maison malpropre, désordonnée et surtout, très, très petite. J'enjambe les mille et une choses qui traînent sur le sol: vêtements sales, journaux, nourriture, - oui, il y a un plat de spaghettis datant d'au moins trois jours - et autres choses dont je n'ai pas envie de parler. On va s'installer dans ce qui devrait être le salon.
- De la bière? me demande Daniel.
- Non, merci, dis-je en tentant de cacher mon léger dégoût.
- Alors, qu'est ce qui t'amène par ici? lance-t-il en débouchant sa bouteille de bière.
Il ingurgite un peu de sa boisson avant de rapporter son attention sur moi. Je prends une grande inspiration, un peu nerveuse.
- Ça, dis-je gravement en pointant mon bracelet.
L'expression de Daniel change radicalement. Il semble soudainement beaucoup plus distant et méfiant. Je prends mon courage à deux mains et me lance:
- Il y a vingt ans de ça, tu as offert un bracelet plutôt similaire à ma grande soeur, Alicia. À ma propre fête de sept ans, elle m'a donné à son tour un bracelet. Et depuis qu'un espèce de monstre dégoûtant est venu me mordre et que ce fichu bracelet est arrivé dans ma vie, je suis devenue autre chose, Daniel, et j'ai peur. Mes yeux ont changé de couleur (je retire vivement mes lunettes), ma peau a pâli et, le pire de tout ça, je fais des trucs vraiment flippants. Je vois très bien dans le noir et je viens de détruire une voiture! C'est du sérieux, Daniel, et je ne comprends rien de tout ça. Je veux qu'on m'explique.
- Je, Jenn...
Il semblait à la fois mal à l'aise et agacé.
- Je souhaite vraiment t'aider. Vraiment. Plus que tout. Mais ça... (Il soupire.) Je ne sais pas trop. Désolé.
Daniel fait mine de quitter la pièce, mais je l'arrête:
- Non, attends!
- Attends quoi? s'écrie-t-il brusquement en faisant volte-face. Tu vas me supplier de t'expliquer quelle atrocité tu es devenue, puis tu vas te plaindre de ton sort sur moi. Non, je ne t'explique rien. Demain, tu découvriras tout par toi même, et ce sera mieux ainsi.
- Je ne suis pas comme ça. Je te le jure.
Un lourd silence se crée. Daniel réfléchit. Je croise les doigts. Finalement, il soupire:
- D'accord. Je vais tout t'expliquer, mais tu dois me promettre...
Il prend une légère pause avant de continuer.
- ... que tu encaisseras bien le choc.
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