Chapitre 45: Un dernier au revoir

- Amé! Alex!

Ça fait déjà dix minutes que je cherche mes amis dans la cour de Kat. Son terrain est si grand; je n'en ai pas encore fait le tour. La pénombre est très dense. C'est une de ces nuits sans lune et sans étoile. Je remercie ma vision nocturne car, maladroite comme je suis, je n'aurais jamais été capable de me déplacer ainsi.

- Fabien? Kat?

À chacune de mes expirations, un nuage de vapeur s'échappe de ma bouche entrouverte. La peau de mes bras est en train de rougir; même pour une Alteranne, il fait drôlement froid.

- Jacob! Tess! Vous êtes là?

Le silence qui règne dans la cour de Kat est drôlement surnaturel. Les gigantesques pins et chênes qui se dressent tout autour de moi découpent une silhouette menaçante dans le ciel. Je commence à me sentir égarée.

J'arrive alors en avant de la maison de Kat, à l'endroit où est garée notre voiture. Notre voiture! Je lâche une exclamation de surprise. Elle a disparu! Affolée, je balaie la cour avant et la rue du regard. Aucune trace de la vieille Honda, ni de mes amis.

Alors que je commence à désespérer, un crissement de pneu retentit. Je fais volte-face. Au tournant de la rue surgit la fameuse berline verte qui roule à toute vitesse, et c'est Fabien qui est au volant. Un grand sourire de soulagement s'étire sur mes lèvres; mes amis viennent me chercher! Néanmoins, je n'ai pas le temps de me rassurer davantage.

Un deuxième véhicule apparaît, suivant de très près notre bagnole. C'est une voiture sept places bourgogne, et par les fenêtres sortent les têtes et les bras de plusieurs Tracs, armés de fusils et de pistolets. Je fige raide. J'espère qu'il n'est rien arrivé à personne...

- Entre, Jenn, fais vite!

Je suis rapidement tirée de ma torpeur par la voix d'Amé. La voiture verte roule toujours à plein gaz sur la rue au bord de laquelle je me tiens, et je vois Amé qui ouvre la porte arrière gauche.

Sans qu'ils aient à me le dire, je sais ce que mes amis veulent que je fasse. J'avale de travers rien qu'à y penser, mais je rassemble mon courage et me prépare.

Je laisse notre véhicule me dépasser. Puis, juste avant que la voiture des Tracs passe devant moi, je me mets à courir derrière le véhicule de mes amis. Je sprinte à en perdre haleine entre les deux automobiles, les Tracs juste dans mon dos qui tentent de m'abattre avec leurs balles.

Pas la peine de préciser que je trouve cette situation assez angoissante.

- Vite, Jenn, bon sang! hurle Alex depuis la voiture devant moi.

J'accélère pour contourner la voiture verte par la gauche. Par la porte ouverte, Amé se penche vers l'arrière et me tend sa main. Alors que je m'apprête à la saisir à la laisser me tirer dans le véhicule, en sûreté, la voiture effectue un virage vers la droite qui me déstabilise complètement.

- Désolé, Jenn; mais je ne tenais pas à me retrouver dans la cour de quelqu'un! me crie Fabien de sa place.

Un peu frustrée, je recommence. Je tends mon bras à Amé. Celle-ci le saisit après un délai qui m'a semblé comme une éternité. Elle se met alors à tenter de m'installer dans la voiture. Puis, ce qui ne devait pas arriver se produit.

Un nouveau coup de feu retentit. Mais cette fois-ci, Amé lâche un grognement de douleur et retire vivement son bras. Je trébuche et manque de tomber carrément par en-avant.

Je prends quelques secondes à bien reprendre mon équilibre. Mon coeur bat à une vitesse ahurissante.

- Grouille-toi! me presse Tess depuis la voiture.

Le plus rapidement possible, je m'empare de l'intérieur de la porte de ma main gauche. Je prends une grande inspiration. Après avoir exécuté plusieurs pas plus puissants, je bondis sur ma jambe gauche et me projette à l'intérieur du véhicule tout en refermant la porte sur moi.

Je tombe directement sur Amé. Je ne prends même pas le temps de souffler: je me dégage très rapidement et me mets face à elle.

- Jenn, fais quelque chose! m'implore Amé avec empressement.

Je réalise, avec horreur, que son bras droit est complètement ensanglanté. Il s'est donc passé ce que je craignais; elle s'est fait tirer dans l'avant-bras alors qu'elle m'aidait à embarquer.

- Je ne peux rien faire, m'excusé-je, paniquée. J'ai besoin de "pleurer", c'est vraiment bête...!

Ce pouvoir commence réellement à me taper sur les nerfs.

Une nouvelle série de coups de feu retentit, et Fabien exécute de raides virages afin qu'aucune balle n'endommage trop le véhicule (même s'il y a déjà plusieurs égratignures et bosses sur le derrière de la voiture). Je suis donc projetée d'un sens et de l'autre. Nous sommes sept dans une voiture à cinq places; disons que nous nous fonçons tous les uns contre les autres.

- Jenn, fais quelque chose, merde...! rugit Amé.

La pauvre est au bord des larmes. Elle semble non seulement souffrante, mais aussi en colère. Je dois faire quelque chose. Je suis désolée, mais qu'est-ce qu'elle veut que je fasse? Je n'y peux rien si mes dons sont aussi idiots!

- Amé, on va d'abord se débarrasser des Tracs, déclaré-je en tentant de la calmer et de ne pas montrer mon irritation. Ensuite, on s'occupera de...

- Alors dépêchez-vous! me coupe-t-elle.

Je me tourne vers Alex, qui est assis en-avant avec Fabien.

- As-tu un pistolet bien chargé?

Il en sort un de sa poche et me le lance. Je manque de l'échapper mais fais comme si rien n'était (question de dignitié).

- Je l'ai piqué à un Trac avec lequel nous nous sommes battus, m'explique-t-il.

Je m'en fiche un peu, présentement, mais je hoche la tête. Je pivote à nouveau sur moi-même et appuie sur le bouton qui baisse la fenêtre à ma gauche.

Les coups de feu ont cessé depuis un moment, dehors; mais je sais que, dès que les Tracs verront mon pistolet sortir de la fenêtre, mes mains seront leur cible. Je prends une grande inspiration, agrippe fermement mon pistolet alteran à deux mains et le sors vivement dehors. Le truc, c'est de mettre le conducteur hors d'état de nuire.

Je tire à deux reprises; la première balle ne fait qu'égratigner le capot de la voiture, tandis que la deuxième va se nicher dans le pare-brise. Un auréole de verre brisé se crée autour de l'endroit où la balle a frappé.

Lorsque je vois un des Tracs s'apprêter à répliquer, je retire vivement mon pistolet et fais signe à Fabien d'être prudent. Je répète le même manège à plusieurs reprises, si bien que, après plusieurs coups portés au pare-brise, celui-ci explose complètement. Les deux Tracs qui étaient à l'avant du véhicule se retrouvent alors avec un visage lacéré par des éclats de vitres. Le conducteur fait un faux mouvement, et sa voiture vire brusquement dans un fossé. Jacob lâche un exclamation de victoire.

- On s'est débarrassé d'eux! s'écrie alors fièrement Fabien.

- Oui; maintenant, retournons porter Kat chez elle et chercher les effets que nous avons laissé dans la maison, ordonné-je. Après, on s'occupera d'Amé.

- Vous n'allez tout de même pas m'abandonner là-bas! s'horrifie Kat en portant sa main à son coeur.

- Tu appelleras la police dès que nous serons partis, répliqué-je avec assurance. Ils sécuriseront les lieux et enlèveront ainsi aux Tracs l'envie de s'aventurer chez toi.

- Et mes parents, il vont dire quoi? gémit Kat.

Je roule les yeux au ciel et me mets à regarder dehors le paysage nocturne défiler.

Après quelques minutes, nous arrivons chez Kat. Nous entrons chez elle par la porte d'entrée défoncée; la pauvre hurle en voyant le lustre écrasé au sol avec près d'une dizaine de Tracs (probablement morts) en-dessous.

Toute la maison est sans dessus-dessous. Mes amis et moi nous dépêchons de prendre nos effets personnels qui étaient restés ici. Puis, Alex, Fabien, Jacob et moi nous mettons à transporter les Tracs inconscients hors de la maison. Nous allons les déposer dans la forêt qui se trouve à quelques rues de chez elle. S'il y a une personne qui nous voit présentement aller cacher des corps dans les bois, je ne lui en voudrais pas de nous prendre pour des psychopathes. Car je dois admettre que c'est vraiment tordu. Seulement, que ces Tracs soient morts ou seulement inconscients, si des policiers humains les voyaient, notre monde serait dénoncé.

Lorsque tout est prêt, mes amis prennent place un à un dans la voiture. Juste avant de partir, nous serrons tous Kat dans nos bras et la remercions (enfin, Amé n'a fait que remercier; je crois que vous pouvez comprendre pourquoi).

Lorsque c'est à mon tour de lui dire au revoir, je dois admettre que j'ai la gorge serrée. Kat était la seule personne, le seul élément qui me rattachait à ma vie d'avant. Elle était mon point de repère. Sans elle, je vais me sentir un peu plus... déstabilisée.

Les mains dans les poches de mon manteau noir, je lui dis, avec un sourire triste:

- C'est maintenant que nos chemins se séparent, non?

Elle hoche doucement la tête en réponse, en couinant un petit "oui" pleins d'émotions. Nous étreignons ensuite longuement (je dois me mettre sur la pointe des pieds, étant très petite et Kat, assez grande). Malgré sa petite attitude d'enfant gâtée et son côté énervant et superficiel, elle reste Katherine, ma seule et unique amie depuis que j'ai treize ans. Je sens une petite larme couler le long de ma joue. C'est alors que je bondis littéralement sur place.

- Oh, merci Kat! m'écrié-je en me défaisant de son étreinte.

J'essuie ma joue et accours à Amé, qui est installée dans la voiture avec tous les autres. Elle a nettoyé son bras meurtri un peu plus tôt avec Fabien, dans la cuisine à Kat, mais sa plaie saigne toujours et semble très douloureuse.

Je m'approche d'elle et prends précautionneusement son avant bras. J'appuie sur sa blessure la main avec laquelle j'ai récolté ma larme. Après quelques secondes, une douce lumière violette se met à luire dans la plaie. Celle-ci se referme lentement et la balle s'en extrait. Amé lâche un léger grognement de douleur, mais une fois le processus de guérison achevé, elle laisse échapper un soupir de satisfaction.

Après qu'Amé m'ait remerciée, je retourne voir Kat. Je réalise qu'elle a assisté à toute la scène avec fascination.

- Wouah, c'est génial! s'exclame-t-elle. Il y a-t-il autre chose que tu sais faire?

- Si, rigolé-je doucement. (Mon visage s'obscurcit légèrement.) Mais je sens que je n'ai pas encore tout à fait achevé d'explorer mes dons... J'avoue que ça me terrifie.

- Bah, vois ça plutôt comme un défi: essaie de vraiment découvrir tout ce dont t'es capable!

Je lui lance un grand sourire. C'est une façon très naïve de voir les choses, mais j'aime ça.

- Tu vas me manquer, tu sais, lui avoué-je.

À ce moment-là, Fabien klaxonne dans la voiture.

- Faut qu'on y aille! me lance-t-il en passant la tête par la fenêtre.

Je fais un dernier câlin à Kat et vais rejoindre les autres dans le véhicule. Je m'accroupis à l'arrière, car je suis encore celle qui est privée d'un siège.

- Vous me promettez qu'on va alterner pour la personne sans place? demandé-je en riant. Je n'ai pas envie de mourir, moi.

- Au moins, ce n'est pas Amé qui conduit, marmonne Jacob en jetant un regard en coin à Amé.

Je pouffe de rire.

Nous demeurons ensuite quelques instants silencieux. Je me mets à être songeuse. Je regarde, par la fenêtre, la ville plongée dans la nuit. Ma ville. La réalité du départ vient de me frapper de plein fouet. Ça y est: je quitte définitivement cet endroit, cette cité où j'ai vécu toute ma vie. J'en ai maintenant le vertige.

Puis, Fabien fait démarrer la voiture. Je fixe la maison de Kat s'éloigner et ma copine nous regarder s'en aller.

Je fronce les sourcils en la voyant rapetisser. J'ai un énorme pincement au coeur.

- Où allons-nous, à présent? murmuré-je alors, plus à moi-même qu'aux autres.

Je me lève légèrement et colle ma main contre la vitre embuée, comme pour dire au revoir. Je sens quelqu'un mettre sa main ferme sur mon épaule. Je tourne légèrement la tête et pour regarder la personne en question; c'est Alex. Celui-ci me considère avec un petit sourire en coin.

- Là où notre route nous mènera, me répond-il doucement en me regardant dans les yeux.

Il est assis à côté de moi. Sur ces paroles, il prend ma main dans la sienne et la serre très fort. Je lui souris.

Alex a tout à fait raison. Notre destination importe peu. Il est vain de s'en faire sur ce qui va se passer. Nous rencontrerons de nombreux obstacles, passerons des moments de bonheur, vivrons de nouvelles aventures, subirons de nouvelles pertes et douleurs; je le sais déjà, ça. Mais ça n'a pas d'importance. Tout ça attendra.

Tout ce qui importe, c'est que présentement, je ne pourrais pas être plus heureuse.




FIN DU TOME 1 DE UNDERGROUND

SUITE AU TOME 2


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