Chapitre 32: Lorsque tout va de pire en pire
Après quelques instants, Fabiens affirme, l'air très sûr de lui:
- Avant de me lancer dans les explications, Jenn, laisse-moi clarifier quelque chose: sans vouloir me vanter, l'idée venait de moi et Amé n'y est absolument pour rien.
Je fronce les sourcils, interrogatrice.
- Espèce de...! s'écrit Amé, visiblement irritée.
- Admets que c'est la vérité...
- Pour qui tu te prends?
- Pour quelqu'un de brillant.
- Vraiment?
- Les gars... vous discuterez de ça plus tard, soupiré-je, un peu impatiente. Racontez.
Amé gronde Fabien du regard, et celui-ci reprend son sérieux avant de se lancer dans les explications.
- Lorsque tu te disputais avec le Conseil au Test, Amé et moi avons immédiatement compris que tu avais changé de plan et que tu ne voulais plus tenter de faire véhiculer l'info et tout. Par contre, on ne voulait pas tout laisser tomber, nous. Nous avons donc discuté rapidement, puis je suis allé te chercher pour t'accompagner à la sortie, Amé sur nos talons.
- Vous aviez déjà fait votre test? m'étonné-je. Mais que faisiez-vous toujours dans le centre d'entraînement, dans ce cas?
- Nous étions inquiets pour toi, explique Amé. On attendait d'avoir de tes nouvelles, tout simplement.
Plus Amé parle, plus elle me fait douter d'elle...
- Enfin bref; comme je lui avais demandé, Amé a enregistré notre conversation, poursuit Fabien. C'est à ce moment là que j'ai eu l'idée du siècle.
- Rien de moins, lance sarcastiquement Amé.
Un énorme sourire s'étire sur le visage de Fabien.
- Tu sais, à la place centrale, il y a souvent des spectacles, des musiciens, des annonces et tout, non?
- Oui... et alors?
- Eh bien, dans cette place centrale, il se trouve qu'il y ait quatre grands poteaux munis de gigantesques haut-parleurs, qui sont généralement utilisés pour les annonces générales. Comme dans une école, quoi.
Je commence à deviner où il veut en venir. Je blêmis.
- Amé et moi avons coupé l'enregistrement seulement aux moments où tu récites ta lettre au Conseil et l'avons téléchargé dans l'ordinateur qui dirige les haut-parleurs de la place centrale, relate Fabien. C'était facile d'accéder au programme sur l'ordinateur, les Alterans n'ayant pas fait autant de progrès que les hommes à ce sujet. Bref, nous l'avons programmé pour qu'il fasse passer l'enregistrement ce soir, à dix-neuf heures.
Mon coeur fait un bond. Je commence à saisir la gravité de ce qu'ils viennent de commettre. Je dis, tremblotante:
- Attends... Ce soir à dix-neuf heures, lorsque tout le monde sera réuni à la place centrale pour le bal?
- Exactement, réponds Amé avec un grand sourire. Pour que le quart de la ville puisse l'entendre.
- Imagine un peu la scène, Jenn, renchérit Fabien avec beaucoup d'excitation. Les gens sont tous au bal, bien calmes et obéissants, tout va pour le mieux, et boum! (Il frappe dans ses mains.) La musique s'arrête et ton message passe dans les haut-parleurs. Tout le monde se jette sur le Conseil, et on se rapproche encore plus de notre objectif: réaliser la prophétie.
Je ne réagis pas. Ce qu'il dit n'est pas faux, mais ô combien naïf! Je veux bien croire que certaines personnes se jetteront sur le Conseil, mais il est très probable que la majorité se jette sur moi...
- On a eu juste le temps d'accéder à l'ordinateur - qui se trouve dans l'édifice juste au Nord de la place centrale - ainsi que de télécharger et programmer l'enregistrement avant qu'on ne se fasse repérer par la police, maugrée Amé. Je ne crois pas qu'ils aient eu la présence d'esprit de changer le programme, enfin j'espère. Bon sang, j'ignore comment les flics nous ont trouvé: c'est à croire que le Conseil en truffe partout pour nous espionner en permanence.
J'écoute à peine ce qu'elle dit. Je commence à angoisser pour ce soir. Que vais-je faire? Comment est-ce que tout ça va se dérouler? Comment devrai-je agir, dans tout ça? J'ai soudainement envie de disparaître.
J'entends quelqu'un entrer dans le Toit. Je sursaute et me retourne brusquement vers la porte d'entrée.
- Hé oh, ce n'est que moi, répond Alex face à ma forte réaction.
Le pauvre semble exténué et dépassé. Je lui suis tellement reconnaissante: il nous a aidé à s'échapper en faisant diversion. Je me lève et vais à sa rencontre pour le serrer dans mes bras. J'ai l'impression que je ne le fais pas assez souvent.
- Tu sais que tu ne devrais pas être là, murmuré-je moqueusement. Si un surveillant te surprend ici, tu es fait. Tu te rappelles, le premier jour, avec monsieur Desboisés? Ou la fois qu'on s'est jeté en-bas de l'école à cause de lui?
- Très juste: sortons. J'ai à te parler.
Je sens une certaine tension dans sa voix. Il n'a pas envie de rigoler. Je relâche doucement mon étreinte, un peu embarrassée. Je le suis hors du Toit et salue Amé et Fabien.
C'est juste à ce moment précis que je réalise à quel point nous ne nous voyons plus souvent, Alex et moi. Nous sommes un peu moins proches que nous devrions l'être. Ces temps-ci, j'ai si peu de temps à consacrer à mes amis! Les seules fois que je vais voir Alex, c'est lorsque j'ai un problème et que j'ai besoin de lui. Sinon, je passe le temps avec Fabien, Amé, Jess, Tess ou même Anna, avant qu'elle ne s'évapore. Je me sens mal.
Le plus déchirant de tout ça, c'est que je me souviens toujours très clairement de cette fois-là, à la piscine, lorsque Alex m'a clairement confessé qu'il m'aimait bien et que nous nous sommes presque embrassés. Je sais qu'il m'aime. Mais il ne sait pas que je l'aime, moi. J'ai peur d'avoir détruit tous ces espoirs en me tenant autant avec Fabien et qu'il tente maintenant de s'éloigner un peu de moi. Mais le truc, c'est que... Alex ne comprend pas que Fabien n'est pas comme lui, à mes yeux.
Nous marchons sur les passerelles et descendons les escaliers qui longent les parois de la cité. Alex ne parle pas, mais je sens malgré tout sa colère, sa frustration, son dépassement. C'est comme si j'étais capable de vivre ses sentiments avec lui.
Après quelques minutes à marcher sans but, Alex cesse d'avancer et se retourne vers moi. Je vois clairement qu'il tente de se contenir.
- Tu n'apprends jamais, n'est-ce pas? lâche-t-il d'une voix rauque.
Cette remarque a l'effet sur moi d'un poignard qu'on m'aurait planté droit au coeur. Je me sens perdre mes moyens: la fille de la prophétie forte et confiante me quitte, pour laisser la place à la petite Jenn timide et désordonnée.
- Que veux-tu dire? bégayé-je.
- Jenn, je te dis à tous les jours de faire attention à ce que tu fais, ta soeur est venue te voir il y a quelques heures pour te dire de faire attention à ce que tu fais, je pensais que tu avais finalement compris. Mais non! (Son ton se fait plus fort et plus désespéré.) Il faut que tu attires les regards au beau milieu du centre-ville en jouant l'héroïne en fonçant dans un groupe de policiers et en sautant sur des immeubles! Non mais à quoi pensais-tu?
J'ai envie d'éclater en sanglot. Je sens les larmes me monter aux yeux, mais je les refoule. Je dois lui montrer que je suis plus qu'une petite fille geignarde.
- J'ai fait ça pour mes amis, Alex, me défends-je avec la voix tremblotante.
- ... qui eux, venaient de faire le truc qui te mettrait en danger! Utilise ta tête, un peu! Je sais que tu es une fille brillante, mais depuis quelques jours, tu fais tout sans réfléchir! Ce n'est pas toi, ça!
Je sens ma gorge se serrer. C'est bien la première fois qu'Alex se fâche autant après moi.
- On dirait que tu ne réalises pas que, depuis le tout début, je fais tout pour toi, Jenn! Depuis le foutu jour où j'ai mis les pieds dans ma nouvelle école, je tente l'impossible pour assurer ta sécurité. Je risque ma vie pour toi, j'attire la colère du Conseil, je défie les lois, et toi, tout ce que tu me rends en échange, c'est d'agir en idiote en te trouvant toujours l'occasion de te mettre en danger et en aimant un autre type. Tu te fiches de tout ce que je fais pour toi. Et ça, ça m'enrage.
- T-tu ne comprends! Moi et Fabien, justement, c-c'est juste... Alors que toi, je...
... Je t'aime. Je suis néanmoins incapable de le dire. Alex prend un légère pause pour se calmer et s'approche de moi.
- Tu sais pourquoi je fais tout ça? De te protéger et tout? C'est parce que je t'aime et que je tiens à toi. Je ne veux pas te perdre. Tu sais bien que ça me détruirait. Ne sois pas égoïste et essaie de rester en vie, veux-tu?
Il baisse la tête et, après quelques instants en silence, il s'enfuit en courant. Il semble complètement bouleversé.
J'ai le coeur terriblement lourd et la gorge serrée. Je suis sous le choc. Je n'avais jamais vu les choses sous cet angle, et je me sens tout à coup horriblement mal. Qu'aurais-je pu faire d'autre pour Amé et Fabien? Rien. Mais à présent, Alex se sent trahi et ça se comprend. Je ne suis rien de plus qu'une fille égoïste et manipulatrice qui utilise Alex à ses dépends. Est-ce vraiment ce que je suis? Une sans coeur qui laisse les autres travailler et encaisser les coups à sa place?
J'aurais envie de pleurer, crier, frapper, tout détruire autour de moi. C'est comme si une tempête se déchaînait en moi et attendait que je ne la libère. Je sens que je vais éclater. Je suis submergée par tous mes sentiments en même temps. Je suis presque incapable de penser...
Je réalise alors que mes mains s'illuminent lentement en violet. J'écarquille les yeux, surprise, et une grande partie de ma colère s'envole. Mes poings s'éteignent alors brusquement. J'inspecte mes mains comme si je les voyais pour la première fois. Ce phénomène était aussi apparu à la salle à manger et tout à l'heure, avec Alicia. Ce pouvoir ne se manifeste que lorsque je vis une sensation très forte: colère, frustration, indignation. Les deux fois que je l'ai laissé prendre le contrôle de moi, ç'a finit en catastrophe. Heureusement, cette-fois, je viens d'empêcher le pire de se produire.
Je vais devoir maîtriser ce pouvoir, si je ne veux pas l'utiliser à de mauvaises fins. Je décide alors de me calmer et de raisonner: c'est normal si Alex est en rogne. J'ai agis bêtement et je dois l'accepter. Nous sommes responsables de nos erreurs.
C'est sur cette triste pensée que je rentre au Toit. Ma colère s'est atténuée, mais je me sens toujours aussi accablée. Je n'aurais jamais cru qu'Alex puisse me faire mal à ce point seulement avec des mots.
Fabien et Amé sont toujours assis à la même place, mais Jess et Tess les ont rejoints. Ces deux dernières me sautent dessus dès que je mets le premier pied dans le Toit. Elles ne remarquent même pas que je suis déprimée et me lancent en coeur:
- Anna est revenue!
Je jette un regard interrogateur à Fabien et Amé. Cette dernière hausse les épaules et lance:
- Elle ne veut même pas nous raconter où elle était passée. Elle a été absente toute une journée sans raison et a manqué deux tests. Maintenant, elle est enfermée dans sa chambre et ne veut parler à personne. Tu es sa plus proche amie, je pense qu'elle voudrait t'adresser la parole.
"Non, je me sens déjà assez déprimée avec tout ce qui se passe présentement, merci." J'aimerais bien répondre ça. Seulement, j'en suis incapable. Je ressentirais trop de culpabilité. Alors, je soupire et dis simplement:
- D'accord, je vais la voir.
Je sors de la salle commune des gaŗçons et vais dans celle des filles. Celle-ci est presque vide. Il n'y a que trois Nouvelles que je ne connais pas vraiment, dans le coin cuisine, en train de se préparer quelque chose à manger: Kaëlle, Gaïa et Sarah. Je ne fais que les saluer poliment avant de me diriger vers la chambre que je partage avec Anna. J'hésite un peu avant de tourner la poignée, mais je me résigne et entre dans la pièce.
Anna est assise sur son lit et fait dos à moi, mais je reconnais tout de même très bien sa tignasse brun foncé et sa frêle silhouette. Elle est en train d'écrire quelque chose. Je m'approche d'elle sans bruit avant de prendre la parole.
- Hé, Anna. Ça va?
Elle fait volte-face et referme brusquement le carnet dans lequel elle écrivait. Ses énormes yeux agrandis par les verres de ses lunettes reflètent la panique.
- Que fais-tu ici? tranche-t-elle sèchement.
- Je... venais dans notre chambre, dis-je maladroitement.
- C'est occupé, réplique-t-elle.
Elle ne souhaite pas me voir là. Je me gratte nerveusement la nuque. Tant qu'à venir lui parler, je veux que ça en vaille la peine.
- Écoute, soupiré-je doucement en m'asseyant à ses côtés sur son lit. Je me suis fait du souci pour toi. Où étais-tu passée?
Elle s'éloigne subtilement de moi.
- Ce n'est pas de tes affaires, balbutie-t-elle.
- Tu peux tout me dire, Anna. Je suis ta copine.
- C'est bien ça le problème, chuchote-t-elle pour elle-même.
Je la regarde, sceptique.
- Que viens-tu de dire?
- Rien! s'écrit-elle.
- Tu es toute... bizarre. Tu es sûre que ça va? m'inquiété-je.
Les larmes lui montent aux yeux. Mais qu'est-ce qu'elle a? Pourquoi est-elle aussi distante?
- Va t'en, Jenn, je t'en prie! sanglote-t-elle. La tâche sera plus facile pour moi...
- Quelle tâche?
- Arrête! hurle-t-elle. Pars, maintenant!
Je me lève de son lit et quitte, toute chamboulée. Je referme la porte derrière moi, étouffant les pleurs d'Anna. Les trois filles dans la cuisine me dévisagent lorsque je passe devant elles. Je les ignore et retourne dans la salle commune des garçons.
- Alors? me demande Tess en me voyant arriver. Comment ça s'est passé?
- Plutôt mal, murmuré-je.
Il me semble que tout se passe "plutôt mal", depuis le début de la journée. En espérant que le bal, lui, se passe comme prévu. Oups, c'est vrai, j'oubliais: tout ce qu'il y a de prévu pour celui-ci, c'est le chaos total.
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