1.4 - Image 📰
Le soleil tape directement dans la classe. Ses rayons illuminent la teinte sombre du bureau et mes feuilles de papier m'éblouissent un peu. Je retourne ma main et ma paume absorbe la chaleur. Je sens l'énergie traverser ma peau.
Le professeur répète que la leçon d'aujourd'hui est à retenir pour l'examen de fin de trimestre.
Nous sommes vendredi et je peux édifier un planning mental des moments du week-end où je pourrai m'atteler à mes devoirs et révisions. Ça me plaît de penser que je vais étudier pour passer un contrôle. Les cours à la maison n'étaient que dans l'écoute. Je n'avais pas vraiment d'objectif et en avoir un est ultra-stimulant. D'habitude, seule l'idée de me retrouver face à mon piano me procure un tel enthousiasme.
Ce soir, je ne pourrai pas jouer longtemps. Demain, je dois me rendre à quelques kilomètres d'ici pour des photos en studio et ma mère me réveille souvent avant l'aube.
Je suis fière de cette première semaine passée à l'école. Malgré un début catastrophique, j'ai l'impression que l'on a accepté ma présence, même si personne dans la classe ne m'a encore adressé la parole. Il y a toujours le garçon aux cheveux sombres, mais depuis l'épisode au réfectoire, nous n'avons plus eu aucun contact.
Je le regarde de temps en temps. J'observe ses gestes. Sa façon de se tenir, de sourire, de répondre aux autres élèves. J'ai constaté qu'il répondait correctement lorsqu'il était interrogé par le professeur qui le surprenait à somnoler. Maintenant qu'il est devant, j'imagine que c'est plus compliqué pour lui de le dissimuler. Il a de longues jambes. Il porte la chemise à manches longues de l'uniforme manches retroussées, comme s'il avait chaud en permanence. Il a ce bijou près du coin droit de sa lèvre inférieure : un anneau. C'est à peu près tout ce que je sais de lui. Ah non, autre détail, il est gaucher.
Les élèves qui encadrent ma place sont des filles. J'ai retenu leurs prénoms. Celle de derrière, qui avait clairement manifesté son mécontentement et tapé dans le pied de ma chaise mercredi dernier, s'appelle Judy. Elle communique souvent avec ma voisine de droite, Célia. Celle devant moi, s'appelle Mélissa.
J'ai conscience qu'il faut que je fasse un pas vers les autres, mais rien qu'à l'idée d'être rejetée, mes membres s'engourdissent.
La sonnerie annonce la fin de la journée et au fond, je suis soulagée. Mélissa se lève et, en enfilant sa veste, fait tomber ma trousse. Quelques-uns de mes stylos roulent sous sa chaise. Elle se penche en avant.
— Ce... n'est pas grave, laisse. Je..., je vais ramasser.
Elle se redresse et me dévisage, son sac dans les mains.
— Parce que tu pensais que j'allais t'aider ? T'as encore rien compris, hein ?
Elle soupire en me fixant durement et je peine à soutenir son regard implacable.
— Je ne te supporte pas, termine-t-elle.
Elle bascule le sac dans son dos et quitte la salle. Baissant le regard sur mes affaires à terre, je me mords les lèvres. Ça me blesse, mais je pense pouvoir m'habituer à ça. Elle n'est pas obligée de m'apprécier. Je dois juste éviter de lui adresser la parole dans le futur.
Cependant, un sentiment d'abattement me gagne malgré moi.
Je m'accroupis pour ramasser mes stylos, puis me redresse. Je tourne les yeux sur la droite et rencontre ceux de Cameron. Il est assez proche et me tend quelque chose.
— Tiens, c'est à toi.
Je ne peux m'empêcher de le fixer. Ses yeux... En premier lieu, j'avais pensé à un gris mat d'orage, mais au soleil, ils prennent de petits éclats argentés.
Il détourne vivement le regard et m'encourage à prendre ce qu'il a dans la main en la tendant vers moi.
— M... Merci.
Je récupère le crayon et, très vite, il rejoint son groupe d'amis qui n'a toujours pas quitté la salle. Cameron est immédiatement accueilli parmi eux et inclus dans leur conversation.
Son geste me touche, me réconforte. J'avais oublié sa prévenance et je me rends compte que je ne suis pas obligée d'être aimée de tous. Mes efforts pourraient se concentrer sur des personnes qui ne me détestent pas au premier abord. Oui, c'est ça la clé !
Tout va bien...
J'aperçois Charly faire de grands gestes depuis le couloir, un sourire jusqu'aux oreilles. Que fait-elle là ? Je me demande qui elle essaie d'interpeller comme ça.
— Brooklyn ! Je t'attends !
Je recule d'un pas quand plusieurs têtes se retournent vers moi. Je rougis jusqu'à la racine des cheveux.
— M... moi ?
— Tu es bête ! Oui, toi ! Dépêche !
— D'accord.
Rose de plaisir, je range rapidement mes crayons dans ma trousse, la place dans mon sac et la rejoins.
— Je passais par là et j'ai vu que tu étais dans cette classe, c'est cool ! La mienne est au fond du couloir. On pourrait s'attendre.
— Oui. Si tu veux.
— Tu rentres comment chez toi ?
— En voiture.
J'hésite à lui proposer de la raccompagner, mais je crains que ce soit trop familier. On se connaît à peine.
— Il y a le dernier épisode de Elite, ce soir. Tu le regardes ?
— Je n'ai pas de télévision.
— Tu rigoles ?!
— Non. En fait, j'ai beaucoup voyagé et...
— Mais, on s'en moque !
Elle ferme les yeux subitement, se pince le haut du nez et l'index de sa main disponible semble me demander une minute.
— Attends... J'ai besoin de réfléchir... Donc cette série... tu n'as pas vu... Tu n'as pas vu ça non plus...
Nous descendons les escaliers et je ressens comme le devoir de la rassurer.
— En revanche, j'ai regardé quelques reportages dans l'avion. J'ai particulièrement apprécié...
— Tu fais quoi demain ? m'interrompt-elle brusquement.
— Je dois me rendre en studio pour une séance photo.
— C'est vrai ?!
— Oui.
— Pour quelle marque ? dit-elle en poussant la porte qui mène à l'extérieur.
— Je ne sais pas.
Il m'arrive souvent de le découvrir par hasard, dans un magazine de mode ou dans les journaux. Je n'ai jamais prêté attention à cela.
— Tu veux dire que tu ne sais pas à qui ou surtout à quoi sont destinées les photos que l'on prend de toi ?!
— Ma mère le sait.
— D'accord, mais c'est quand même ton image... Imagine, tu sers à un homme politique véreux ou à une marque de vêtements qui fait travailler des enfants de cinq ans.
Je n'avais jamais pensé à cela et cette remarque me met dans une position inconfortable. Les filles de ma classe passent à nos côtés et Judy envoie :
— Ouais, et elle n'a pas honte de vivre !
— Et on se calme là ! intervient Charly.
Le groupe s'arrête devant nous. L'une d'elles me pousse vers l'arrière. Je dois me retenir à la rampe de l'escalier pour ne pas basculer. J'ai du mal à comprendre leur comportement.
— C'est sûr qu'elle bosse pour des marques qui font travailler des gosses. Elle devrait crever !
Un malaise assez fort m'envahi. Moi, coupable de faire travailler des enfants ?! J'en ai des frissons partout.
— On n'en est même pas sûrs, et d'ailleurs de quoi vous vous mêlez ? La prochaine qui la touche, j'en réfère au directeur, envoie Charly.
— Tu es une balance, toi ?
— Je te balance dix fois et même cent fois, si je veux ! Qu'est-ce que tu vas faire ?
— C'est sa meuf on dirait, rit une des filles.
Elles nous toisent et finalement, quittent les escaliers en ricanant.
— Tu vas bien ? me demande Charly avec douceur.
Non, je suis déboussolée.
— Ne fais pas attention. Elles sont jalouses, souffle Charly, maussade. Cameron devrait éviter de te parler.
— Pourquoi parles-tu de Cameron ?
— Il a éconduit Jody l'année dernière et il n'est pas passé par quatre chemins.
Quel est le rapport avec moi ?
Je décide de mettre de côté cet étrange parallèle.
— Tu as parlé de faire travailler des enfants de cinq ans... Tu peux m'expliquer ?
— Te biles pas ! Si ça se trouve, tu n'as jamais participé à ce genre de choses.
Participer ?! Alors une simple photo de moi pourrait encourager ce genre de comportements immoraux ?
— Ch... Charly...
— Oui ?
— Comment je peux savoir si mes photos ont été utilisées dans ce but ?
— Bah, tu regardes tes précédents contrats et tu te renseignes sur les marques concernées. Ça te donnera une idée.
Elle en parle comme d'une évidence. Mon visage doit afficher le même point d'interrogation que celui qui se trouve dans ma tête.
Elle poursuit :
— Je veux dire, de nos jours, il y a internet pour ça. Tu fais deux-trois recherches et puis voilà !
Sur internet...
— Chiotte ! Il y a mon frère. J'te laisse. Il faut absolument que tu rattrapes ton retard. Il y a des séries de ouf qu'il faut que l'on se matte ensemble.
Je reste au milieu de la cour, les doigts crispés autour des lanières de mon sac à tel point que mes ongles me font mal. Dans ma tête, les centaines de séances photos défilent inlassablement. Je me souviens de chaque lieu, chaque photographe, chaque pause, mais pas d'une seule marque. Cela n'avait jamais eu d'importance jusqu'à aujourd'hui et je réalise que c'était une erreur. Le plus terrifiant, c'est que je n'arrive pas à évaluer à quel point.
Je sens à peine un groupe d'élèves qui me dépasse. Je sens à peine le vent qui fait battre la pointe de mes cheveux contre mon visage.
Je sens juste ce malaise qui ne fait que s'accroître.
« — Je vous rejoins les gars. »
La voix est si près de moi que je réagis en levant les yeux. Deux iris clairs, c'est tout ce que je vois. Cameron.
— Brooklyn... Ça va ?
Je suis tellement sous le choc que je n'arrive pas à lui répondre correctement. J'ouvre la bouche et seuls des sons pitoyables en sortent :
— Arght... Quo..
Cameron se penche et fronce les sourcils.
— Tu n'as pas l'air bien.
Je détourne le regard car soudain, un sentiment de honte m'assaille. Et si j'avais contribué indirectement à faire du mal à autrui ? Je n'avais jamais réfléchi à ce que cela pouvait signifier ou impliquer. Dans mon esprit, j'apparaissais juste sur une page que l'on tournait ou une affiche que l'on balayait des yeux une demi-seconde. Je me pensais plate, anonyme et commutable... Je ne croyais pas véhiculer plus qu'une simple image.
Mes yeux se voilent d'eau d'un coup.
— Brooklyn ?
Et si j'avais, malgré moi, participé à quelque chose de monstrueux. Ce serait une raison pour me détester. Une raison pour ne pas me parler. Pour ne pas m'aider à ramasser mes stylos. Une raison de plus pour que lui, Cameron, m'évite.
Bouleversée, je lève le regard et le fixe. Le gris de ses yeux a pris une teinte plus sombre.
— Je... Je...
Vaincue par ma propre impuissance à communiquer, je le contourne.
Je suis le tracé blanc sur le béton qui indique la sortie de l'école et m'engouffre dans le Range Rover.
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