1.30 : Papier 📄
BROOKLYN
J'examine une fois de plus mon texte et me demande ce que Cameron a mal pris. Cette phrase-ci ou cette phrase-là ? J'ai écrit ce que je ressentais vraiment, sans réfléchir à la structure. À ce moment-là, les mots sont venus naturellement. Je pensais qu'il allait comprendre, mais au contraire, il l'a mal pris. Alors depuis une semaine, j'essaie de décrypter la relation de cause à effet. C'est devenu une obsession, de jour comme de nuit.
— C'est quoi, ce bout de papier ? me questionne Tony qui vient se placer à côté de ma chaise.
Je le froisse entre mes doigts pour qu'il ne le voie pas. Je n'ai plus envie de le partager. C'est comme si j'avais mis un bout de moi à l'intérieur. Même si ce n'est pas possible, c'est le sentiment que j'ai.
Je lève la tête et considère Tony.
— C'est à moi, fais-je tout bas.
— Je sais que c'est à toi, bébé, rit-il. Montre-moi.
Je le cache entre mes cuisses, puis secoue la tête.
— Allez !
— Qu'est-ce qui t'arrive, lui demande Devin derrière lui.
— Brooklyn a écrit quelque chose.
— Si elle ne veut pas te le montrer, pourquoi t'insistes ?
— Mêle-toi de tes affaires, grogne Tony.
Devin le frappe en rigolant et le force à avancer entre les tables.
— C'est plutôt à toi que l'on devrait dire ça. Elle t'a dit non une fois, ça devrait te suffire.
— Tu es lourd ! balance Tony qui se protège des coups que lui assène son ami.
Je les regarde s'en aller en tremblant de partout. Grâce à l'intervention de Devin, je me calme tout doucement. J'apprécie beaucoup ce dernier, car il ne me traite jamais différemment des autres. Même si je ne revendique pas mes différences, je les vis à travers les autres quotidiennement, alors sa spontanéité me fait du bien.
Le professeur de santé entre dans la pièce et le cours de début d'après-midi commence. Il m'arrive parfois de jeter des coups d'œil à Cameron. Souvent. Comme si j'allais trouver sur lui des réponses à mes questions. C'est un peu irrationnel, j'en conviens.
Aujourd'hui, Judy tape dans ma chaise avec son pied. Les actes de ce genre et les insultes en catimini se sont intensifiés ces derniers jours. J'espère juste qu'elle ne touchera pas à mes vêtements. C'est le troisième uniforme que je demande à mes parents d'acheter. Ils commencent à se poser des questions. À leur insu, j'ai jeté les deux premiers à la poubelle, car je ne pouvais plus dissimuler les entailles et les traces de marqueur dessus. Je supporte de moins en moins ces agissements, mais je ne veux pas les inquiéter. S'ils se rendent compte de ce qui se passe, ils me retireront de l'école et je ne reverrai plus Charly et Cameron. Même si ce dernier ne me parle plus, je ne peux me résoudre à ne plus jamais le revoir.
Lorsque l'intercours arrive et que la plupart des élèves ont quitté la salle, je récupère le papier et le défroisse avec soin sur la table devant moi. Il est chiffonné et ça me dérange. Je l'ai récupéré dans la poubelle, juste après que Cameron l'ait jeté dedans. Par chance, il n'est pas tâché.
Mais alors qu'il est sous mes yeux, il disparaît.
C'est Mélissa, installée devant moi, qui me l'a dérobé. Je me lève et vois mon papier voler de main en main. C'est finalement Judy qui le déplie. Elle se place sur l'estrade devant toute la classe. J'avance fébrilement jusqu'à me tenir devant elle en contre-bas. Je croise mes mains contre ma poitrine qui se gonfle de stress et de désarroi.
Beaucoup d'élèves sont sortis, mais la plupart sont encore là.
— Tu... Tu peux me ren...
Mon cœur s'arrête lorsqu'elle le lit tout haut en riant.
— Je dois m'éloigner de toi. Ça me plonge dans une détresse sans nom quand j'y pense. Je passe d'un état à un autre sans vraiment savoir ce qui me rend malheureuse...
Des larmes s'engagent sous mes cils.
— C'est quoi ce délire ?! s'étonne Célia avec une grimace de dégoût.
Je demeure pétrifiée devant Judy.
— S'il... te plaît, rends-le... moi. S'il te plaît.
Elle agite le papier sous mon nez.
— C'est un poème ?
— Non...
— Tu as écrit ça à qui ?
— Continue ! insistent ses amies.
Je ne peux plus réfléchir. Que puis-je faire contre elle ? Mes mots s'agglutinent dans ma trachée :
— S'il... s'il... s'il...
— "Mes repères volent en éclats. Ce truc de peau avec toi me détourne de mes préoccupations". Waouh !
Je vais m'évanouir.
— Bébé, tu es amoureuse ? raille Célia.
— Je ne savais pas qu'elle pouvait avoir des sentiments ? s'étonne Mélissa.
Elles se moquent, je le vois bien. Des sentiments ? Elle, c'est à dire moi, ressent tout : la peine, l'indifférence, la cruauté, chaque intensité de tout ça. Leurs voix, leurs mouvements, leurs comportements, dans une autre dimension, bien plus grande, effrayante.
Je ne comprends plus ce monde impitoyable sans véritable raison.
— S'il... s'il...
— Tu... tu... ne... sais... pas... parler ?
Elles me tournent en ridicule. Me font peur. Me blessent. Je renifle et elles se moquent plus encore.
Me sentant oppressée, je me détourne et presse le pas vers la sortie, tête baissée. Sous l'encadrement de la porte, je percute quelqu'un. C'est Cameron qui entre, accompagné de Hailey.
Il me regarde et j'ai tellement honte de ne pas être en mesure de me défendre. D'être victime de ces filles. Je souffre de ça. Qu'il constate une fois de plus que je ne peux obtenir cette place qui semble si simple à trouver.
Je veux lui cacher ces larmes. Ce mal d'exister. Ce mal de déranger.
Son regard grave me quitte pour balayer la salle. Je le contourne pour poursuivre mon chemin, mais ses doigts attrapent mon poignet.
— Attends, il se passe quoi là ?
Je secoue la tête. J'arrive à peine à respirer.
— Qu'est-ce que tu as dans la main ? lance-t-il à Judy.
La salle devient silencieuse. Elle descend de l'estrade. Les filles se regroupent.
— C'est à moi, ment-elle.
Cameron penche légèrement la tête sur le côté. J'essaie de me libérer. Je hoquette, de plus en plus effrayée.
— Donne-moi ça ! réclame-t-il, les mâchoires contractées.
— C'est rien...
Il me lâche, fonce sur elle et lui arrache le papier des mains. Je me couvre la bouche. Il fronce les sourcils en lisant les premiers mots. Ses yeux se lèvent au-dessus de la feuille avant de se diriger vers moi.
Je veux mourir.
— Bébé est amoureuse, baille Driss.
— Amoureuse ? s'étonne Devin qui entre dans la salle avec Tony. De qui ?
Je recule, prise de malaise.
— Tu laisses faire ça ? s'emporte Cameron contre son ami Driss qui paresse sur sa table.
Ce dernier proteste mollement :
— C'est bon, elles s'amusaient...
— Connard.
— Eh !
Ça s'échauffe.
— C'est bon..., fais-je dans un sanglot angoissé.
Je ne veux pas être source de conflit, encore moins entre Cameron et son ami.
— Tu veux que je m'amuse avec toi ?! Tu veux que l'on s'amuse tout de suite, là ?!
Cameron écarte brusquement la table devant lui. Il est furieux. Les veines de ses avant-bras semblent gonfler au-dessus de ses poings serrés.
— Cam ! Si tu veux te défouler, on va taper dans la balle après, ok ? tente Devin pour apaiser la tension.
La salle se remplit d'élèves. Je me mets à ronger les ongles de mes doigts.
— Vous me dégoûtez tous !
Il a toujours ma feuille dans sa main. J'aimerais la récupérer. Seulement, il garde son poing bien fermé.
— Monsieur Huston, que vous arrive-t-il encore ?
Il tourne le visage vers le professeur de santé qui vient de pénétrer les lieux.
— Vous n'allez pas bien, Mademoiselle Becker ? continue-t-il d'une voix plus mielleuse.
Je sursaute lorsqu'il pose ses mains sur mes épaules. Je vois flou alors qu'il descend l'une d'entre elles jusqu'à mes reins. Il me pousse vers ma place et me caresse doucement le bas du dos. Nous passons devant Cameron qui nous suit du regard, le visage blême. Puis ce dernier fait un pas rapide et pousse brutalement le professeur qui me libère pour se retenir de basculer entre deux tables.
— Huston ! Avez-vous perdu la tête ?! éructe l'enseignant.
Je ne reconnais pas Cameron. Il fixe le professeur avec haine. Je le vois à sa mâchoire crispée et aux mouvements de son torse qui va-et-vient rapidement. Je suis spectatrice de sa colère, comme tous ici présent. Puis son regard dérive vers moi sans changer d'expression. Je suis bien incapable de dire à quoi il pense, ou peut-être seulement qu'il me déteste.
— Bureau du proviseur, immédiatement.
Il baisse les yeux, puis quitte la salle devant l'assistance médusée.
Tout le cours, je n'ai pas bougé de ma chaise. Je n'ai pas écouté. Pas respiré. Je me sens sale. Mal dans ma peau. Cette situation ne peut pas durer. C'est trop difficile de faire semblant d'être comme tout le monde, je ne saurais être comme ces gens-là. Ces derniers mois ont été les plus pénibles de ma vie. Ils me fragilisent. Je le sens. Je pardonne de moins en moins aux autres et je commence à me détester aussi. Je me sens écrasée par la culpabilité. Je sais que si Cameron se met ses amis à dos à cause de moi, je ne m'en remettrai pas. J'ai besoin de retrouver mon univers serein et paisible, de reprendre mon souffle, ça devient vital.
Ma mère avait raison. Le chagrin me submerge en y pensant. Et parce que je ne peux l'empêcher, je me mets à pleurer. Le plus silencieusement possible. Pour ne pas gêner.
La fin du cours sonne enfin. Je me lève, ramasse mes affaires en sachant que c'est la dernière fois. Le penser me fait un bien fou. Il ne reste que quelques semaines avant la fin de l'année, mais je sais à présent que je serai incapable de continuer.
Lorsque je sors de la classe, un parfum envahit mon espace. Je baisse le visage et fixe les baskets qui se sont arrêtées devant mes pieds.
— Tiens.
C'est Cameron. Il présente un papier devant mes yeux. Je n'arrive pas à lui dire merci. Quelle importance ? Je n'arrive jamais à lui communiquer ce que je ressens.
Ma bouche se tord, en proie à toutes les émotions qui se coincent dans ma gorge. Car je sais au fond que je ne le reverrai plus jamais.
Je fixe le papier soigneusement plié entre ses doigts. Demain, je reprendrai mes anciennes routines et ce papier n'aura plus la moindre valeur, ni signification.
— Brooklyn...
Ma poitrine se serre encore. Je dois remonter la fermeture de ma veste, mais j'ai l'impression que ce sera impossible tant je tremble. Pourtant théoriquement, je devrais être capable de le faire, mais ça coince tout en bas. Un fil peut-être ou autre chose et...
J'ai le souffle coupé lorsque Cameron récupère ma main, ouvre doucement mes doigts crispés et coince le papier dans ma paume.
— Pardon. J'ai eu tort de le jeter, murmure-t-il.
Alors pourquoi me le rend-il ? Je tourne la tête sur le côté pour me sortir de cette interaction.
— J'ai eu tort de me conduire de cette façon. J'ai dû encore te décevoir et je comprends que tu ne veuilles plus de moi dans ta vie.
J'écrase le papier dans ma main.
— Je vais te raccompagner jusqu'à ta voiture, se propose Tony.
Cameron fait un pas sur le côté et me laisse quitter le couloir avec son ami.
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