1.3 - Came'on 👶🏻👶

CAMERON

— Encore une histoire !

Je ferme « Le livre de la jungle » et le dépose sur la table de chevet au sommet de la pile des autres livres que je viens de lire.

— Et si vous filiez au lit tous les deux ?

— C'est nul...

Mes frères quittent mon matelas à regret. Je tousse quand le genou pointu de Théo prend appui sur mon ventre pour passer au-dessus de mon corps. Ils vont finir par avoir ma peau. Une fois qu'ils ont débarrassé le minuscule espace qui est censé m'être réservé dans cette pièce de dix mètres carrés, j'en profite pour me mettre sur pied et enfiler ma veste.

— Tu vas où, Came'on ? s'enquiert un des jumeaux.

Je souris. Ils restent campés devant moi. J'attrape leurs deux petites têtes rondes dans mes mains pour les faire pivoter en direction de leurs lits superposés.

— Mais, on veut pas dormir !

— Vous avez le choix : le lit ou la vaisselle.

— Le lit ! crient-ils en cœur.

— Merci les gars, c'est sympa...

Je fais semblant d'être indigné tout en les poussant à se coucher l'un après l'autre. J'attrape Melvin sous les aisselles et le propulse sur le lit du haut.

— On veut une télé dans la chambre, se plaint Melvin.

— Oui, on aimerait regarder mes dessins animés sur mon lit.

Pour Théo, tout est à lui. Mes chips, ma maîtresse, ma montre... qui est en réalité la mienne. Encore un truc à moi perdu dans la caisse à jouets. Dans le meilleur des cas...

— On dit « dans » le lit, le corrigé-je en bordant les jumeaux.

— Tu crois que l'on en aura une pour notre anniversaire ?

Nous manquons de place, alors je ne vois pas où installer une télé. C'est constamment le foutoir dans cette chambre et je n'y suis pas favorable non plus. Mes frères n'ont aucune notion des limites et des restrictions. À cet âge, six ans à peine, ils sont loin d'être autonomes et raisonnables.

— Allez les mioches, demain, vous avez école. Il faut dormir.

Melvin essaie de descendre l'échelle. Je le retiens avec mon avant-bras pendant que ma jambe sert de barrière à Théo qui tente une fuite par le bas.

— Sérieux, il est neuf heures !

— Mais on n'a pas sommeil !

Je lève les yeux au ciel. Ils se mettent à crier.

— Ça va mal finir...

— Bagarre !

— Oh put...

Théo s'est accroché à une de mes jambes comme un ouistiti. Melvin me tire les cheveux pendant que son double imite le feulement d'un guépard et me mord la cuisse. J'essaie de me dépêtrer, mais autant se débattre dans du sable mouvant. Si je rentre dans leur jeu, je vais y passer la nuit.

Dépité, je m'accroupis, poing sur le front, et attends qu'ils se fatiguent ou s'ennuient de leur prise statique.

— Allez ! On veut jouer à la guerre !

Ils me secouent. Je soupire.

— Les gars, j'ai besoin d'être tranquille... juste ce soir.

— Tu vas l'écouter ? demande Théo en relevant la tête.

Ces jumeaux sont aussi dissemblables de caractère que de physique. Alors que Melvin est bagarreur et me ressemble beaucoup physiquement, Théo, avec son grain de peau plus mate, est beaucoup plus réfléchi et observateur.

— Oui, j'aimerais beaucoup.

Je ne sais pas ce qu'ils lisent dans mon regard, mais ça a le mérite de les amadouer.

— D'accord.

Les deux garçons me libèrent et, gentiment, se glissent sous leur couette en ricanant. Ouais, ils se foutent de moi. Ça m'est égal. Je n'attends qu'une seule chose, c'est de sortir et souffler un peu. C'est toujours le feu de dix-huit à vingt et une heure. Les jumeaux sont à la fois fatigués, nerveux et excités. Et moi, complètement sur les rotules.

— Tu laisses la lumière allumée dans le couloir, hein ? me demande Théo.

— T'inquiète. Vous êtes au top. Bonne nuit, les petits gars.

J'éteins dans la chambre et passe par la salle de bains pour récupérer la pile de linge sale abandonnée, puis descends au rez-de-chaussée. Mon père regarde un match de baseball.

— Tes frères sont couchés ? me demande-t-il, une bière à la main.

— Oui.

— Merci. Je m'occupe de la cuisine avant de dormir.

Mon père est plein de bonne volonté. Seulement, il va rarement au bout des choses. Par exemple, il oublie de dresser le couvert pour le petit déjeuner et je me retrouve à courir pour mettre tout en place le matin. Je regarde l'évier qui déborde depuis deux jours. Je sais d'avance que mon père oubliera sa promesse et s'endormira dans son fauteuil, dépassé par le travail et la vie.

J'entre dans le garage attenant à la cuisine et mets en route une machine. Putain, à bientôt dix-huit ans, je ne suis pas censé jouer la bonne à tout faire !

Ta gueule, Cam...

Ok, il vaut mieux que j'évite de réfléchir, de penser que moi aussi j'aimerais profiter comme les mecs de mon âge. Il y a trois ans, j'ai vite compris que soit je me barrais comme ma mère, soit j'assumais les mômes qu'elle n'a pas voulu. Pas besoin d'être psy pour savoir que j'en garderai des séquelles dans ma vie d'adulte. Je suis trop con, je suis adulte depuis des années déjà.

— Je sors, annoncé-je à mon père.

— D'acc.

Il ne quitte pas des yeux son écran. Il aurait adoré que je continue à jouer au baseball. Mais cela nécessitait des entraînements intensifs et les jumeaux en auraient pâti. Tant pis, j'ai décidé de mener un combat plus important que celui de ma propre existence. Plutôt crever que de voir souffrir Théo et Melvin.

Je claque la porte derrière moi. J'avance dans l'allée impeccable en béton et vérifie que mon père n'a pas oublié de verrouiller le portail. Ça lui arrive de temps en temps et ce n'est pas le moment qu'il perde son job.

Je reviens sur mes pas et traverse le grand parc, puis suis le petit sentier menant au mur arrière de la bâtisse. Je ne vérifie pas s'il y a de la lumière. Jamais.

Ne regarde pas ce que tu ne peux pas atteindre...

Je m'assois dans l'herbe et m'adosse au mur. Je retire ma casquette et laisse aller mon crâne contre le granite froid.

Je ferme les yeux. Pour rien au monde, je n'aurais manqué ce rendez-vous.

Brooklyn...

L'écouter jouer me fait sortir de mon quotidien. La mélodie qu'elle joue ce soir est à la fois douce et grandiose.

Je me souviens du jour où nous avons emménagé dans la maison de gardien du manoir. J'avais dix ans. Mon père et moi étions heureux, mais une fois seul dans ma chambre, cette trouille bleue de voir tomber la nuit ne partait pas. J'avais un toit sur la tête à présent, une adresse... Personne ne pouvait me faire du mal, pourtant, je me suis mis à étouffer et j'ai fini par ouvrir le Velux pour mieux respirer et me calmer. Et au loin m'est parvenue une mélodie. Mon esprit s'est focalisé dessus et toutes mes craintes se sont dissipées, comme par magie.

Mon cœur se met à battre aussi déraisonnablement que possible lorsqu'une fois de plus, je prends réellement conscience que Brooklyn Becker est dans ma classe. C'est à peine croyable. Elle a tout d'une star, la beauté, le mystère et j'imagine le compte en banque.

Lorsque je l'ai aperçue sur l'estrade, tremblante et mal à l'aise, cela a mis en relief tous les aspects qui la différencient des autres filles de même popularité. Rien en elle ne m'a paru superficiel comme je m'y attendais.

Ne regarde pas ce que tu ne peux pas atteindre, fils.

Une phrase longuement rodée, prononcée par mon père après m'avoir surpris une fois de plus en train de lorgner la Bentley aux vitres fumées qui passait le portail devant notre maison de service. Il faisait chaud et j'enfilais mes baskets sur le perron.

« — Cameron ! Quand ils rentrent chez eux, ne te montre pas devant l'entrée ! m'avait-il sermonné encore.

Brooklyn Becker.

Évidemment, je savais qui elle était, mais je n'avais jamais vu son visage ailleurs que dans les magazines ou sur les réseaux sociaux. Du haut de son nuage, elle n'a jamais baissé les yeux, ni la fenêtre de sa voiture en passant le portail... Pas un signe, ni un seul regard. Elle ignorait mon existence.

Elle est unique en son genre. Aucun journaliste n'est jamais parvenu à obtenir une seule interview de cette fille. Elle n'a pas participé à une rentrée normale. Cette fille n'est pas « banale » de toute façon. Quand on nous a annoncé qu'un élève hors norme devait intégrer la classe, j'ai immédiatement pensé à elle.

À son entrée, ce 1er novembre, mes sentiments m'ont mis à genoux. Certes, j'avais fantasmé sur ses photos, comme des millions d'autres gars, mais rien n'aurait dû provoquer ces sueurs froides. J'ai détourné le regard. Mon souffle était trop court. Je lui ai pardonné ses sept ans d'indifférence en trois secondes.

Immédiatement, j'ai senti un malaise, puis deux sentiments envahir la salle. Au-delà des mots très explicites prononcés, on sentait chez tout un chacun s'immiscer désir et jalousie. Cette fille est bien trop belle pour être correctement appréciée.

Spectateur de ce cinéma autour d'elle, je n'ai su faire preuve de retenue. Alors que ma protection n'est réservée qu'à ma famille, qu'à mes frères, je me suis interposé en sa faveur... deux fois.

Je ne l'avais pas encore regardée en face que je savais déjà que je désirerais l'atteindre bien plus que ne me le permettrait la raison.

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