1.27 : Salade de fruit 🥝
CAMERON
Appuyé sur mon coude, ma tempe contre mon poing, je pointe pour la troisième fois l'exercice avec mon stylo :
— Alors onze kiwis + six kiwis, ça fait quoi ?
— Une salade de fruits ?
Melvin me fixe d'un air frondeur et je me passe la main sur le visage. Pas parce qu'il m'exaspère avec ses devoirs, ça c'est une évidence, mais pour qu'il ne remarque pas que je retiens un fou rire.
Garde ton sérieux, Cam. Ne l'encourage pas sur cette voie-là.
— Tu crois sérieusement que... commencé-je.
Je souffle longuement pour retrouver ma sérénité et garder le contrôle sur le rictus qui se dessine sur mon visage, et malgré mes efforts, mes joues se creusent. Je les pince entre mon index et mon pouce pour m'empêcher d'exploser de rire. Melvin s'en rend compte et me pointe du doigt.
— Tu vois, toi aussi, tu veux rigoler ! Ces exercices sont nuls !
— Absolument pas ! Reste concentré.
C'est un vrai pitre et rebelle à ses heures. Tu m'étonnes que mon père soit convoqué à l'école tous les quatre matins.
Théo, en pleine lecture dans un coin de la chambre, se plaint que l'on fait trop de bruit.
— Désolé, mon gars. Mel, tu vas avoir des problèmes.
Il saute de la chaise et va s'asseoir près de son frère.
— J'aime pas l'école. Ça me soûle.
Il n'est qu'en CP, ça promet.
— Même si tu trouves ça soûlant, barbant, ennuyant, tout ce que tu veux, tu vas aller à l'école, année après année, jusqu'au diplôme d'école secondaire minimum.
— Ma maîtresse a dit que l'on n'a aucun métier avec le HSG. Elle a dit qu'il fallait faire des études. Comme je ne veux pas faire d'études, ça ne me sert à rien d'avoir ce diplôme.
Je soupire. Déchiré entre le dépit et un certain assentiment. Mon idée, c'est qu'il aille au-delà du lycée justement. Ce sont mes petits frères, je refuse qu'ils ratent leur vie comme moi.
— Qu'importe, la société est comme ça ! L'école t'apporte un cadre, t'apprend le respect et la discipline. Ce qui te manque de toute évidence. Concentre-toi sur ces lacunes. Tu as beaucoup à apprendre.
C'est vraiment moi qui ai sorti ça ?
— Cameron ! crie mon père, depuis rez-de-chaussée.
— Je reviens, dis-je à l'intention de mon petit frère. Fais l'exercice du dessous tout seul, lui ordonné-je.
— Sérieux ? Faut que je soustraie des bananes maintenant ?! C'est pour les débiles, aucun intérêt ! s'époumone Melvin alors que je suis déjà dans le couloir.
J'ai du pain sur la planche avec lui et ça m'inquiète.
Je descends les escaliers en me questionnant toujours sur l'avenir de Mel quand je me fige sur la dernière marche. Complètement paralysé, j'ouvre la bouche, mais aucun son n'en sort.
Brooklyn, qui tient un sac dans les mains, est devant notre porte grande ouverte, tandis que mon père me ferait presque peur avec ses gros yeux.
— J'ai préparé des cookies. J'ai suivi la recette à la lettre, m'informe-t-elle.
Comme si cela pouvait changer quelque chose.
Alors que mon père est toujours en train de m'assassiner visuellement, je questionne Brooklyn du regard. Son teint rougit subitement, sentant qu'il y a un énorme malaise.
Elle poursuit :
— Ce... ce matin, tu m'as dit « On se voit plus tard », mais tu n'as pas précisé à quelle heure tu voulais me voir, alors je me suis dit que pour le goûter, c'était idéal.
— Ce matin ? balbutie mon père qui ne me lâche pas d'une seule rétine au cas où j'essaierais de m'échapper de cette situation complètement surréaliste.
J'entends un éboulement dans les escaliers, mes petits frères passent de part et d'autre de mes jambes.
— On a entendu « Cookies » !
— Waouh ! s'interloque Melvin qui se fige près de moi.
Théo a déjà la tête dans le sac. Mon père le tire par le col.
— Eh bien, entrez, Mademoiselle Becker, croasse mon père qui reste poli tant bien que mal.
Quant à moi, je n'arrive plus à respirer.
Elle avance et sort le Tupperware de son sac pour le déposer sur notre table de cuisine. Enfin, mes jambes réagissent et me conduisent jusqu'à eux.
Je lui tire une chaise pour qu'elle s'assoit, puis j'attrape Théo avant qu'il ne hurle que c'est la sienne. Je lui chuchote à l'oreille :
— Tu lui prêtes ta chaise et je te donne ma ration de céréales demain matin.
Je le pose à ma place habituelle avant de me diriger vers l'un des placards muraux pour nous récupérer des verres. Je me demande si je dois chercher dans le buffet la nappe que l'on n'a plus utilisée depuis le départ de ma mère. C'est une situation très étrange pour ma famille, qui nous déstabilise à tous niveaux. Nous ne recevons personne, c'est comme cela depuis des années.
Mon père est raide comme un piquet. Il dévisage Brooklyn comme si c'était une revenante.
Je jette un coup d'œil au lavabo rempli de la vaisselle de ce matin, ainsi que celle du déjeuner. La casserole est toujours sur les plaques. Le salon, j'en parle pas. Il y a des trucs qui traînent partout. Et j'ai un gros doute sur la propreté du sol.
— Donc, vous vous êtes vus, ce matin ? cherche à savoir mon père qui ne lâche rien.
J'interromps Brooklyn. Le but étant de prévenir une catastrophe :
— Oui, vite fait.
— À quel moment ? insiste mon père, inquisiteur.
— Quand j'ai sorti les poubelles.
— Les poubelles... réfléchit-il tout haut.
Brooklyn me dévisage. Je grimace pour qu'elle comprenne. Je m'enfonce.
— Tu es trop belle ! s'enthousiasme Melvin qui, genoux sur sa chaise, se penche vers elle aussi près que possible. Tu es mannequin ?
— Recule, Mel, le préviens-je. Elle fait des photos.
— Comme notre maman, constate Théo qui boude.
— Je ne savais pas que vous vous fréquentiez, poursuit mon paternel.
Brooklyn nous scrute l'un l'autre.
— À vrai dire... commencé-je.
Mais Brooklyn préfère lui expliquer très cliniquement :
— Le terme fréquenter n'est pas adéquat étant donné que nous nous sommes à peine parlé cette nuit.
Je crois, — je dis bien, je crois —, qu'elle essaie de bien faire. Ou peut-être souhaite-t-elle tout simplement ma mort.
— Cette nuit ?! reprend-t-il, l'expression blême.
Bon et bien, à la guerre comme à la guerre.
— Elle a dormi ici.
— Quoi ?
— Où ?
— Pourquoi ?
Le « quoi » vient de mon père, qui tire une tête de six pieds de long. Le « où » de Melvin, qui paraît très attaché à obtenir une réponse et le « pourquoi » dégouté, provient de Théo.
— Cameron, dans ma chambre, tout de suite.
Mon père ne rigole pas. Sa politesse s'est envolée comme par magie. Je ne bronche pas, mais je garde la tête haute. Je n'ai rien à me reprocher, alors je passe devant, mains dans les poches.
Nous traversons le salon et entrons dans sa chambre, dont la porte claque derrière moi.
Je me tourne face à lui. Il est évident que mon père est remonté à bloc.
— Tu penses que coucher avec elle va faciliter ta vie d'homme ?!
Ça commence superbement bien.
— Ce n'est pas ce que tu crois.
— Ça ne va t'apporter que des complications !
— Il n'y a rien de grave ! m'agacé-je.
— Et sous mon toit, en plus !
— Sous ton toit ? Ça ne serait pas aussi le mien par hasard ?!
— Tu comprends très bien ce que je veux dire !
— Eh bien, non, je ne comprends pas ! Sois plus explicite.
— C'est cet exemple que tu veux donner à tes petits frères ? Ramener une fille dans ton lit !? La fille des patrons en plus ! Qu'est-ce qui te prend, tout à coup ?!
Ce qui me prend ? J'ai bientôt dix-huit ans, merde ! Et j'ai cette impression d'avoir passé une adolescence au régime !
— Et toi ?
— Quoi, moi !?
— Je te renvoie la question. Tu me parles d'exemple, alors que tu ne t'occupes jamais de tes gamins ! Alors que celui qui joue la figure de père ici, c'est moi ! Je suis cuisinier, puis femme de ménage ! J'en ai ras le bol, tu m'entends !? Ne me donne pas de leçon de morale, surtout pour me dire de ne peux pas regarder ce que je ne peux pas atteindre ! Je la mérite ! Et je l'aime !
L'ai-je vraiment dit ? Comme ça ? À mon père ?
Son visage se décompose. Il paraît si affligé que j'ai un instant d'hésitation. Pourtant, au fond de moi, j'y crois et je veux le lui prouver.
— C'est une Becker, Cameron...
— Je sais..., fais-je en ressentant son désespoir m'envahir peu à peu. Je suis désolé si ça te gêne.
— Me gêner ? C'est plus compliqué que ça. Mon fils, tu es intelligent. Tu devrais réfléchir.
— J'ai déjà beaucoup trop réfléchi.
— Tu ne sais pas dans quoi tu t'embarques. Pourquoi tu ne t'amuses pas avec une autre fille ?! lâche-t-il, comme si c'était simple comme bonjour d'en choisir une plutôt qu'une autre.
— Tu ne comprends pas. Ce n'est pas une amourette. Je suis très sérieux. Elle est différente.
— Ta mère aussi était différente...
— Elle n'est pas comme ta femme !
Ma respiration s'est accélérée et je crois bien avoir crié. Non, elle n'est pas comme ma mère. Je me refuse même d'y penser. Mon père se tient à la commode. Le seul meuble de sa chambre. Et il me peine. Ça me rend triste de le voir comme ça : abattu, faible et dépassé. Il est comme ça depuis toujours en fait. Voilà pourquoi je n'ai rien dit toutes ces années et l'ai toujours excusé. Mais le sens du sacrifice a ses limites. Si j'ai ma chance avec Brooklyn, je ne peux passer à côté d'elle, ça me tuerait.
— Si ses parents l'apprennent, amour ou pas, on va avoir de gros ennuis, soupire mon père.
Il y a des chances. Je doute qu'ils me voient d'un bon œil. Je n'ai pas encore un seul diplôme en poche, mais je vais trouver un job et travailler dur pour sortir ma famille d'ici. Je sais que je suis capable de me démener pour les choses qui me tiennent à cœur et Brooklyn en fait partie. Je ne peux pas choisir. C'est au-dessus de mes forces. J'ai envie de la découvrir, de lui parler, d'être près d'elle, la toucher. C'est un besoin vital, comme celui de respirer, tout simplement. Je refoule mes émotions depuis trop longtemps.
— Nous ne sommes pas ensemble. Je veux dire qu'il n'y a encore rien eu entre elle et moi, si ça peut te rassurer. Si ça doit aller plus loin, je lui expliquerai notre situation.
Je ne sais même pas si elle est intéressée. Je ne connais que mes propres sentiments. Et même si c'est absolument désagréable de le penser, peut-être qu'elle m'éconduira et mon père n'aura plus de souci à se faire.
C'est encore prématuré de parler de tout ça finalement.
Mon père semble réfléchir, puis formule :
— Très bien. Je te fais confiance.
Je suis surpris qu'il abdique si vite. Il poursuit :
— Et je suis désolé. Je me laisse un peu aller, n'est-ce pas ?
Troublé par cette soudaine lucidité, je hoche doucement le menton.
— Je vais me reprendre.
— OK, fais-je un peu sur la réserve.
Après nous être fixés dans le blanc des yeux quelques secondes, je souris et il fait de même. Finalement, la visite de Brooklyn aura permis que je vide mon sac. Je suis soulagé d'avoir mis les choses à plat avec lui. Il fallait que ça sorte un jour ou l'autre.
— Tu es un bon garçon. Fais juste attention. Ils ont les moyens de détruire nos vies.
Cette phrase me donne froid dans le dos, car je sais qu'elle est véridique. Ils peuvent nous mettre à la porte et je doute que mon père s'en remette. Je sais que c'est inconfortable pour lui et qu'il va s'inquiéter. Il faut que je prenne un maximum de précautions et rien à la légère.
— Surtout, ne la mets pas en cloque. Protège-toi.
Hein ? Malaise.
— On peut éviter cette conversation ?
— Achète des préservatifs. C'est tout ce que je te demande. Je mettrai quelques dollars en plus pour cela dans le budget des courses.
Suis-je le seul sur cette planète à vivre ce genre de galère ?
— Papa. C'est bon...
— Parce que dans la vraie vie, ce n'est pas comme dans les films. Hein, tu sais ? Les films là... enfin, c'est de ton âge. Si tu as besoin de conseils...
Je ne veux pas entendre un seul mot de plus. Je sors de sa chambre, gêné au possible.
Je suis surpris qu'il n'y ait plus personne autour de la table de la cuisine. Je n'ai pas le temps de faire parler ma déception que j'entends des bruits à l'étage.
Mon père est sur mes talons. Il insiste :
— Il faut en tester un avant tout seul, ok ? Tu t'enfermes dans la salle de bains et...
J'opère un tour à cent quatre-vingts degrés, pose mes mains sur ses épaules et le fixe droit dans les yeux.
— Pa'. S'il te plaît. Arrête. J'ai compris le message. Ça va aller.
Je le plante là pour monter au premier et m'arrête près de la porte. J'entends Brooklyn discuter avec mes petits frères :
— Tu n'aimes pas l'école ? Pourquoi ?
Melvin répond :
— En fait, j'en ai marre de refaire les exercices que j'ai déjà réussi une fois. Tu vois ?
— Oui, je comprends. J'aime écrire et réaliser les travaux manuels. Alors, quand je dois faire un exercice, je trouve mon plaisir dans l'écriture. M'appliquer à faire de belles lettres. Ça me stimule plus que l'exercice en lui-même.
— Ah... et si je n'aime pas écrire ?
— Intéresse-toi aux choses que tu aimes.
— Je n'aime rien. Tu vois, je suis comme dans une prison.
Un silence envahit la pièce. Je sens la détresse profonde de mon petit frère et ça me brise le cœur. Je ne l'avais jamais écouté. « Vraiment » écouté.
— Je pense que tu ne sais pas encore ce que tu aimes. J'ai découvert le piano à ton âge. S'il ne tenait qu'à moi, je ne ferais que ça toute la journée, mais je dois m'adapter.
— Tu penses que je trouverai ce que j'aime rapidement ?
— Commence par chercher.
C'est à ce moment-là que je rentre dans la pièce. Mon cœur s'emballe. J'ai envie d'enlacer Melvin, puis d'embrasser Brooklyn comme un fou. Je pourrais lui dire que je ne veux plus qu'elle quitte cette chambre. Qu'elle doit rester avec moi, tout contre moi. J'ai besoin de la prendre dans mes bras, mais je me retiens.
— Tu pleures ? observe Théo.
Je grimace.
— Bien sûr que non ! Descendez, il faut que je parle à Brooklyn.
— Je lui ai dit qu'elle pouvait dormir dans mon lit ce soir, indique Melvin avec un sourire qui atteint presque ses oreilles.
Il descend du bureau sur lequel il était assis. Il obéit sans rechigner, ce qui me surprend. Il a l'air plus enjoué, plus léger en quelque sorte. Ça me bouleverse d'autant plus. Est-ce que leur conversation aurait défait un nœud dans la tête de mon frère ? Moi, en tout cas, ça m'a ouvert les yeux.
Je suis tombé éperdument amoureux.
1-High School Graduation, équivalent du Baccalauréat aux Etats-Unis.
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