1.23 : Ne plus exister pour toi 💔
La chambre de Charly est de style XVème. Les meubles sont tous recouverts de peinture d'un noir brillant et les murs rose foncé. Il y a un peu d'argenté, surtout les accessoires. La main qui tient ses bijoux, ou encore le miroir au-dessus de la coiffeuse, par exemple. C'est ce qui m'intéresse le plus : le mobilier et ses détails baroques.
— Pourquoi tu n'aimes pas les écrans ? me demande Charly au bout d'un moment, alors qu'elle me surprend le nez en l'air.
— Quoi ?
— Tu n'apportes jamais ton portable et tu n'aimes pas regarder les séries. Tu n'accroches à aucune d'entre elles, je le vois bien.
Comme je savais que ça perturbait mon amie, j'y ai déjà réfléchi longuement et voilà ce que j'en ai conclu :
— Je crois que je n'aime pas être passive.
Car j'ai cette impression frustrante de perdre mon temps. Quand je lis, c'est différent, mon imagination déborde souvent.
Charly semble absorbée par ce que je viens de dire, puis se lance :
— C'est justement parce que tu es passive que c'est top ! Tu es spectatrice de la vie des autres, mais tu peux vivre leurs émotions, leurs rêves sans les conséquences. C'est bien mieux que la vie réelle. Mais ton point de vue se défend. Seulement pour ça, il faut aimer son quotidien. Or ce n'est pas mon cas, je déteste ma vie.
Je la scrute.
— Pourquoi tu détestes ta vie ?
— Elle n'a aucun intérêt.
— Tu aimes regarder des séries. C'est une chose qui t'intéresse, pourtant.
— Oui, mais ça ne suffit pas. J'aimerais avoir plus d'amis, rencontrer des gens. Je t'aime beaucoup, mais les relations sociales me manquent. Si je ne fais pas le premier pas, tu ne viens jamais vers moi de toi-même. Tu ne réponds pratiquement jamais à mes textos. Tu ne m'appelles pas.
Il est vrai que parfois, je passe de longues minutes soit à comprendre le sens des emojis, soit à réfléchir de manière intense à quoi lui répondre. Comme je ne trouve pas, le plus souvent, j'abandonne. Et puis, je ne sais jamais quand je suis censée prendre des nouvelles ? Et pour dire quoi finalement ?
— Tu me laisseras voir ta chambre, un jour ? me demande-t-elle tout bas.
Étonnée, je la considère.
— Ma chambre ?
— Oui, ça prouverait que tu me fais confiance. Que tu acceptes de me montrer la vraie toi, ta vraie personnalité. Tu ne pourrais rien cacher de ce que tu aimes, de ce que tu es.
Ma personnalité ?
— J'ai confiance en toi, formulé-je expressément pour ôter tout doute possible.
Charly est franche, directe. C'est ce que j'aime chez elle, car ça me rassure beaucoup. J'ai toujours eu du mal à cerner quand quelqu'un me ment, mais je suis certaine que Charly ne m'a jamais menti. Voilà pourquoi je me sens bien avec elle et que j'ai accepté sans détour cette soirée pyjama.
— Je suis désolée si je ne comble pas tous tes besoins, ajouté-je.
J'ai aussi conscience qu'elle ne comble pas tous les miens. J'ai ce vide permanent dans la poitrine.
Elle me fixe, puis explose de rire.
— Ma belle, tu pourrais bien me combler sur tous les points, mais sincèrement, tu es trop complexe. Ne te vexe pas, mais tu peux te montrer froide et distante parfois. Je crois que je me rendrais malade à vouloir te rendre heureuse.
Complexe ? Froide ? Distante ?
De la musique s'éveille à l'étage inférieur. Et puis, l'instant suivant, ça devient un vacarme assourdissant.
— Il n'a pas fait ça ! s'emporte mon amie.
Je constate que son visage change de couleur. Elle est furieuse.
— Je te jure qu'il ne m'a pas prévenue ! Il va m'entendre !
— Qu'est-ce qui se passe ? l'interrogé-je.
— Mes parents sont tous les deux à l'étranger, alors Ethan prend ses aises. J'ai l'impression qu'il a invité du monde. Ferme la porte à clé. Je reviens dans dix minutes.
J'essaie de la retenir.
— Attends !
Mais déjà, elle saute du lit et quitte la chambre d'un pas décidé. La porte claque et je la fixe, comme si un monstre risquait d'en surgir à tout moment.
Les minutes passent et les voix sont de plus en plus proches, plus fortes. Mes phalanges broient la couette. À chaque fois que j'entends des pas qui frappent le parquet, j'en ai des palpitations.
Je n'ai pas bougé d'un seul cheveu depuis plus de quarante minutes lorsque deux personnes s'invitent dans la pièce.
— On peut prendre cette chambre ?
Je secoue la tête.
— Mais tu es toute seule et nous en couple, m'informe le garçon.
Je vois bien qu'ils sont deux, mais je ne peux pas quitter les lieux.
— Elle n'a pas l'air de comprendre, soupire la fille.
— On aimerait un peu d'intimité.
— De l'in... intimité ?
La fille, mécontente, grogne puis sort un plastique de sa poche arrière et le jette sur le lit de Charly, juste à côté de moi. Je me penche et observe l'objet.
— Elle ne sait pas ce qu'est une capote ?
Une capote ?
— Tu comprends mieux maintenant ? s'esclaffe le garçon.
Je devine sommairement l'intérêt de leur requête. Simplement, je ne suis pas prête à libérer le seul espace dans lequel je me sens en sécurité. Le garçon se rapproche, se penche et m'analyse.
— Tu veux rester avec nous ?
Je recule le buste, mais pas assez pour empêcher ses doigts de s'infiltrer entre les mèches de mes cheveux. Je suis saisie de frissons très désagréables.
— Pour...quoi vous me touchez ?
Son pouce effleure mes lèvres.
— Wouah ! De loin, je n'avais pas remarqué à quel point tu étais belle. Tu es un vrai bijou, murmure-t-il pendant que son amie le rappelle à ses côtés.
Il approche son visage si près que je louche sur les petits points noirs au coin de sa narine.
Il chuchote :
— Je vais sauter ma copine et après, on peut s'envoyer en l'air tous les deux ? Tu veux ?
Quoi qu'il soit en train de me proposer, je crie « non ! », puis le repousse.
Je tombe presque du lit et sors de la pièce en trombe. Une fois hors de la chambre, mes oreilles sont immédiatement atteintes par l'écho tapageur de la musique qui se répercute contre les murs, comme dans une cathédrale. Je plaque mes mains sur mes oreilles. J'en perds mes repères. Beaucoup de visages inconnus se tournent vers moi. Je contourne des groupes de personnes qui boivent et échangent. J'arrive enfin à atteindre la rambarde des escaliers et les descends.
— T'es en pyj, meuf ! crie-t-on sur mon passage.
Je baisse mon menton sur mes vêtements. Je porte une chemise à manches longues et un pantalon à carreaux. Effectivement, je suis en pyjama, car logiquement, je dois dormir chez mon amie et j'étais bien loin de me douter que je finirais sous le feu de regards inquisiteurs.
Par chance, en bas des marches, je retrouve Charly. Elle est en pleine conversation avec une fille dans le coin du grand salon. Elle devait remonter vite. Mais elle est là. Elle discute.
— Charly ?
La fille me toise. C'est la fille, son ex-meilleure amie, qui m'envoie :
— On est en train de parler, tu permets ?
Je ne l'écoute pas. Je suis trop agitée intérieurement pour ça.
— Charly, il y a des personnes dans ta chambre.
Mon amie ne me regarde pas. Elle a les yeux rouges, comme si elle venait de pleurer. C'est l'impression qu'elle me donne.
— Brooklyn, s'il te plaît. Tu peux m'attendre dans la chambre ? me demande-t-elle.
— Mais dans ta chambre, il y a...
Elle me coupe :
— Je t'ai dit de m'attendre dans ma chambre. J'arrive dans dix minutes.
Elle m'avait déjà dit dix minutes. J'allais le lui signaler, mais elle quitte les lieux, suivie de près par la fille et je les vois disparaître dans la cohue. Je me retrouve toute seule et complètement désorientée.
Il y a des personnes partout où je pose les yeux. La panique s'empare définitivement de mon esprit. Je reçois beaucoup d'informations visuelles. Il y a trop de mouvements. Je me sens comme attaquée à chaque fois qu'un visage se tourne vers moi. Cette fois, j'écrase plus fort mes mains sur mes oreilles pour atténuer le son et contrôler la crise qui bouillonne dans ma tête.
Je dois compter... Quoi compter ? Il n'y absolument rien à compter, tout bouge vite.
Je joue des coudes pour me faufiler entre les corps et gagne le couloir en direction de la cuisine. C'est un endroit que je connais et j'espère y trouver refuge.
Et alors que j'atteins mon but, juste devant la porte, il y a Cameron.
Je me statufie.
Très lentement, j'abaisse mes mains et, occultant le reste, je n'arrive plus à détourner le regard.
Il parle avec Hailey. Il lui sourit. Ils ont l'air à l'aise. Dans une bulle.
Une émotion vive m'atteint comme une blessure. Une blessure marquée au fer rouge. Elle me percute de plein fouet : ma différence... Si évidente dans le regard des autres, mais que je n'avais encore jamais tenue pour responsable de ce mal être qui me broie pour de bon.
Pourquoi il ne me sourit plus à moi ? Pourquoi il ne me parle plus comme il lui parle à elle ? Pourquoi n'a-t-il jamais voulu entendre mes explications ? Ai-je commis un acte si irréparable ?
Je suis froide, complexe. Est-ce pour ces raisons qu'il ne s'intéresse plus du tout à moi ?
Froide et complexe...
Est-ce qu'il me déteste comme tous les autres de la classe ? Est-ce cela la vraie réponse à toutes mes questions ?
Froide.
Complexe.
On m'a rejetée plus d'une fois, et ce rejet, je devrais l'avoir admis. Alors pourquoi c'est si dur avec lui ?
Il entame un pas vers Hailey, puis se penche.
Boum-boum, boum-boum, fait mon cœur sur le point d'exploser.
Je sursaute lorsque des cris éclatent dans la salle à côté. C'est à ce moment-là que le regard de Cameron braque à droite et tombe sur moi. Mon souffle devient douleur. Ma respiration enflammée.
Surpris, il ne bouge plus. Il m'observe juste.
Un débordement émotionnel, voilà ce que je ressens. Un raz de marée que je n'arrive pas à endiguer.
Je fais volte-face, mais je suis poussée par un garçon qui semble vouloir aller dans l'autre sens. Je ramène mes avant-bras contre ma poitrine pour me protéger du contact physique.
— S'il vous plait... j'aimerais passer. S'il vous plait...
Des larmes brûlantes naissent sous mes paupières. J'ai mal physiquement. Mal partout. Je voudrais disparaître.
Pourquoi ne voit-il pas que je ne me sens pas bien, à quel point je suis terrorisée par chacun de ses mouvements ? Non, cet inconnu rit la bouche ouverte à quelques centimètres de mon nez et il sent l'alcool fort.
— Ah ouais ? Tu aimerais passer ?
— Oui, je... je...
— On s'est déjà rencontré, non ?
— Je... ne vous connais pas.
— Si, on se connaît.
— Ne la touche pas ! jaillit la voix de Cameron derrière moi.
Je tressaille jusqu'au bout des doigts. Ça m'arrive aussi lorsqu'il passe à côté de moi dans la cour de l'école. Lorsqu'il prend la parole en classe. Lorsque j'entends son rire joyeux dans les couloirs, lorsque je sens le parfum qu'il porte ces derniers temps.
— J'essaie de passer, mais elle reste en travers de mon chemin, se défend le garçon.
— Alors, fais demi-tour.
— Et si c'est par là que je veux aller ?
Cameron se déplace et se poste juste devant moi.
— Barre-toi ou je t'éclate, c'est plus clair ?
Le ton s'échauffe. Je sens de la tension, de l'hostilité entre les deux garçons. La même que sur la piste de course à l'école, entre Tony et lui. Je commence à marcher à reculons pour m'éloigner de cet instant hors de contrôle. Je ne sais même pas pourquoi il a lieu. Je suis effrayée par la tournure que prennent les événements et je ne veux pas assister à tout ça.
La musique semble avoir pris un tempo sourd. Mon cœur martèle dans mes tempes. Je me sens mal. Prise de panique et de vertiges. Le monde va trop vite pour moi. Je clos les paupières.
Des doigts se referment autour de mes bras, me ramenant à la réalité.
— Brooklyn, ça va ? Où est Charlotte ? me questionne Cameron.
Je secoue la tête plusieurs fois.
Si je lève les yeux sur son visage, je crains de bafouiller. Peur de me ridiculiser une fois encore. S'il me parle, puis me rejette, je vais en souffrir à coup sûr. Oui, tout prend sens, comme mes désillusions. Il m'a remplacée par une autre, cette fille qui l'attend et nous observe. Hailey. C'est elle qu'il fréquente. Il aime être avec elle. La place qui m'était réservée, que je voulais, n'existe plus du tout.
Hailey a l'air inquiète pour moi. Cameron a la même expression. Je veux sortir de cette impasse et me cacher.
— Eh, arrête de trembler, s'il te plaît, formule Cameron.
Il me parle ? Pourquoi maintenant ? Quelle est la logique de tout ça ?
— Tu... tu peux continuer à m'ignorer. Tu peux... tu..., bégayé-je.
Je me mords la langue.
— Quoi ?
Il se penche pour mieux m'entendre. Je clos les paupières un instant et à son oreille, je lui souffle :
— Je n'existe plus pour toi.
Ni pour personne.
Ma vie n'a aucune raison, ni trajectoire.
Lentement, il se redresse, puis me dévisage. Pourquoi fait-il comme s'il ne comprenait pas ?
Je suis transparente depuis des semaines, alors pourquoi ça a l'air si insensé ?
Avec lui, j'ai appris que les gens entrent dans ta vie, puis repartent comme ça. Et parfois, ils y laissent quelque chose. Quelque chose qui te ronge. J'aimerais être forte. Faire comme si ça n'avait aucune importance. Faire semblant. Comme Charly. Être fausse. Comme lui.
À présent, j'ai si peur. Peur de sa personne. Peur de son regard, de ses gestes, de son attitude que je ne suis plus sûre de comprendre. Je n'arrive plus à gérer tout ça. C'est trop. Comme une surcharge. J'étouffe.
— Lâche-moi.
— Brook...
— Lâche-moi !
Immédiatement, il libère ma peau. Je malaxe là où il a posé ses mains. Je ne veux plus ressentir sa chaleur. Plus sentir son odeur, sa présence. Cette douleur. Si intense. Elle m'oppresse. Me vide.
Froide et complexe.
Autiste ?
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