1.10 - Dans ma peau 🤬
— Tu m'as coupé plus court là ! se plaint Théo en désignant le haut de son oreille droite.
Merde ! C'est vrai.
— Ah oui, effectivement...
— Tu as une tronche de cake ! se moque Melvin.
— C'est toi, la tronche de cake !
— On se calme les mômes et t'inquiète Théo, je vais reprendre ce côté.
— Mais, je vais avoir les cheveux tout courts.
— Tronche de cake ! Tronche de cake !
Melvin me tape sur le système. Ça ne m'aide pas à me concentrer sur la coupe de mon petit frère.
— Tron...
— Encore une fois, Mel, et je te tonds la boule à zéro.
— Comme une tronche de cul ? me questionne Théo.
Je lève les yeux au ciel. Et c'est reparti...
— Tronche de cul ! Tronche de cul !
— Papa ! Théo a dit que j'avais une tronche de cul.
Melvin quitte la salle de bains en trombe et je l'entends dévaler les escaliers pour aller se plaindre. J'ai les nerfs en pelote et si cette journée ne se termine pas très vite, je sens que mon self-control ne tiendra pas.
— Voilà !
Je retire la serviette des épaules de Théo avant de la secouer par la fenêtre. Il descend du marchepied et rouspète :
— Mais, c'est plus court que toi.
— Je t'ai coupé au-dessus des yeux, tu ne voyais plus rien.
— C'est plus court, c'est tout, boude-t-il en croisant les bras.
— Eh, t'es mignon, je t'assure.
Je lui tapote sa petite tête brune.
— J'veux pas être mignon, j'veux être comme toi.
— Sympa !
Je ris, mais lui, continue de bouder.
— J'ai jamais rien de ce que je veux !
— Arrête, tu as déjà tout ce que l'on peut te donner.
Ça fait plus d'un mois qu'il me casse les pieds avec « sa » télé dans la chambre.
— Bah, c'est nul !
Évidemment, en les inscrivant dans une école privée, je me doutais qu'ils ressentiraient rapidement l'écart de classe sociale. Par exemple, je passe les récupérer à pied, alors que leurs potes rentrent chez eux en grosses berlines, tablettes devant leurs nez.
Les avantages salariaux, négociés lors de l'embauche de mon père, se cantonnent aux frais d'inscription et de cantine. C'est déjà une chance énorme.
— Cam'eon ?
— Ouais ?
— Je veux travailler.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Je n'ai plus envie d'aller à l'école.
— Arrête, ça va vite pousser.
— Ce n'est pas à cause de mes cheveux. Je ne veux plus y aller, c'est tout.
Alors que Mel a rapidement su se faire une place dans un groupe de rebelles, Théo, lui, a eu beaucoup plus de mal à s'intégrer.
— Ça ne se passe pas bien ? m'inquiété-je.
— Non, je veux travailler. Nous sommes pauvres.
— Nous ne sommes pas pauvres. On a juste décidé de vivre simplement, nuance. On est ensemble. Le plus important, c'est d'être une famille.
— Nous ne sommes pas une famille.
Ma poitrine m'oppresse soudain. C'est exactement ce que j'ai ressenti quand ma mère s'est barrée. Si une personne peut le comprendre, c'est bien moi.
— Tu es ma famille, Théo. Papa et Mel aussi. Tu veux savoir pourquoi ? Car je vous ai vous, c'est tout ce qui compte à mes yeux. Le reste, je m'en fous.
— Je t'ai toi, moi ? demande-t-il avec espoir.
— Évidemment, petite tête. Allez, on va manger. Passe à la douche et descends.
Je gagne la cuisine d'un pas lourd. Je suis crevé. Vraiment très crevé et mon corps a besoin de dormir plus de six heures, mais mon cerveau me rappelle que si je ne le divertis pas, il va me lâcher pour de bon.
— Y a quoi à bouffer ? s'impatiente Melvin, à côté de mon père qui regarde un jeu télévisé.
Pression quotidienne, tu auras ma peau.
Je dois sortir, me détendre et vite ! Sinon, je vais péter un câble.
— Demande à ton père ! envoyé-je.
Merde ! Il n'y a que moi que ça concerne ?!
— Il a dit qu'il ne savait pas !
— Je ne sais pas, fils, réagit mon paternel en tournant une grimace désolée vers moi.
Bien sûr...
J'ouvre le frigo et découvre que l'on n'a pas trop le choix. Des ravioles en barquette. Trois tomates. Une boîte de maïs entamée (nouvelle boulimie de Théo) et un paquet de carrés de fromage frais.
— OK, ça va le faire.
J'épluche les tomates en pensant aux dernières paroles de Brooklyn. Depuis le réfectoire, je n'arrive pas à la regarder en face. J'ai un blocage. C'est comme si elle avait pointé du doigt ma misère quotidienne. Je vis déjà à sa solde et je ne veux pas non plus être pris pour un crève la faim. J'ai un minimum de fierté...
— C'est bientôt prêt ? demande Théo qui descend les escaliers en slip.
Je ne veux plus y penser et j'aimerais ne plus rien ressentir lorsque je la croise. Mais ce n'est pas si évident. Ses regards insistants me déstabilisent. J'aurais tellement aimé lui parler sans être frustré. Sans me sentir rabaissé.
Je balance les ravioles dans une casserole d'eau bouillante et fais revenir les tomates et les oignons.
— On mange quand, j'ai faim ! réitère Théo.
Il m'est arrivé un nombre incalculable de fois d'avoir envie d'envoyer valdinguer la poêle et tout le reste. Ce soir est un de ces soirs où ma tension monte dangereusement. Je baisse le regard sur le mini moi.
— Qu'est-ce que tu fous en slip ?
— J'ai pas trouvé mon pyjama.
Ça ne se voit peut-être pas, mais je prends sur moi, là ! Et maintenant, mon père s'amuse avec mes frères.
— Si tu mettais la table, ça m'avancerait ! lui suggéré-je, la mâchoire crispée.
— Je vais le faire, m'assure-t-il.
Tout ne va pas assez vite. Mon père tarde. Il met trois plombes pour placer quatre fourchettes. La colère bout dans mes entrailles.
Je fulmine, lorsque mon père balance nonchalamment :
— Dis, il manque une assiette dans le placard...
Ça suffit ! J'en peux plus ! Je balance le plat sur la table et les laisse se démerder pour bouffer.
Sans un mot, je sors de la maison et attends que mon pouls baisse de régime. Je ne veux absolument pas me plaindre. La situation n'est juste pour personne. Seulement là, j'ai besoin de hurler, de frapper dans une balle. N'importe quoi qui me permettrait de me défouler.
Je m'assieds sur le perron et observe le manoir des Becker. Alors que chez moi j'ai l'impression constante d'être au milieu d'électrons libres, chez eux, tout paraît mystérieux, calme..., froid. Comme s'ils vivaient dans une boîte à secrets. Brooklyn est un peu pareille. Elle est différente de toutes les filles que j'ai croisées.
Différente...
C'est pourquoi, je n'arrive pas à être naturel avec elle comme je suis avec les autres. Si je lui avoue ce que je ressens, qui je suis vraiment, comment va-t-elle le prendre ?
La vraie question est : est-ce que je lui plais un peu ?
J'ai l'impression que non. J'agis comme un crétin !
« Je veux que tu saches que jamais je n'envisagerai d'être aussi proche de toi »
C'est ce qu'elle m'a annoncé sous les arbres. Le message était clair. Me suis-je montré trop obstiné ?
Ah !
Je soupire devant la tristesse de la situation.
Au bout de vingt minutes, la porte grince dans mon dos.
— Cam'eon. Tu viens manger ? demande une voix timide, celle de Théo.
Je tourne le visage dans sa direction et constate que, par miracle, il a trouvé un pyjama.
— Vous avez fini ?
— Oui.
— OK, au lit.
Serais-je proche de la délivrance ? Je m'en veux immédiatement de le penser. Je me redresse, entre dans la maison et passe devant la cuisine sans un regard pour mon père. Je guide les jumeaux jusqu'à notre chambre et expédie leur histoire du soir en cinq minutes.
Pas besoin de sixième sens pour sentir que je suis à bout de patience. Et dans ces cas-là, ça part rapidement en vrille. Melvin frappe son frère, et bientôt, ils chouinent tous les deux.
Ma tête va exploser. Parfois, j'ai l'impression que le poids de la terre repose sur mes épaules. Il y a des vies plus merdiques que la mienne, mais aujourd'hui, j'ai dû mal à l'encaisser.
Nerveux, je patiente plusieurs minutes, comme si mes petits frères me les volaient. J'ai honte et je sais qu'une fois dehors, je vais culpabiliser.
Reste cool, Cam. N'engraine pas la situation.
Je m'assois sur mon lit pendant qu'ils s'agitent dans les leurs.
— Je veux une télé !
— Moi, une console !
Ils mettent mes nerfs à rude épreuve. Je ne dois pas craquer. J'attends, puisant mon calme dans une source inexpliquée.
— Quoi que vous fassiez ou disiez, vous allez dormir. Ce n'est pas compliqué.
Vient ensuite le moment le plus difficile pour moi. Quand ils se mettent à pleurer à chaudes larmes sur leur sort injuste. Quand leurs émotions débordent et que les câlins et le réconfort d'une mère auraient été utiles. Je le sais, car je connais cette phase par cœur.
— Venez-là.
Ils ne se font pas prier et sautent de leur lit pour me rejoindre sur le mien, toujours en pleurant. Je les serre dans mes bras et, même si ce sont des petits mecs, qu'il faut être fort et brave, je ne leur demande jamais d'arrêter de pleurer.
Car je sais que ça leurfait du bien. Ça les aide à se construire, à conserver encore un peu de cetteinnocence que ma mère m'a volé.
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