1.1 - Cible 🎯
— Une plus petite voiture ?
— Oui. Je préfère. S'il vous plaît.
J'aimerais me rendre à l'école dans un véhicule plus discret. Alors j'essaie de faire entendre à ma mère qu'au lieu de notre limousine, un véhicule « normal » serait plus approprié.
— On va voir ce que l'on peut faire, mais nous tenons à ce que Josh t'emmène et te récupère tous les jours.
Je suis surprise qu'elle ait capitulé si vite. D'habitude, elle aime décider, contrôler jusqu'à la couleur de mes chaussettes. Je savoure cette petite victoire sur la vie et espère que cela m'aidera à me faire accepter à l'école. Si je me comporte comme les autres élèves en ne me faisant pas plus remarquer, peut-être s'habitueront-ils à ma présence.
Mon père, qui nous a rejoint dans le bureau de ma mère, me sourit avec tendresse. C'est un homme très effacé. Il faut dire que le caractère de ma mère n'est pas des plus faciles. Il écrase pratiquement tous ceux qu'il rencontre.
Je récupère mon sac d'école et m'apprête à monter les escaliers.
— Attends, tu ne nous as pas donné de détails sur ta rentrée. Comment s'est-elle passée ?
— C'était spécial.
Ma mère me fixe. Je n'ai pas envie qu'elle se fasse du souci mais je ne peux mentir.
— Les personnes de ma classe me font un peu... peur.
En disant cela, je me rends compte que c'est absolument vrai. Ils me terrifient. J'ai conscience de la discrimination ambiante. L'infantilisation ou la sévérité des professeurs. Le contact. Les regards. Les réactions trop vives, sous le coup de l'émotion, des élèves. J'ai l'impression que ce sont des tempêtes. Et moi, une feuille fragile risquant d'être soulevée et balayée par le vent.
La profonde tristesse que je vois naître dans les yeux de ma mère me force à réagir :
— Mais je dois y retourner.
Je dois combattre mon malaise. Pour mes parents, ma tante...
— Ne te force pas, mon ange.
— Hum.
Je quitte son bureau et monte à l'étage. Dans ma chambre, je peux vraiment souffler. Je me déshabille lentement, puis place mon uniforme dans le panier à linge sale avant de me faire couler un bain.
Je repense à cette rentrée catastrophique, à la pression que je me suis mise. Si je continue sur ce chemin, je risque de très mal vivre ces prochains mois.
Des tempêtes... Alors que j'ai un comportement très calme et réfléchi, car souvent prise dans des pensées profondes, eux réagissent au quart de tour et je ne sais pas si je suis assez forte pour que leurs réactions ne m'atteignent pas.
Pour le moment, mis à part une réaction excessive de mon corps, je tiens le coup.
Après le bain, je me sèche les cheveux. J'enfile un pyjama et m'assois devant le piano.
Je caresse les touches, puis ferme les yeux et me laisse aller dans un univers beaucoup moins mouvementé.
∞
Ce matin, je récupère dans mon armoire un pantalon bleu nuit d'uniforme, enfile ma chemise, puis un sur-pull portant l'écusson de l'école. J'attache mes cheveux en queue de cheval avant de souffler un bon coup. Deux cent six jours... c'est le temps exact qu'il me reste avant la fin des cours et la délivrance.
Je sors de ma chambre et, discrètement, pénètre dans la salle de bains de mes parents. J'ouvre un tiroir et cherche un déodorant. Je n'en avais jamais eu l'utilité jusqu'à présent.
Je descends les escaliers, mais ne m'arrête pas pour déjeuner.
— Maman ? J'y vais.
— Papa te dépose ce matin, ma chérie. Il t'attend dehors.
— D'accord.
J'inspire longuement quand j'aperçois le Range Rover blanc garé dans l'allée. Je remercie mon père car c'est en effet le moins tape à l'œil du garage.
Je monte dans la voiture côté passager.
— Tu es prête, ma puce ?
Je hoche la tête en serrant mon sac contre moi.
Sur la route, nous n'échangeons aucun mot. Nous sommes tous deux pas très loquaces. Je regarde son profil, plus précisément ses yeux verts, ses pattes-d'oie, et ses tempes grises. Sa présence me rassure infiniment.
Déjà, la vaste école privée aux briques orange avec ses multiples toits en ardoise et ses faitages pointus, apparaît devant nous.
Mon cœur cogne contre ma poitrine. Le trajet a semblé plus court qu'hier. Papa contourne un car et se gare devant le portail. C'est le moment de descendre, mais j'ai une boule dans le ventre qui m'empêche de bouger.
— Courage ma chérie. Sois toi-même. Tu es quelqu'un de formidable, je doute que personne ne s'en rende compte.
Main sur la poignée, j'observe les élèves à travers la vitre. Ça grouille de monde partout où je pose le regard. Mon pouls accélère son rythme. Je l'entends dans mes oreilles.
— Prends ton temps.
Je dois faire face, je me le suis promis.
— À tout à l'heure, papa.
Je sors du véhicule et ferme la portière derrière moi, puis file à travers les élèves pressés. J'ai conscience que beaucoup s'écartent de mon chemin. Le trajet jusqu'au bâtiment semble durer une éternité. La première sonnerie retentit lorsque j'arrive au sommet des escaliers. Tous attendent dans le couloir et discutent avec entrain.
Voulant éviter d'attirer l'attention, je reste dans mon coin et baisse le regard. Je le dévie sur les chaussures de la fille en face. Ses semelles sont un peu usées. Les baskets de son amie sont aussi un peu abîmés sur le devant. Ses lacets ont pris une légère couleur marron.
Sans vraiment réfléchir, je ramène mon talon droit et frotte le devant de ma chaussure gauche.
— Elle est tarée, pourquoi elle fait ça ?
Je me raidis et deviens rouge pivoine, je sais que c'est de moi dont il est question. Me sauvant de mon malaise, le professeur de santé arrive en courant, clé en main, pour ouvrir la porte de la salle.
— Entrez, dépêchez-vous !
Pour ne gêner personne, j'attends que tous aient envahi la pièce. Puis, quand c'est à mon tour, je m'avance avant de réaliser qu'il reste un élève adossé contre le mur.
— Par... don, dis-je faiblement, sans relever les yeux.
— Avance, dit simplement le garçon.
Je ne rêve pas, c'est la voix de celui qui a pris ma défense hier. Je relève le visage, mais le garçon détourne les yeux si vite que je n'ai même pas le temps de croiser son regard. D'habitude, c'est moi qui fuis le contact visuel, pas l'inverse. Ses mèches noires ondulées lui tombent sur les pommettes. Elles lui dissimulent le visage et je ne peux correctement distinguer ses traits.
— S'il te plaît, avance, dit-il à nouveau.
— Euh... oui.
J'entre en classe et j'entends quelques respirations se retenir. Me sentant une fois de plus observée, je joins les mains devant moi comme si cela pouvait servir de barrière. Par chance, une place est libre près de la fenêtre et, sans plus attendre, j'y fonce tête baissée. Je m'y assois sans tarder et pose mon sac sur la table avant de sortir ma trousse.
« — Brooklyn a pris la place de Cameron.
— Elle n'est pas gênée », murmurent des voix derrière moi.
Oh non ! Rouge de honte, je me lève précipitamment et remballe mes affaires avec maladresse. Je ne pensais pas que les places étaient attitrées. Je suis bonne pour un coup de chaud. J'ose un regard vers le garçon qui, sans rien dire et sans broncher, pose ses affaires sur la table qui se trouve devant le professeur, à la place que j'occupais hier. Je tends le bras vers lui.
— Non, attends ! C'est... c'est ta place. Je... je n'ai pas fait exprès de te la prendre.
— C'est ça ! siffle-t-on dans mon dos.
Mais le garçon tourne légèrement son visage et répond :
— Non. Tu peux la garder. Je préfère celle-ci de toute façon.
Je reste interdite. Il s'assoit face au professeur qui nous observe l'un après l'autre. Je suis plus rouge qu'une tomate et j'ai à nouveau des vapeurs.
Voyant que le garçon ne bouge pas, je me rassois lentement. Quelqu'un donne un violent coup dans le pied de ma chaise, mais je ne comprends pas pourquoi. Enfin, si. J'ai pris la place du garçon aux cheveux noirs et les autres n'apprécient pas. Ce que je peux comprendre.
Je me promets de reprendre ma place initiale dès que possible.
Le cours commence et d'où je suis, je peux un peu plus découvrir son visage. Son profil est doux et régulier. Aussi harmonieux que ceux des mannequins qui posent avec moi lors de certaines séances photos. Même plaisant à regarder, si je suis tout à fait honnête.
Le professeur se racle la gorge et attire mon attention.
Je me concentre et j'arrive à suivre le cours à mon aise même si les iris du professeur restent insistants sur ma personne. À la fin de l'heure, je suis beaucoup plus détendue.
La sonnerie retentit et c'est la première fois que je vais devoir sortir pour prendre l'air avec les autres. J'ai le trac alors je préfère attendre que tous les élèves aient quitté la salle.
Je pourrais aussi bien rester ici pour effectuer les exercices donnés la veille.
Cette décision apaise les battements nerveux de mon cœur. C'est vrai, pourquoi m'obligerais-je à sortir ? Je peux également en profiter pour remettre les choses à leur place.
Je me lève lorsqu'il n'y a plus personne dans la salle. Je suis persuadée que le garçon, Cameron, appréciera mon geste.
J'avance vers sa place et me penche pour prendre sa trousse.
— Qu'est-ce que tu fais ? m'interrompt une voix juste sur ma droite.
Pétrifiée, je me redresse et ramène mon poing contre ma poitrine. Je n'ose pas relever les yeux. C'est le garçon : Cameron.
— Je... je veux juste échanger nos places.
— Je t'ai dit que je préférais celle-là.
Son ton, un peu sec, m'offre les mêmes sensations qu'un mal physique. Comme si ses paroles me transperçaient la poitrine.
— Je te demande pardon. Je pensais...
— Pourquoi tu ne sors pas ?
Serait-ce mal vu de rester dans la salle ?
— Je ne sais pas. Je...
— Tu devrais. Et ne touche pas à mes affaires.
Morte de honte, je passe à côté de lui sans demander mon reste. Je comprends que j'ai fait quelque chose qui lui a déplu.
J'ai envie de pleurer. C'est la seule personne qui a pris ma défense et moi, je la contrarie.
Dans le couloir, je passe devant un groupe d'élèves et c'est une fois de plus un calvaire. Je ne sais pas où je vais.
Je suis à la trace les derniers élèves qui descendent les escaliers et rapidement, je me retrouve devant les portes du préau.
Les gens discutent et peu de personnes se préoccupent de moi. Cependant, petit à petit, des voix me parviennent. Des téléphones se lèvent et je comprends que l'on me vise.
« — C'est la nouvelle.
— Oui, c'est Brooklyn Becker.
— J'en fais un live pour ma chaine YouTube !
— Il paraît qu'elle a amassé une fortune.
— Pourquoi elle est là ?
— Pas la moindre idée... »
Mal à l'aise de me trouver sous de nouveaux viseurs, je m'oblige à faire un pas, puis un second.
« — Très jolie, souffle un garçon sur mon passage.
— Une fille de sa classe m'a raconté qu'elle n'avait pas inventé l'eau chaude... »
J'avance jusqu'au milieu de la cour sans savoir pourquoi. Peut-être pour fuir les voix qui s'élèvent autour de moi et les mots qui me heurtent. Je ne tiens pas compte de leur signification, mais plutôt de la façon dont ils sont prononcés. Sèchement.
La concentration d'élèves est plus dense, plus compacte autour de moi. J'ai comme l'impression d'être oppressée.
Je m'immobilise et j'attends en fixant mes doigts. C'est le jour le plus gênant de ma vie. Si je me suis toujours sentie observée, cette fois, c'est comme si tous me montraient du doigt.
« — Elle ne parle pas ?
— Pourquoi est-elle dans ce lycée alors ?
— Il y a des classes spéciales pour les attardés. »
Pourquoi suis-je là ? Pour quelle raison ? Je ne sais plus...
Doucement, je place mes paumes contre mes oreilles. Mes jambes bougent enfin et mes pas me conduisent jusqu'au parc aux peupliers devant l'entrée, puis à l'extérieur du lycée.
Jusqu'à ce que l'on ne puisse plus me voir, jusqu'à ce que je n'entende plus rien. Je marche très longtemps et c'est quand j'aperçois les grilles de ma maison que je comprends que je suis rentrée chez moi à pied.
L'itinéraire était déjà gravé dans ma mémoire.
Je reste devant le portail plusieurs minutes. J'ai compté : vingt-six exactement... avant que le gardien passe sa tête à travers la fenêtre de sa maisonnette.
— Mademoiselle ! Qu'est-ce... Je vous ouvre.
Il sort en trombe et s'excuse mille fois.
— Pourquoi n'avez-vous pas sonné ?
Sonné ? Chez moi ?
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