1.0 - Nouvelle 🏫
« À force de traiter les gens comme tout le monde, on oublie à quel point chacun de nous est différent.
La plus belle chose quel'on peut donner aux êtres, c'est notre amour, mais aussi et surtout, de labienveillance et de la tolérance »
Je parcours rapidement la salle de classe d'un regard apeuré et la sensation est vertigineuse. Plus d'une vingtaine de paires d'yeux me dévisagent. Je rougis, mais je sais à coup sûr que beaucoup vont perdre leurs moyens. Le garçon au pupitre devant, ouvre la bouche sans qu'aucun muscle de sa mâchoire ne lui donne l'ordre de la refermer.
— Waouh...
Mon apparence agit sur eux, ça ne fait aucun doute.
Certaines pourraient s'en amuser, en user, en abuser. Pour ma part, c'est contre ma nature. Je n'arrive pas à regarder une personne en face plus de trois secondes. Le seul œil que je parviens à fixer est celui de l'objectif d'un appareil photo.
Je baisse les yeux sur mes chaussures. Mes doigts tremblent dans mon dos. Je vais défaillir, c'est certain. J'ai besoin de m'asseoir, mais le professeur prend plaisir à décrire mon cursus scolaire quasi nul. Cependant, ce qui semble l'impressionner le plus est ma carrière de mannequin qui a débuté au berceau. Déjà tout bébé, je faisais la couverture de magazines pour parents et catalogues de puériculture.
Ainsi, j'ai gagné beaucoup d'argent. Vraiment beaucoup. Énormément.
Selon les dires du banquier qui gère mon patrimoine, mes rentes annuelles suffiront à assurer l'avenir financier de mes enfants et petits-enfants.
Savez-vous ce que cela signifie ? J'ai obtenu en dix-sept ans ce que le commun des mortels n'obtiendrait jamais en une centaine d'années.
Alors pourquoi suis-je là ? Pourquoi m'affligé-je ce qui me terrorise ?
Pour mes parents.
Ils ont compris que si mon parcours professionnel était une réussite, ma vie d'adulte risquait d'être une catastrophe.
Je n'ai jamais eu un seul ami. Comment aurais-je pu ? Je suis vierge d'interaction sociale.
La sonnette d'alarme a été tirée par ma tante, venue spécialement de Londres pour me présenter mon cousin de quatre ans à peine. Ce weekend-là, je me suis terrée dans ma chambre. Enfermée à jouer du piano, ne me montrant que pour manger.
Le mot « autiste » a quitté sa bouche comme Little boy le sol américain.
Pourquoi ? Parce que je jouais du piano ? Je ne comprenais plus très bien. J'étais plus à l'aise devant quatre-vingt-huit touches blanches et noires que devant un seul petit garçon, voilà tout.
Mes parents sont restés sous le choc de cette possibilité : l'autisme de leur enfant. Ma mère n'a pas quitté sa chambre trois jours durant.
Je ne suis pas bavarde, ni extravertie. Mais, pouvait-on me qualifier d'autiste ? Ce mot si générique...
Je ne comprenais pas ce que cela impliquait pour ma vie future. Je me sentais bien ainsi.
Après une série de tests, la spécialiste a évoqué un haut potentiel en lien avec une activité mentale neuroatypique. En plus de ma mémoire exceptionnelle, je possède des aptitudes hors norme d'apprentissage ainsi qu'un sens inné d'analyse des sons et du rythme, qui ont fait de moi la virtuose que je suis. Je parle également plus de cinq langues. En revanche, quand je dois m'exprimer, les mots ne me viennent pas naturellement comme à tout un chacun.
Ma mère essayait de se rassurer elle-même :
« Tu vas t'en sortir, tu es belle, tout va bien se passer. »
Ma beauté : voilà ce qui reste intéressant pour les autres.
Einstein était doté d'une intelligence extraordinaire. Moi, j'ai hérité en plus de traits physiques hors du commun, ou plutôt, rentrant parfaitement dans les codes de ma génération. J'ai alimenté son voyeurisme pendant de nombreuses années. Mon visage adolescent a autant garni les papiers glacés que les réseaux sociaux. Je travaille plus que n'importe quel adulte. Du matin au soir. Souvent le week-end. Je n'ai jamais dit non, ni que j'étais fatiguée.
C'est ce qu'il fallait faire. Je l'ai fait.
Ma mère est mon agent. Elle est très douée dans ce domaine, plus que dans le rôle de maman, a-t-elle remarqué un jour.
Évidemment, elle pensait que je ne l'entendais pas. Ce ne sont pas ses paroles qui m'ont bouleversée ce jour-là, mais les sanglots dans sa voix. L'avais-je déçue ?
— Elle est belle... murmure un garçon.
« Elle est belle ». Répétitive litanie.
— Belle n'est pas assez fort, bredouille un autre élève.
Si je me réfère au dictionnaire, il s'agit d'une qualité pouvant être attribuée à quelqu'un ou à quelque chose qui est conforme à un idéal esthétique. Ou encore, quelque chose d'admirable.
Quelque chose...
Il paraît que mon visage est aussi harmonieux que celui d'une poupée. Une bouche pulpeuse, un nez petit et fin. Des taches de rousseur discrètes sur une peau sans le moindre bouton. De grands yeux vert d'eau. Le tout encadré par de très longs cheveux châtains.
« Cette magnifique petite fille désarme jusqu'à la première dame », ai-je lu un jour que l'on disait à mon sujet dans un journal à bord d'un avion.
J'ai rencontré la femme du président Obama il y a plusieurs années de cela. Un rendez-vous médiatique orchestré. Sous l'examen attentif et avisé de Michelle Obama, j'ai su qu'elle avait remarqué que je n'étais pas une petite fille comme les autres.
Ma mère a prétexté une timidité extrême. Elle n'avait pas tout à fait tort. À ce moment-là, elle était sûre de ses dires. Enfin, jusqu'à ceux de ma tante me qualifiant d'autiste...
— C'est perturbant tant elle est parfaite, entends-je dans la salle de classe.
— C'est bon ! C'est qu'un physique !
Je rougis un peu plus. J'aurais dû le prévoir. Quand mon regard croise celui d'une fille, elle change de comportement. Soit elle adopte une position défensive, soit elle me dénigre tout simplement.
Quant aux garçons, ils rougissent bien plus vite que moi.
Mon isolement aurait pu durer des années, mais il a reçu le coup de grâce, presque assommant pour mes parents, quand une pédopsychiatre a détecté mon besoin anormal et instinctif d'être ignorée des autres.
Selon son avis formel, je devais vite inverser ce processus et m'ouvrir aux personnes de mon âge.
Cependant, mon physique ne serait pas un avantage pour me faire une place parmi ces « autres », loin de là... avait-elle fini par confier à mes parents tout bas. Tout bas..., comme si je n'étais pas assise entre mon père et ma mère à ce moment-là.
Me mêler aux autres serait comme penser que nous sommes pareils. Or, j'ai constaté très tôt que je ne serai jamais comme tout le monde.
Mais je vais tout faire pour que ça change. Si cela rend plus heureux mon père et ma mère, j'essayerai. Je déploierai des efforts pour m'adapter et m'intégrer.
M'armant de tout mon courage, je relève le menton, puis embrasse la pièce du regard de gauche à droite. Les visages se perdent dans un brouillard visuel.
Mes yeux s'arrêtent sur un élève assis près de la fenêtre.
C'est l'unique personne qui n'a pas les yeux rivés sur moi. Il crayonne sur son cahier, tête baissée. Ses cheveux sont légèrement bouclés et aussi noirs que les plumes d'un corbeau. Ils retombent sur son visage, le voilant à moitié. Le bout de son nez et le rose de ses lèvres sont tout ce que je vois.
Pourquoi ne relève-t-il pas les yeux ?
— Allez vous asseoir, mademoiselle.
Le professeur de santé, une des matières obligatoires, regagne mon attention. Son regard s'attarde sur mes lèvres. Oui, ma beauté ne laisse absolument personne indifférent. Petits et grands, parfois très âgés. Elle séduit le monde sans exception.
Je m'exécute avec soulagement. Quand je passe entre les tables, les chuchotements vont bon train :
— « Elle est trop hautaine, j'hallucine !
— Il a fallu que l'on se la tape, celle-là !
— Je me la tape quand elle veut !
— Ta gueule ! »
Je m'empourpre et prends la résolution de foncer dans le coin le plus éloigné du tableau.
— Mademoiselle Becker ? s'écrie soudain le professeur.
Mes épaules se raidissent et je me retourne lentement.
— Ou... oui ? arrivé-je à articuler d'une voix rouillée.
— Puisque vous êtes nouvelle dans cet établissement, il est préférable de prendre la place tout devant.
— Préférable ?
— Oui, allez, venez. Ne soyez pas timide.
Je cherche la logique de cette recommandation, mais ne discute pas l'ordre. Je n'en ai jamais discuté aucun.
— Euh, oui. Par... don.
Honteuse, je file dans la travée, puis m'installe devant son secrétaire. Une fois satisfait, le professeur se saisit du feutre et écrit le sujet du jour au tableau. Les élèves poursuivent leurs messes basses. Bientôt, on n'entend plus le professeur parler.
Ma tension monte dangereusement.
— Taisez-vous ! s'écrie l'enseignant.
Je tressaille et mon rythme cardiaque s'emballe alors que le brouhaha se calme progressivement.
— Sortez vos affaires, voyons, m'intime-t-il d'une voix douce.
Perdue, j'analyse aussitôt les tables autour de moi. Pour faire comme l'un de mes voisins, je sors ma trousse et une feuille double, tout ça dans un silence de cathédrale.
Je sens que l'on m'épie toujours et je suis mal à l'aise au point d'en avoir des sueurs froides. Je ne m'attendais pas à ce que ce soit une épreuve, mais c'est désormais le cas.
Évidemment, pendant tout le cours, le professeur ne me quitte pas des yeux. Gênée au possible, je sens ma peau virer au cramoisi. De plus, j'accumule les coups de chaud. Bientôt, je transpire.
J'ai l'habitude que l'on me regarde, néanmoins, pas de cette façon-là, ni dans ces circonstances et aussi longtemps. Très vite, j'ai la certitude que mon corps me trahit en sentant mon odeur corporelle arriver à mes narines. Je serre les bras contre mon corps au maximum. Et ça m'abrutit complètement. Si bien que, totalement déconcentrée, je n'écoute plus rien.
L'avantage dans cette école est que les élèves gardent leur salle de classe. Ainsi, je reste silencieuse et aussi figée qu'une statue de cire en attendant le professeur d'histoire-géographie. Il s'agit d'une femme. Elle me fait passer au tableau dès les premières minutes.
Terrorisée, je me sens comme jetée en pâture car, une seconde fois, je fais face aux mêmes regards curieux et méfiants.
Ayant l'ouïe très développée, il m'est aisé d'entendre le murmure d'une des filles assises au premier rang à l'intention de sa camarade de derrière.
« — C'est elle qui pue comme ça ?
— Je savais bien qu'il y avait un hic.
— Je préfère être moche que puer aussi fort. »
Mortifiée, je me mords les lèvres, ce qui provoque instantanément une réaction physique chez chaque garçon dans cette salle. L'un d'eux fait tomber son stylo tandis qu'un autre, qui se balançait sur les pieds de sa chaise, manque de basculer complètement en arrière.
Et le garçon... celui aux cheveux noirs ?
Perturbée et désorientée, je risque un regard dans sa direction. Il a le visage tourné à gauche. Encore une fois, je ne distingue pas ses traits de visage. Je l'indiffère. Est-ce que ça me soulage ? Oui, un peu. Alors, je décide qu'il sera mon point d'horizon.
— Comment cela, vous ne savez pas expliquer les géostratégies des espaces maritimes du continent américain ?
Évidemment, je les connais, mais tout se mélange dans ma tête. Je baisse le menton et balbutie que je ne sais pas.
— En plus, elle est conne, entends-je à ma droite.
— Regagnez votre place ! ordonne le professeur. À quoi vos cours particuliers vous ont-ils servi, mademoiselle ?
Bouleversée, je rejoins ma chaise sans demander mon reste, les épaules voûtées, le cœur battant.
— Au vu de vos lacunes, nous allons devoir réévaluer votre niveau.
Cette fois, une voix s'élève dans la classe.
— Toute personne mérite qu'on lui laisse le temps de s'acclimater à un nouvel environnement. C'est normal qu'elle perde ses moyens, vous ne pensez pas ?
En un instant, toute l'attention m'est arrachée pour converger vers un seul point à ma gauche. Une personne est intervenue pour me défendre, mais je n'ose pas bouger pour voir de qui il s'agit. Pourtant, cette voix grave et masculine ne laisserait personne indifférent et mériterait que l'on se retourne vers elle.
Rare sont les garçons qui possèdent une telle tessiture. Son timbre revêt un aspect profond et enveloppant. Ce sont ces petites nuances qui donnent à quelqu'un sa personnalité vocale. On appelle cela, la couleur de la voix.
Mon émerveillement est brusquement stoppé par l'intonation du professeur qui réalise qu'en effet, elle a été un peu sévère :
— Vous avez raison, laissons-lui le bénéfice du doute.
Tout le reste du cours, je me fais minuscule. J'ai besoin qu'il finisse vite et surtout de prendre une douche pour rafraîchir ce corps malmené. J'ai hâte de retrouver ma chambre et m'y enfermer. Mon cerveau écoute, mais j'ai l'impression de ne pas être là physiquement parlant. Parfois, j'ai l'impression de vivre prisonnière sous ma propre peau.
En fin d'après-midi, sans surprise, j'attire toujours les regards quand je quitte la classe. Tête baissée, je file dans le couloir puis traverse la cour et le parc du lycée, le pas pressé. Je sors de l'enceinte du bâtiment et continue jusqu'au bout du trottoir. Mon chauffeur m'attend patiemment devant les bus qui s'engorgent d'élèves joyeux qui se chamaillent.
Je m'engouffre dans cette voiture aux allures de limousine et bénis les vitres opaques une fois la portière refermée sur moi.
J'observe au-delà de la fenêtre : tous m'ont aussitôt oubliée. Plus vite encore qu'une page inactive sur leur réseau préféré.
— Rentrons s'il vous plaît, prié-je misérablement le chauffeur.
— Très bien, mademoiselle.
Le véhicule démarre, puis dépasse un groupe d'élèves qui quitte l'école à pied. Ils sont une dizaine. Garçons et filles confondus. L'un d'eux relève le visage et j'ai l'impression qu'il me suit du regard alors qu'il ne peut me voir distinctement.
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