chapitre trois, ou les mots éphémères


Difficile, douloureux réveil. La note répétitive et stridente me tire de la torpeur, je tire à peine le bras pour l'éteindre. Mes membres me semblent lourds, ma tête particulièrement, est comme une plaie. Je respire profondément, plusieurs fois, et mon corps engourdi se tord pour sortir des draps, qui m'enlacent comme un cercueil. Le plancher sous mes pieds me semble triste. La porte me semble triste. Dans le miroir, mon reflet a les yeux si habilement soulignés par d'imposantes cernes qu'on dirait du maquillage. Je n'ai besoin que de quelques secondes pour saisir l'anti-cerne de ma mère, et tenter maladroitement de les cacher. Sous l'épaisse couche claire, mes tâches elle-mêmes s'effacent. Je souris. On dirait qu'on a passé un coup de balai. Je descend, ma mère est déjà partie. Sur la table, quelques tartines et un petit mot :

« J'espère que tu seras à l'heure, mon cœur. N'oublie pas d'être attentif en cours ! Bonne journée »

Merci, maman. Même quand tu n'es pas là, tu es là quand même. Peux-tu me laisser, parfois ? Je soupire, avale rapidement le pain grillé trop froid pour être bon. Mes vêtements sur mon dos, dans mon sac, mon maillot. J'ai décidé d'aller à la piscine, ce soir, pour la première fois depuis la rentrée. Je finis tôt, vers quatorze heure, j'aurais le temps. Dans l'entrée, le reflet que me renvoie le miroir me fait grimacer. Mathias, tu as vraiment une sale gueule aujourd'hui. L'important, c'est de s'en rendre compte, et d'assumer. De toute façon, personne ne t'en fera la remarque, pas vrai ?

J'ai envie de monter, et de jouer du piano. Mon professeur va me tuer, à force que je ne répète pas. Mais pour le moment, ce n'est pas la douce vibration du géant de bois noir, mais la morosité du lycée que je dois côtoyer. J'ai de plus en plus l'envie de partir, plus les arrêts de bus défilent, plus le désir devient étouffant. Une fugue ? Ridicule, pour aller où ? Ma mère a coupé les ponds avec ma famille. Ailleurs, seul ? Je n'ai presque pas d'argent. Je ne sais pas me débrouiller seul, je suis dépendant des autres, les autres, les autres, le bus s'arrête au lycée, et je descend. Vite, le flot d'élèves se dirige comme une masse informe vers le bâtiment, je le suis de loin. Devant l'entrée, des groupes de fumeurs se forment. Je ne m'attarde jamais ici, la fumée m'agresse et ces gens au pseudo air charismatique qui se détruisent les poumons à coup de goudron n'ont rien d'attirant. Je me dépêche de passer, de me glisser dans les couloirs. Mes repères sont suffisants pour localiser ma salle de cours. Curieusement, j'appréhende moins ces deux heures de français que j'appréhendais les deux heures de mathématiques de la veille. Ma professeur a l'air sérieuse, ses cheveux blonds grisonnants sont attachés en un chignon détendu, et un léger sourire orne ses lèvres.

-Je suis ravie de revoir certains de mes anciens secondes parmi vous, commence-t-elle, et j'espère que je saurais vous permettre de saisir la beauté de la littérature. Je suis Mme Reinel, j'enseigne le français depuis maintenant douze ans, mon but est évidemment de vous mener à réussir votre bac, mais j'ai pour cela besoin de votre aide. Bien que ça ne plaise pas à tous, j'attends de vous un travail assidu et sérieux.

Son ton est juste, ses mots sont clairs. Comme les autres professeurs, elle fait l'appel, je lève la main à mon nom en espérant que personne ne se retournera.

-Évidemment, je ferai mon possible pour retenir tous vos noms. Pour m'aider, je vous demanderai de déposer sur votre table un papier avec écrit en gros votre nom, s'il vous plaît.

Je m'exécute, et trace en lettres grossières mon nom. « Mathias ». Je le relis plusieurs fois, avant de le placer consciencieusement contre ma trousse. Mme Reinel démarre son cours, interroge au passage quelques élèves. « Comment se profile le baccalauréat ? » Il ne faut pas deux minutes pour que je décroche, et je laisse le son apaisant de la voix de notre professeur me porter, sans prêter moindre attention à ce qu'elle me dit. Sur ma feuille, de nouvelles constellations viennent se joindre aux anciennes. De temps en temps, je me raccroche, tente de suivre, c'est peine perdue. Je suis épuisé, je lutte contre le sommeil. Je manque plusieurs fois de me frotter les yeux, ce qui retirerait le pauvre maquillage dont mes cernes sont parées. Et je nage, je nage dans les mots, je ne veux pas perdre le fil, mais c'est une cause perdue. La sonnerie me sauve de la somnolence dans laquelle je plongeais, et me force à lentement bouger mon corps engourdi. Ma trousse, le papier, ma feuille, tout glisse dans mon sac, et à mon tour je glisse hors de la salle.

Le bruit reconnaissable des bavardages, des bruits de pas et des apostrophes m'enveloppe, mon sac scellé sur mon dos comme une carapace, je me dirige immédiatement vers un couloir plus vide. J'ai une heure de trou, maintenant. On est mercredi, mercredi, le premier mercredi. Nous n'avons fait que trois jours ? Dont un de présentation. Dieu, que cette année va être longue. J'attends la sonnerie du retour en classe avant de chercher un radiateur contre lequel personne n'est affalé. Il y a quelques personnes de ma classe, ici et là. Je finis par, au bout d'un couloir, obtenir un chaleureux radiateur. Dès que je suis assis contre, je sors mon livre, et le feuillette jusqu'à retrouver ma page. Cette heure de trou passe vite, entre les chapitres éparpillés. C'est à regret que, à onze heure, je suis contraint de le lâcher. Une heure d'anglais, il me semble ? C'est bien ça. J'aime bien l'anglais. Ma prof, une jeune femme mince et de taille moyenne, arrive avec quelques minutes de retard. Elle nous fait entrer en classe, elle est si différente de notre professeure de français que j'en perds toute notion de concentration. Elle parle fort, ses mots s'entrechoquent. Je n'ai jamais détesté l'anglais, c'est une matière qui m'est plutôt agréable. Mais je crains qu'elle se risque du mauvais côté, avec cette prof. Elle n'a aucune autorité, les élèves bavardent, le bruit me vrille et je m'efface. Certains de mes camarades se risquent même à proposer d'avancer la récréation, ce que la professeure refuse avec fracas. Je me fais petit, au fond de la classe. Mes cheveux tombent devant mes yeux et brouillent ma vue. Mes lunettes, que je ne mets qu'en classe, pour lire ou travailler, tombent un peu.

Laissez moi, laissez moi, mon cœur accélère et le bruit le mord. Laissez moi partir, rentrer profondément dans mon lit et me cacher. Je suis juste un stupide fuyard, je sais. La sonnerie, je n'y fais même pas attention. Mes mains entourent ma tête comme si ça l'isolait.

-Tout va bien ?

Je n'ose même pas me retourner, le seul son de sa voix suffit à ce que je reconnaisse Albain. Le fameux Albain. Sans me tourner vers lui, priant pour qu'il m'ignore et s'en aille, je range au plus vite mes affaires.

-Tu sais, la rentrée c'est facile pour personne. Tu étais dans un autre établissement avant, pas vrai ? Si tu te sens seul, tu peux rester avec nous !

Il parle fort. Distinctement, et fort. Mon cœur accélère, je sens le sang affluer dans mes joues et la panique faire bouillir mon cerveau.

-T-tu as juste pitié de moi, ai-je marmonné.

-Oh, je n'ai pas entendu. Tu peux répéter ? Ah, on a espagnol après, tu vas manger à la cantine, non ? Tu veux venir avec nous ?

Je dois partir, tout de suite. Sans un mot, je me lève brusquement et m'en vais. Je ne me retourne pas, pas avant de m'être éloigné le plus possible. Je suis à deux doigts de fondre en larmes, je me réfugie dans les toilettes du dernier étage d'un autre bâtiment. On aura vu plus glamour, comme endroit où se calmer. Depuis quand ma phobie sociale s'est autant décuplée ? Mon dieu, j'ai mal à l'estomac, mon cœur ne ralentit pas. Dans mes tempes, le flot de sang cogne, se répète, je crois que je vais devenir fou. Pitié, que personne ne vienne, ne me trouvez pas, ne me cherchez pas, personne ne me cherchera si personne ne me connaît, personne ne se souciera de moi, personne ne me viendra en aide, je meurs de vide. Les sanglots qui m'échappent sont incontrôlables. Mon dos frappe le mur, je m'y laisse glisser. Ma respiration est saccadée, des flashs me reviennent, et rendent la chose encore plus insupportable. Mon ventre se tord, j'ai mal, j'ai faim, et les images du passé me serrent. Mathias, Mathias te laisse pas faire, relève toi, il faut que tu mange. Je me sens incapable de rester une seule seconde de plus dans ce lycée. Mon monde s'effondre ; quel monde ? Je nage dans une satanée illusion. Et si ma mère l'apprend ? Si elle me voyait dans cet état, je serais prêt à parier qu'elle me ramènerait chez le psy, tiré par la peau du cul s'il le faut. Et ce psy, c'était quoi son nom, déjà ? Oh, peu importe, il était horrible. Je me suis senti démuni. Moqué. Il avait un sourire terrifiant.

J'ouvre mon sac, en sort mon livre. Pendant que je le feuillette, les larmes s'apaisent petit à petit. Les gens ont bien raison, de me détester. Je fais peine à voir. Ils me détestent, pas vrai ? Mes problèmes de concentration me bouffent. Mes notes vont encore chuter, c'est sûr. Il faut absolument que je remonte. Je me sens anxieux, je me sens brusqué, je me sens vide, je me sens mal, mais par-dessus tout je me sens en colère. En colère contre ma mère. En colère contre ce satané Albain, qu'est-ce qui lui a prit de me parler ? J'étais un fantôme, je croyais dur comme fer avoir disparu aux yeux des autres. Mais surtout, en colère contre moi-même. Les larmes continuent de mouiller mes joues, mes yeux voient trop flou pour lire correctement. Bon sang, Mathias, t'es tellement dépendant à ta bulle, incapable de l'éclater. Si tu sèche, cet après-midi, ta mère va te pulvériser. Si tu ne sèche pas, tu te sentiras d'affronter le regard de ce garçon ? Il me déteste, pas vrai ? Désolé, Albain, je me fais détester avant même que tu me connaisse. N'importe qui m'en voudrait. Qu'est-ce que je lui ai dit, déjà ? Ce n'est même pas important, je lui ai parlé si sèchement, si durement, n'importe qui m'en voudrait. Et lui, qu'est-ce qu'il m'a dit ? Il m'a proposé de percer la bulle. Je suis tellement con. Je m'en veux tellement. Je lâche le livre, qui claque lamentablement contre le sol. Mes jambes sont collées à ma poitrine, je respire si faiblement mais si excessivement que l'on me prendrait à coup sûr pour asthmatique. Ma gorge se tend, se noue, j'ai mal. J'enroule mes bras autour de mes tibias, pose mon front sur mes genoux. Je veux aller à la piscine. Je veux nager, nager, je veux laisser l'eau emporter ma douleur et la diluer dans ses immenses bras cristallins. Je veux qu'elle m'avale. Je veux disparaître.

J'entends des gens entrer dans les toilettes et, comme un animal blessé, je me replie d'avantage. N'approchez pas. Je suis venimeux.

Ils s'en vont. Une grande bouffée d'air pénètre mes poumons, je me déplie et récupère mon sac, dans lequel est soigneusement rangé mon livre. Pardon, cher bouquin, tu ne méritais pas de subir une part de mon affliction. Mes pas lourd me dirigent vers la cantine. Par chance, les quelques élèves qui restent manger à midi ont depuis longtemps fini leurs assiettes. Il y a trois personnes devant moi. Rapidement, nos classes et nos noms sont notés sur une feuille (car nous n'avons pas encore nos cartes étudiantes), et nous entrons. Notre cantine se présente sous la forme d'un self, où les plateaux sont normalement donnés lorsque l'on passe notre carte. Aujourd'hui, on me le donne en main propre. Je regarde ce qu'on me propose, des petits papiers nous souhaitent une bonne année scolaire, les yoghourts ont l'air d'avoir passé des jours et des jours ici, les pommes sont abîmées, et la purée dégage une odeur discutable. Malgré tout, je remercie la cantinière qui me tend l'assiette, et me traîne jusqu'à l'immense salle où, à ma grande hantise, un trop grand nombre d'élèves sont encore attablés. Je marche lentement vers une table éloignée, où personne n'est assit. Sans adresser un regard à qui que ce soit, si ce n'est le sol, je m'assois, et porte une première fourchetée à ma bouche. La satisfaction d'avaler de la nourriture est si intense que j'en oublie l'absence de goût de la purée et l'apparence de la pomme. La saucisse, dégoulinante de graisse, fini elle aussi dans mon ventre. La pomme, au premier abord salement amochée, est sucrée et ferme. J'apprécie le jus qui coule dans ma gorge, savoure la chair qui croque sous mes dents, puis les quelques gorgées d'eau qui suivent la fin de mon repas. J'observe les autres, où ils se rendent et comment ils débarrassent, les suis et recopie leurs gestes comme un automate. Un coup d'œil sur l'écran fissuré de mon téléphone m'indique qu'il ne me reste pas beaucoup de temps avant le cours d'espagnol. Dès que je suis devant la classe, le professeur arrive et nous fait entrer. Son mono-sourcil me stresse plus que de raison, mais je me concentre de toutes mes forces dessus pour oublier qu'Albain est dans cette salle. Et que je l'ai repoussé violemment alors qu'il voulait m'aider. Par sympathie ? Sûrement pas. De la pitié, c'est sûr. Personne ne serait assez idiot pour s'approcher de moi par simple envie de se lier d'affection. Oh bon sang, que j'en aurais envie. Ne rêve pas, Mathias. Reste seul. L'accent parfait du professeur me force plusieurs fois à revenir sur le cours. Il nous distribue un papier, sur lequel on doit noter notre nom, prénom, âge, ancien établissement s'il le faut, et quelques autres informations comme le nom, le métier et l'adresse mail des parents, ou encore si on pratique un loisir, quel métier on voudrait faire. Je regarde longuement l'emplacement du « nom du père ». Il s'appelait Christophe. Il était avocat. Je ne me souviens pas de son adresse mail, puis de toute manière il a sûrement changé. Je griffonne mes informations, et note rapidement celles de ma mère, avant que l'on ne vienne prendre mon papier. Il était gentil avec moi. Il était gentil tout court. Ma mère l'aimait passionnément. Est-ce qu'il aimait passionnément ma mère ? Est-ce que ça valait le coup de faire un enfant ? Il adorait les étoiles. J'étais son « enfant-voie lactée ». Il aimait beaucoup mes tâches, il disait que sa mère à lui avait les mêmes, et que même si elle était déjà morte quand je suis né, elle aurait été une mamie fantastique. Le professeur, satisfait d'avoir les informations des élèves, expose le plan de l'année. Sa voix est fluette, il se déplace légèrement. Il a quelque chose d'amusant. Mais ça reste un professeur d'espagnol. Je n'ai jamais été très à l'aise avec l'espagnol.

Dès que l'alarme sonne, les élèves détalent, je me dépêche de partir avant que qui que ce soit vienne me parler. Mon cœur bat fort, ce soir. Mais pas de panique, cette fois. Mon cœur bat fort d'excitation. Grâce à quelques recherches rapides, j'ai trouvé le trajet le plus rapide vers la piscine. C'est même plus court que pour rentrer chez moi. Léger, j'entre dans le bus, nettement moins bondé que celui de hier. Nous sommes trois élèves à monter. Je reconnais une fille de ma classe, qui s'assoit à l'avant, et enfonce dans ses oreilles des écouteurs. Elle sourit en regardant l'extérieur, je décide de l'imiter. La musique qui berce mes oreilles manque de me faire louper mon arrêt, auquel elle descend aussi. Cependant, je marche plus vite qu'elle, et la perd vite de vue. Peu importe, le bâtiment tant attendu est là, droit devant moi. Je salue la dame d'accueil, et, me souvenant que ma carte entrées illimitées n'est plus valide, utilise un peu de mon argent pour acheter un passage. Dès que je disparais dans les vestiaires, je me sens revivre. L'odeur du chlore et de l'humidité m'enveloppe. Je me déleste de mes chaussures, puis une fois dans la cabine, de mes vêtements. Sans un regard pour mon corps, je glisse dans mon maillot. Le bonnet, les lunettes, à peine le temps d'enfoncer mon sac dans un casier libre et de passer sous la douche que me voilà devant le bassin. La fraîcheur liquide happe mes mollets, mes cuisses, mes hanches, et d'un coup avale mon torse, mon visage, mes cheveux, Mathias disparaît dans l'immensité. Ralenti, porté, mon corps fond. Les claquements du sang dans mes tempes se fait plus vif, j'écoute battre mon cœur, cette fois, comme on écoute un vieil ami. Et la danse des battements ne cesse de prendre de l'ampleur, de la valeur. La délicatesse, quand je me mets à nager, prend le pas sur le spleen. C'est tout Mathias qui s'apaise, et voudrait laisser s'éterniser le repos.

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