chapitre huit, dans le silence, le cœur battant


La bibliothèque me semble vide, aujourd'hui. Ça m'attriste, étrangement, de ne pas pouvoir venir ici aussi souvent qu'auparavant. Je laisse mes yeux courir le long du dos des livres. Certains noms sonnent comme un écho dans ma mémoire, ravivent des souvenirs, j'aime bien cette sensation. Je cherche un livre en particulier, aujourd'hui. Un livre que j'aime particulièrement. Un livre rempli d'étoiles et de mots magnifiques. Mais je ne le trouve pas, il a dû être emprunté. Puis, je n'ose pas vraiment aller demander à la femme de l'accueil. Alors je tourne en rond, ne sachant trop que faire. Je n'ai pas envie de rentrer à la maison. Je n'ai pas envie de retomber dans mes ombres, pas encore. Puis, le soleil est haut dehors, il n'a même pas réellement commencé sa longue descente vers la ligne d'horizon. Mes mains baladeuses caressent les histoires empaquetées en mots et en feuilles, avant de trouver un titre qui résonne en moi comme la voix d'un vieil ami.

Très chères Fleurs du Mal, j'ai déjà un exemplaire dans mon sac, un exemplaire à moi. Mais je veux lire celui-là. Même s'ils n'ont rien de différent, je veux lire les mots de Baudelaire à travers ce livre là, qui a vécu d'autres choses. Qui a vu d'autres mains l'ouvrir et d'autres yeux le couvrir de caresses. Alors, je l'emprunte. Ma carte enregistre le nom du livre et dans un « biiip » sonore, l'écran annonce que je dois le rendre d'ici deux semaines. Ça suffira largement, je crois. Alors je vais me lover dans un pouf, et feuillette le recueil, souriant lorsque je lis les titres bien connus. Le monde de ma tête s'illumine de poésie, et je fonds entre les vers.

Lorsque je rentre, la première chose que je note est que ma mère est déjà là.

-Et bien, Mathias, je croyais que tu n'avais cours que le matin ? Tu étais où, pour rentrer si tard ?

Les questions, pas de « bonjour, mon chéri ! », pas de câlin de bienvenue, juste les questions.

-À la bibliothèque. J'étais à la bibliothèque.

Elle s'approche de moi.

-Qu'est-ce que tu y as fait ? Tu as révisé, au moins ?

-Non, maman. Je n'avais rien à réviser, alors j'ai lu.

Elle soupire et s'éloigne, je me remet à respirer. Puis je monte. Je pose mon sac sur mon bureau, étend mon maillot encore trempé à ma fenêtre. Elle ne verra rien. Sous ma fenêtre, il n'y a qu'une cour en béton dans laquelle on ne va jamais, je jardin et l'entrée sont de l'autre côté. La jardin, ah, je n'y vais jamais. Ce n'est qu'un amas de plantes dont la moitié sont arrivées ici sans notre aide. Ça fait longtemps que personne n'en a prit soin. Je me sens vidé, d'un coup. J'ai chaud. Je retire mon tee-shirt, et je m'allonge. Fixe le plafond. Mes poumons soulèvent lentement mon torse, ma peau nue frissonne. Je crois que j'aimerais partager tout ce que j'ai à dire avec quelqu'un, mais personne n'est là. Que ma mère. Ça revient au même point. Je crois que je suis fatigué, réellement. Cette journée était trop chargée, trop forte pour moi. Pourtant, comme s'il était bon de garder le poids des mots, je n'oublie rien. Au contraire, je me souviens. Je me souviens des cheveux verts pâles de Charli, de son petit nez en trompette et de sa voix fluette. Je me souviens du sourire doux d'Hemmil et des bonbons crocodiles qu'elle a sorti de son sac pour finir le repas. Je me souviens des éclats de rire de Feng et de la manière dont ses yeux se plissaient lorsque ses joues se relevaient. Je me souviens de Gaëlle, aussi, de ses mèches rousses et folles, du casque posé sur ses épaules, de ses yeux fins et maquillés à la perfection. Je me souviens d'Albain. De tout Albain. Des sourires, des mots légers, des attentions qui m'ont, quelques heures durant, amené à vivre un peu plus. Je sature, Albain, je sature de ne pas pouvoir avoir ça tout le temps. À peine je te connais, tu deviens déjà une sorte de drogue pour moi. Tu es étonnant, Albain. La première fois que j'ai entendu ton nom, c'était de la bouche de Feng, lors de la rentrée. Ça ne fait rien qu'une semaine, en réalité. Elle râlait sûrement après toi pour une quelconque raison, mais vous semblez êtres très amis. Puis, tu as essayé de me parler. Je t'ai mordu. Tu n'as pas eu peur, Albain, tu es revenu, avec tes sourires-soleils et tes yeux rieurs. Il y a beaucoup de questions que j'aimerais te poser, Albain. Une en particulier : Pourquoi moi ?

Une longue respiration. Et tout s'efface. Je ne suis rien, dans ce monde. Rien pour lui, rien pour eux, je suis à peine pour moi même. Alors je finis de retirer mes vêtements, et roule dans mes draps. Mon corps est si fin qu'il se fait avaler. Je me sens vide, si vide, à l'intérieur, comme si tout avait été tiré hors de moi. Toutes mes émotions, tous mes chagrins, toutes mes joies, ma force, mon sommeil. Il en reste peut-être des poussières, ici et là. Je ne vais pas mal. Je vais vide. Je n'ai envie de rien, que de silence et d'espace. Je veux flotter entre deux galaxies, avec les étoiles éparpillées qui finalement me ressemblent tant. Mathias, enfant mal modelé, rempli de tâches sans nom, que vas-tu faire de toi-même ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je ne sais plus rien. Est-ce le battement du temps ou celui de mon cœur qui martèle mes tempes ? Et dans l'obscurité épuisante qui m'avale et me fait sombrer, les visages d'Albain et Nathaniel se mélangent et se confondent.

Finalement, je crois que j'ignore qui je suis. Je crois que j'ai un peu mal, au fond. D'être différent. Les mains m'entourent et m'oppressent, me heurtent et peignent ma peau de nuances bleuâtres, comme des éclaboussures malsaines. Mon ventre est plié en deux, ma nuque délicieusement exposée, mais je n'y peux rien. Je crois que j'ai du mal à respirer. Que du sang rempli ma bouche d'un sordide goût de fer. Je n'entends plus rien de net, je ne vois plus rien, le flou m'englobe et me dévore. Le sol me frappe, ou est-ce moi qui tombe contre ? J'ai mal, j'ai mal, mal comme s'il n'y avait plus que ça, et qu'il n'y avait jamais rien eu, ni avant, ni après. Je crois m'être détaché de mon corps meurtri, quand une main me soulève. Un visage se présente à moi, un visage qui a retiré son masque. Sa bouche articule des sons déformés qui ne font que transpercer, exploser mon cœur. Je ne comprends pas, mais me souviens de tout.

« Je... pas gay... pas comme toi... regarde toi... dégueulasse... crois pas... ma... ton cul... dégage... sale... »

Des mots éparpillés. Non, Nathaniel, tu n'as rien compris. Je t'aimais, Nathaniel. Je t'aimais. Je ne voulais pas que tu prennes mon corps et que tu me fasse crier, que ce soit de douleur ou de plaisir. Je voulais t'aimer, je voulais qu'on partage une crêpe entre deux arrêts de bus, je voulais que la rencontre de nos yeux te fasse sourire. Je voulais me blottir contre toi quand ça n'allait pas fort, et j'aurais voulu que tu m'enlace pour me dire que tout ira bien. Mais tout n'ira pas bien. Est-ce que tu me vois mourir sous tes coups ? Est-ce que tu veux ma mort ? Je suis déjà mort, je crois. Ta haine et des flèches hargneuses emportent ce qui me rend humain, mes espoirs et mes étoiles encore allumées. Je m'éteins. Tu m'éteins, Nathaniel, mais tu ne vois rien. On voit flou, par ici. Ton visage, je crois, se mélange à celui d'Albain. Vous êtes beaux, tous les deux. Et moi, je suis éteint. C'est triste, comme fin d'histoire. Mourir d'amour et de désespoir, c'est déprimant. J'ai honte d'être comme ça, comme je suis. Pas comme vous. Tu étais lumineux, aussi. Tu étais fort, souriant et bavard. Plus avec les filles et tes amis qu'avec les autres, mais j'avais espoir. J'ai été con, pardonne-moi, Nathaniel. Je comprends, sûrement, que tu ai été dégoûté. Dégoûté par Mathias trop fin, Mathias tâché, Mathias amoureux. Mérite-t-il la moindre preuve d'amour ? Dis-moi, Albain, est-ce que je mérite d'être aimé ? J'aime sans retour jusqu'à ne plus avoir de goutte de lumière, et le vide l'emporte. Je t'aime une dernière fois, Nathaniel, et je t'oublie. Débarrassons-nous l'un de l'autre comme un abandonne un rêve, en en effaçant les derniers soupirs.

Mon ventre se tord, j'ai faim. Le bruissement des draps est comme un écho qui agite quelque chose dans ma mémoire. Dehors, il fait jour. Le soleil enlace le monde et le rempli de chaleur. Je me sens froid. Alors ma peau nue s'approche de la fenêtre et s'étale sous les rayons. Je me sens chaud. Je disparais dans mon sweat trop grand, et mes pieds frôlent les marches de l'escalier, me traînent jusque dans la cuisine. Je me suis endormi sans manger, hier, et la réalité, celle de mon corps qui vit, me rattrape. L'horloge annonce midi et demie, je verse dans un bol une quantité de céréales à faire pâlir n'importe qui. Lentement, je remonte dans ma chambre. Ma mère n'est pas là. Alors, je m'attable à mon bureau, allume mon téléphone et dévore ce repas tout sauf équilibré en enchaînant les vidéos sur YouTube. Vu de loin, on me prendrait pour un adolescent de dix-sept ans tout à fait normal, le genre d'adolescent qui sort avec ses potes, sourit, et peut-être, parfois, vit des relations amoureuses. De réelles relations amoureuses. Je ricane nerveusement, je suis tellement différent, c'est étouffant. YouTube m'ennuie, mais je n'ai rien d'autre. Plus que Baudelaire et Rimbaud pour me tenir compagnie. Les réseaux, je les ai quittés en même temps que la pluie de messages et de haine s'est abattu sur moi, l'an dernier. Quel été magnifique j'ai passé, isolé, isolé jusqu'à n'en plus pouvoir. Mon cœur bat fort, oublie tout ça, Mathias. Maintenant, tourne la page. Vis un peu pour toi-même. Les autres, ça prend trop d'énergie. Non, non, j'ai trop vécu pour moi-même, je veux vivre avec les autres. Laisse-toi vivre avec les autres, Mathias. « Phobie sociale », en entendant ça n'importe qui hausse un sourcil. Tout le monde voit ce que c'est, mais si peu le vivent vraiment. Dis-moi, est-ce que je vis vraiment ? Je débarrasse mon repas trop sucré qui me reste dans la gorge, et je pense. Je pense trop, paraît-il. C'est quoi, trop penser ? Où se situe la limite ? On ne me l'a jamais montrée, je crois que je me suis tant avancé derrière elle qu'elle a déjà disparu à l'horizon, lorsque je me retourne et tente de l'apercevoir dans les bribes des mémoire. Et voilà, à nouveau, je pense, pense à en noyer la spontanéité de l'enfance. Je ne suis plus un enfant, je crois. Est-ce vrai ? Je suis Mathias, c'est tout.

J'allume l'écran de mon téléphone, sur lequel je me suis habitué à ne rien recevoir. Au hasard, je lance une musique, priant pour que ça soit une musique que j'aime réellement et pas une que j'ai ajoutée pour tenter d'incruster de force les goûts des autres dans ma tête. Puis, j'attends. J'attends que quelque chose arrive. Albain, la motivation, n'importe quoi. Mon cœur bat lentement et fort. Je crois que je suis encore fatigué. Je devrais me reprendre en main, je crois. Ou peut-être que je ne crois plus rien du tout. Mes étoiles clignotent et un morceau de Chopin résonne dans ma chambre. J'ai envie de retourner dans l'eau. Mais je doute que ça plairait à ma mère. Quoiqu'il advienne, je veux bouger, bouger, bouger d'ici, j'étouffe. Alors, je me lève, prends quelques affaires qui étaient restées pendues à ma fenêtre, et commence ma route vers la piscine. Ma génitrice n'en saura rien, n'est-ce pas ? Je m'ennuie, ici, mon monde m'ennuie, mais il s'est tant fermé aux autres qu'il me serre en silence en observant de loin ce qu'il aurait pu être. Alors, continuons, quelques secondes, la valse calme de l'eau, le temps qu'une infinité passe et que Mathias réapprenne à vivre.

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